Le Monde - 08.03.2020 - 09.03.2020

(Marcin) #1

12 |france DIMANCHE 8 ­ LUNDI 9 MARS 2020


0123


Les féministes


galvanisées


par les Césars


Les associations féministes


veulent faire du 8 mars une


journée de mobilisation forte,


après la polémique provoquée par


la récompense de Roman Polanski


E


t maintenant, que
fait­on? » Il est mi­
nuit passé, vendredi
28 février, et Roman
Polanski vient d’être
sacré meilleur réali­
sateur par l’académie des Césars.
Pour les féministes, l’heure est à la
sidération. « Le 8 mars est proche,
ils vont nous entendre », prévient
Sophie Tissier, militante « gilets
jaunes » collée contre les grilles de
protection installées devant le ta­
pis rouge. Pour les collectifs fémi­
nistes, ce César de la meilleure
réalisation, assentiment confra­
ternel du cinéma français à un
homme accusé de viols et d’agres­
sions sexuelles par plusieurs fem­
mes, marque un « avant/après ».
Avec cette consécration, la colère
des féministes s’est doublée d’une
détermination tenace, faisant du
8 mars une échéance inédite. En
cela, la semaine écoulée est venue
catalyser une parole bouillon­
nante, lui donnant une issue dans
les rues dimanche, où les diffé­
rents collectifs féministes s’atten­
dent à une mobilisation sans pa­
reille pour la Journée internatio­
nale des droits des femmes.
« La colère ne date pas d’hier »,
précise Céline Piques, porte­pa­
role d’Osez le féminisme, rappe­
lant les mobilisations organisées
contre le réalisateur ces dernières

années, notamment en jan­
vier 2017 contre sa désignation
comme président des Césars. « A
l’époque, les prises de position
étaient difficiles, on nous accusait
de censure », se souvient la mili­
tante, selon qui cette 45e cérémo­
nie marque un tournant dans
« l’écoute de la parole féministe ».
Une parole qui a déferlé sur les
groupes de messageries militants
ou sur les réseaux sociaux. De­
vant la salle Pleyel et même à l’in­
térieur. Partout. Des milliers de
femmes ont dit leur « honte » face
à cette « ignominie ». « Après une
cérémonie pénible, marquée par
un entre­soi insupportable et une
absence de discours politique, j’ai
ressenti une grande rage », confie
Anne Leclerc, 63 ans, syndicaliste
et militante au sein du collectif
On arrête toutes.

« VIEUX FOUS »
A l’unisson, les féministes décri­
vent cette remise de prix comme
« un point de bascule », projetant
une lumière crue sur « l’impunité
du cinéma français ». Une impu­
nité qui a pris corps, dès la sortie
de la cérémonie, dans les propos
de plusieurs célébrités, dont
l’actrice Fanny Ardant, amie du
cinéaste, qui s’est dite « très
heureuse pour lui ». A ses côtés,
Nicolas Bedos a ajouté, non sans

sarcasme : « Je tais ma voix de
mâle blanc dominant. »
Venant ajouter de la colère à la
colère, ces propos semblent avoir
galvanisé les militantes. « Ils ne
nous feront plus taire ces vieux
fous, ce monde réactionnaire qui
se meurt, et dont on ne veut plus »,
commente l’une d’entre elles sur
un groupe de messagerie fémi­
niste, préférant citer « les alliés ».
Adèle Haenel en premier lieu, qui
a quitté la cérémonie lors de la
consécration de Roman Polanski.
Mais aussi Aïssa Maïga, qui a re­
joint les militantes devant la Salle
Pleyel, après avoir dénoncé dans
son discours le racisme dans le ci­
néma. Si peu de voix masculines
se sont faites entendre, celle de
Swann Arlaud a ravi les féminis­
tes, en jugeant « assez incompré­
hensible » le choix des Césars.
Le lendemain de la cérémonie,
les hashtags #quittonslasalle et

