Le Monde - 08.03.2020 - 09.03.2020

(Marcin) #1

0123
DIMANCHE 8 ­ LUNDI 9 MARS 2020 france| 13


Retraites : la voix des


femmes résonne dans


le mouvement social


Les militantes ont réussi à faire valoir


leurs revendications contre la réforme de l’exécutif


L


eur chanson résonne
désormais dans toute la
France. Dans la foule des
anonymes qui défilent contre la
réforme des retraites, impossi­
ble de rater les « Rosies » – une
référence à « Rosie la rive­
teuse », l’emblème de la lutte
pour l’égalité professionnelle.
Bleu de travail, gants jaunes et
bandana rouge, elles étaient
encore là, mardi 3 mars, à
l’heure où le gouvernement
s’apprêtait à recourir au 49.
pour faire adopter sans vote le
volet ordinaire du projet de loi à
l’Assemblée nationale. A l’om­
bre des ailes noires de faux
vautours symbolisant les
gestionnaires d’actifs comme
BlackRock, les voilà qui enton­
nent A cause de Macron, une
version parodique d’A cause des
garçons, un tube de 1987.
Tout est parti d’une vidéo de
l’association Attac, imaginée
pendant les vacances de Noël.
Quelques jours plus tôt, le 11 dé­
cembre 2019, lors de la présenta­
tion de la réforme au Conseil
économique, environnemental
et social, le premier ministre,
Edouard Philippe, avait lancé :
« Les femmes seront les grandes
gagnantes du système univer­
sel. » Et de vanter une majoration
en points de 5 % accordée aux
parents et ce « dès le premier en­
fant », des pensions de réversion
améliorées ou encore l’abaisse­
ment de l’âge d’annulation de la
décote pour une retraite à taux
plein de « deux à trois ans » pour
celles actuellement obligées
d’attendre 67 ans pour obtenir
une pension complète.

« Du baume au cœur »
Cette communication a fait
bondir un certain nombre de
féministes. Dans la foulée, à Pa­
ris, un meeting est organisé à la
Maison des métallos, à l’initia­
tive de la députée « insoumise »
Clémentine Autain. « La ré­
forme fragilise les dispositifs cor­
rectifs qui existent aujourd’hui,
comme les majorations pour en­
fants ou les pensions de réver­
sion, dénonce Sophie Binet
(CGT). Avec le calcul sur toute la
carrière, les années de temps
partiel ou d’interruption pour
enfant se paieront cash. »
Attac prend le relais pendant
la trêve des confiseurs avec son
clip et décide de le décliner dans
le défilé parisien à la rentrée,
chorégraphie à l’appui. « Il
s’agissait de donner du baume
au cœur pendant les vacances de
Noël et on s’est dit que face aux
violences policières, il fallait
aussi faire quelque chose dans
les cortèges », raconte sa porte­
parole, Aurélie Trouvé. Du
matériel est mis à disposition

sur le site d’Attac, avec les paro­
les de la chanson et un tutoriel.
Les réseaux sociaux font le
reste. « Ça donne une dimension
festive à nos luttes qui n’enlève
rien au fond politique, considère
Murielle Guilbert (Solidaires).
Ça dynamise des modes d’action
traditionnels qui usent les
militants. »
Au fil des rendez­vous, le
cortège féministe – qui ne
compte pas d’homme – s’étoffe
et se renouvelle. « Je trouve ça
génial, s’enthousiasme Stépha­
nie, une institutrice parisienne
de 42 ans, non syndiquée, croi­
sée le 6 février. On est visibles et
il y a une volonté de s’exprimer et
d’être ensemble par la joie et la
non­violence. »

Fruit de l’histoire
Pour Jean­Marie Pernot, cher­
cheur à l’Institut de recherches
économiques et sociales, cela a
contribué « à féminiser le thème
de la retraite avec une sacrée
inventivité ». « C’est l’une des très
grandes ressources du mouve­
ment social, avance­t­il. On
l’avait déjà vu avec les “gilets jau­
nes”, parmi lesquels les femmes
étaient très présentes. Il y a un
féminisme qui change la dimen­
sion et la couleur de ces mouve­
ments. » Annick Coupé, an­
cienne porte­parole de Solidai­
res et secrétaire générale
d’Attac, parle d’un phénomène
« sans précédent ». « C’est la pre­
mière fois que cette question a
une telle visibilité et que l’enjeu
de l’égalité hommes­femmes est
devenu aussi central », estime
cette militante de longue date.
Un constat dont se félicite
Marlène Schiappa, secrétaire
d’Etat chargée de l’égalité entre
les femmes et les hommes.
« C’est toujours positif quand on
voit des femmes émerger massi­
vement dans le débat public, qui
se font entendre avec un
symbole féministe comme celui
de Rosie la riveteuse, confie­t­
elle au Monde. Mais la forme
masque un peu le fond. Les paro­
les de la chanson, hostiles au
président de la République, res­
tent très vagues : les revendica­
tions ne sont pas formulées. »
Mme Schiappa rappelle égale­
ment que des améliorations ont
été apportées au projet présenté