#jesuisunevictime émergent sur
Twitter. A l’appel de #Noustou­
tes, la page Facebook de l’acadé­
mie est envahie de messages in­
dignés. En une journée, le mot­clé
#haenel est le plus commenté en
France sur Twitter, générant près
de 200 000 messages. L’image de
l’actrice quittant la salle est re­
prise partout, détournée, dessi­
née, commentée. « Ce qu’on re­
tiendra de cette cérémonie, ce n’est
même pas le César qu’a reçu
Roman Polanski, mais c’est Adèle
Haenel qui se lève », commente
Caroline De Haas, dont le collectif
#Noustoutes a publié un com­
muniqué, dénonçant « ce vieux
monde » qui « n’a pas pris cons­
cience de l’ampleur des violences
sexuelles en son sein ».
Qu’importent les commentai­
res soutenant Roman Polanski,
qu’ils viennent d’un directeur de
casting promettant « une bonne

omerta de carrière morte bien
méritée », d’un acteur sexagé­
naire considérant qu’« on ne part
pas au milieu d’une cérémonie »,
ou d’une actrice renommée, re­
grettant « un lynchage », en citant
l’écrivain William Faulkner. Les
féministes préfèrent retenir la
plume acerbe de Virginie Des­

pentes, dont les mots parus dans
Libération deux jours après la cé­
rémonie des Césars, sont repris
massivement sur les réseaux :
« On se lève et on se casse. »
Durant le week­end, les militan­
tes sont inondées de messages.
« On n’avait jamais vu ça », assure
Caroline De Haas, qui a profité de
cette dynamique collective pour
reprendre la parole sur Twitter,
après avoir été harcelée en ligne.
« Nous avons reçu beaucoup de té­
moignages de victimes de pédocri­
minalité pour qui ce prix a été un
choc », confie Chloé Madesta,
26 ans, « colleuse » contre les fémi­
nicides, évoquant des récits de cri­
ses d’angoisse, de larmes, et d’en­
vie de vomir − « Quelque chose de
viscéral s’est passé dans le corps de
nombreuses victimes ce soir­là. »
Sous le hashtag #jesuisvictime,
plusieurs centaines de femmes
ont raconté des agressions, viols,

« Je place beaucoup d’espoir dans les jeunes générations »


Danielle Bousquet, présidente de la Fédération nationale des centres d’information sur les droits des femmes, raconte la lutte féministe


ENTRETIEN


A


ncienne députée socia­
liste, ancienne prési­
dente du Haut Conseil à
l’égalité entre les femmes et les
hommes, Danielle Bousquet
vient de prendre la tête de la Fédé­
ration nationale des centres d’in­
formation sur les droits des fem­
mes et des familles. A l’occasion
du 8 mars, Journée internationale
des droits des femmes, celle qui a
aussi dirigé l’ouvrage Le Fémi­
nisme pour les nul(le)s (éditions
First, 2019) évoque les combats
féministes d’hier et de demain.

Quelles sont, selon vous, les
avancées marquantes dans l’his­
toire des droits des femmes?
Je crois déjà qu’on peut se ré­
jouir de l’existence d’une Journée
internationale des droits des fem­
mes. Les choses ont beaucoup
progressé depuis la Révolution,
qui fut un rendez­vous raté pour
les femmes. On oublie souvent
que, dès cette époque, les femmes
ont manifesté leur volonté d’être
des citoyennes à part entière en
demandant le droit de vote.

Mais quand on parle du suffrage
universel, il faut rappeler que,
jusqu’en 1944, il s’agissait d’un
non­suffrage pour la moitié de la
population! Il aura fallu 65 pro­
positions de loi pour y arriver.
Puis vinrent les revendications
d’autonomie des années 1950­
1970, incarnées par le slogan
« Mon corps m’appartient » et qui
ont abouti à 1967 [loi Neuwirth,
qui autorise la contraception] et
1975 [loi Veil, qui dépénalise l’IVG],
deux victoires importantes.
Avant cette maîtrise de la contra­
ception, les femmes ne pouvaient
envisager d’avoir une quelconque
vie personnelle. Leur existence
tout entière était rythmée par les
grossesses et les enfants.
Ensuite, des années 1970 à la fin
du XXe siècle, les combats féminis­
tes ont tourné autour de la lutte
contre toutes les formes de violen­
ces : conjugales, viol, harcèle­
ment... C’est la phase d’institu­
tionnalisation, la mise en œuvre
de politiques publiques pour lut­
ter contre les violences qui sortent
du cadre privé. Enfin, depuis le dé­
but du XXIe siècle, on assiste à une
explosion de nouvelles formes de

luttes féministes, avec la création
d’un grand nombre de petites as­
sociations, de mouvements acti­
vistes. L’utilisation d’Internet et
des réseaux sociaux a permis de
mettre sur la place publique des
revendications anciennes et
nouvelles. Je place beaucoup d’es­
poir dans les jeunes générations.

Vous évoquez les combats
autour du corps des femmes.
Le droit à l’interruption volon­
taire de grossesse (IVG), mis à
mal dans plusieurs pays euro­
péens, vous semble­t­il acquis?
Je crois qu’en France le droit
d’accès à l’IVG est globalement ac­
quis partout. C’est un acte désor­
mais admis, puisqu’une femme
sur trois aura recours à une IVG au
cours de sa vie. La difficulté porte
sur l’effectivité de ce droit, et sur le
fait que l’accès n’est pas identique
sur l’ensemble du territoire.
Résultat : certaines femmes ont
du mal à y recourir dans le délai de
douze semaines prévu par la loi.

Quels sont les combats
prioritaires?
Ce qui structure de longue date

l’ordre social en France, ce sont les
inégalités entre les hommes et les
femmes. Dire cela n’est pas une
posture idéologique. Dans notre
pays, 80 % des personnes précai­
res sont des femmes, l’écart
moyen des salaires entre femmes
et hommes est de 24 %, 75 % des
tâches domestiques et familiales
sont effectuées par les femmes,
200 000 femmes sont victimes de
violences conjugales chaque an­
née, 80 000 de viols... Bien que le
sujet soit très souvent évoqué, que
des lois aient été votées, les inéga­
lités n’ont pas disparu. On con­
fond l’égalité réelle et l’égalité for­
melle. Il y a des lois sur l’égalité sa­
lariale, mais elles ne sont pas ap­
pliquées et ne prévoient aucune
sanction, donc rien ne change.
La lutte contre les inégalités
professionnelles et le combat
pour le partage des tâches ména­
gères, qui sont liés, me semblent
très importants. Aujourd’hui en­
core, le simple fait que les femmes
soient susceptibles d’avoir des
enfants fait qu’elles ne connais­
sent pas les mêmes carrières, les
mêmes salaires et les mêmes évo­
lutions que les hommes. Aucune

femme ne dirige un groupe du
CAC 40, c’est assez significatif.

Le Grenelle contre les violen­
ces conjugales a fait émerger
cette problématique. Les
mesures annoncées vous
semblent­elles suffisantes?
En France, en 2018, le budget
affecté à la lutte contre les violen­
ces conjugales s’élevait à
80 000 euros. La même année, le
rapport du Haut Conseil à l’égalité
évaluait à 500 000 euros le budget
minimum nécessaire pour
accompagner les femmes victi­
mes de violences qui avaient porté
plainte. On est loin de faire une
priorité de ces enjeux qui sont
pourtant déterminants. Cela
passe par des moyens financiers,
mais aussi par un investissement
massif dans l’éducation à l’égalité
entre filles et garçons, pour per­
mettre aux jeunes de comprendre
ce qu’est le consentement et le res­
pect. On en parle, on dit qu’on le
fait mais on est loin du compte.
C’est un énorme chantier que
l’Etat doit prendre à bras­le­corps,
il faut une vraie institutionnalisa­
tion avec un budget conséquent.

Pour beaucoup de féministes,
la remise du César de la
meilleure réalisation à Roman
Polanski a été très mal vécue.
Qu’est­ce que cela traduit?
Dans l’esprit de chacun, le
monde des arts et de la culture est
vu comme un milieu ouvert et
évolué. En réalité c’est un secteur
misogyne, tenu par des hommes
et où règne un système de coopta­
tion qui éloigne les femmes des
postes de pouvoir. C’était assez
frappant de voir, au moment de
#metoo, que peu de personnali­
tés des milieux culturels se sont
exprimées, à la différence des
Etats­Unis d’où sont partis, juste­
ment, les témoignages. Depuis
un an ou deux, des artistes ont
commencé à parler et on les a
écoutées, mais c’est encore assez
timide. Une partie de ce monde
assez sclérosé continue à vivre
comme avant. Je comprends par­
faitement que ça ait été insuppor­
table pour Adèle Haenel (qui a
quitté la cérémonie des Césars
après que Roman Polanski a reçu
une récompense) et d’autres.
propos recueillis par
solène cordier

J O U R N É E D E S D R O I T S D E S F E M M E S


« APRÈS UNE CÉRÉMONIE 


PÉNIBLE, MARQUÉE 


PAR UNE ABSENCE 


DE DISCOURS POLITIQUE, 


J’AI RESSENTI UNE 


GRANDE RAGE »
ANNE LECLERC
militante au sein du collectif
On arrête toutes
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