en décembre 2019, notamment
sur les droits familiaux.
Le cortège féministe est aussi
le fruit de l’histoire. Peu s’en
souviennent, mais le conflit
social de décembre 1995 contre
le plan Juppé a été précédé d’une
marche des femmes le 25 no­
vembre, qui servira de rampe de
lancement. A la surprise géné­
rale, plusieurs dizaines de mil­
liers de personnes défilent à Pa­
ris pour défendre, notamment,
l’effectivité du droit à l’avorte­
ment. Mais les revendications
féministes, encore très peu pré­
sentes dans les syndicats, n’im­
prègnent pas le mouvement so­
cial, dominé à l’époque par les
cheminots – une profession
très masculine.
Si 1997 marque la naissance
des intersyndicales femmes,
une tribune publiée dans
Le Monde en 2003 contre la
réforme des retraites de l’épo­
que, intitulée « Les femmes
continueront à payer le prix
fort! », reste sans écho. Parmi
les signataires, qui regroupent
plusieurs responsables femmes
d’organisations syndicales,
seule Mme Coupé est numéro un.
Ce travail plus ou moins
souterrain finit par infuser
mais il faut attendre 2010, lors­
que Nicolas Sarkozy décide de
reculer l’âge légal de départ en
retraite à 62 ans, pour que la
situation des femmes com­
mence à être prise en compte.
Dix ans plus tard, l’intersyndi­
cale qui réunit la CGT, FO, Soli­
daires et la FSU appelle à se mo­
biliser le 8 mars, Journée inter­
nationale pour les droits des
femmes. Là encore, une pre­
mière de mémoire militante.
Entre­temps, la question des
violences sexistes et sexuelles
s’est imposée dans le débat pu­
blic, imprégnant les organisa­
tions de salariés. #metoo et
#noustoutes ont fait leur appa­
rition. « Une nouvelle généra­
tion de féministes a émergé mais
plus sensibles aux questions
sociétales qu’à celles du travail,
avance Rachel Silvera, maîtresse
de conférence à Paris­Nanterre.
Là, j’ai le sentiment qu’il y a une
remobilisation féministe autour
d’enjeux sociaux. »
Résultat : cette année, le con­
flit contre la réforme des retrai­
tes influence fortement le ren­
dez­vous du 8 mars baptisé les
« Grandes gagnantes ». Des avo­
cates aux enseignantes en pas­
sant par les aides­soignantes, le
parcours du défilé parisien sera
jalonné par des happenings de
différentes professions à prédo­
minance féminine. Un mouve­
ment de va­et­vient qui nourrit
chacune des dynamiques.
raphaëlle besse desmoulières

LA CGT, FO, SOLIDAIRES 


ET LA FSU APPELLENT


À SE MOBILISER


LE 8 MARS :


UNE PREMIÈRE DE 


MÉMOIRE SYNDICALE


Aux assises de Bobigny,


une femme violée


parce que lesbienne


Son agresseur a été condamné à quinze ans
de prison, le maximum prévu pour un viol

N


idhal Tarhouni a violé
Jeanne (prénom modi­
fié) dans la nuit du 8 oc­
tobre 2017, ont estimé les six jurés
et les trois magistrats qui compo­
saient la cour d’assises de Seine­
Saint­Denis, à Bobigny. Ils l’ont
condamné, vendredi 6 mars, à
quinze ans de prison, la peine
maximale prévue pour les viols.
Le caractère homophobe de
l’agression n’a pas été retenu.
Considérant que le prévenu « sa­
vait très bien pourquoi elle se refu­
sait : parce qu’elle était lesbienne »,
l’avocate générale Maylis de
Roeck avait demandé au jury
d’« avoir le courage de mettre des
mots sur les choses » : « 4 % des
femmes hétérosexuelles disent
avoir été victimes de viol, contre
10 % des femmes lesbiennes. On ne
peut pas faire semblant de ne pas
comprendre. »
Ce 8 octobre 2017, deux inconnus
se rencontrent place de la Républi­
que, à Paris. Il est 3 heures et
demie. Un jeune homme qui dit se
prénommer Karim aborde Jeanne,
qui est avec l’une de ses amies. Ils
passent quelques heures dehors.
Karim et Jeanne se plaisent. « Il
met son bras autour de moi et je lui
dis que je suis lesbienne, a raconté
Jeanne, 34 ans, au premier jour du
procès. Il remet son bras. Je pose
ma tête, il y a quelque chose en moi
qui lâche, je me sens en sécurité. »

« Je me souviens de la douleur »
Cette nuit­là, ils rentrent ensem­
ble chez la jeune femme à Saint­
Ouen (Seine­Saint­Denis). Jeanne
répète ce qu’elle a maintenu tout
au long de l’enquête : elle a bien
envisagé d’avoir une relation
sexuelle avec Karim. Mais après
des tentatives douloureuses, elle
lui demande d’arrêter. Jeanne voit
alors le regard de l’homme chan­
ger : « Ah, tu kiffes les meufs, je vais
te faire kiffer. »
Il l’étrangle. Le viol commence.
« Les viols », relève Christophe
Petiteau, le président de la cour.
Des pénétrations digitales,
péniennes, anales ; des fellations ;
des coups. « Je me souviens de la
douleur (...) Je me suis dit que j’al­
lais mourir de cette douleur », a
décrit Jeanne, qui tente trois fois
de s’échapper. En partant,
l’homme lui dérobe une cheva­
lière et sa carte bancaire.
Les faits ont été commis entre
6 h 35 et 8 h 10. Une heure et de­
mie. Le légiste relèvera de « très
nombreuses plaies sur l’ensemble
du corps », « une perforation du
tympan », une « plaie sanguino­
lente » au niveau de la vulve et des
fissures anales : vingt jours d’in­
capacité totale de travail.
« J’ai juste besoin qu’on dise qu’il
n’avait pas le droit de me faire ça
(...) Je ne vois pas pourquoi on
ferait ça en cachette », a­t­elle dit,
la voix étranglée, pour expliquer
pourquoi elle avait finalement
préféré l’épreuve du procès public
au huis clos. On l’a vue, recroque­
villée, dos au prévenu. On l’a vue
se redresser au fil des heures, et le
deuxième jour, tourner le visage
vers la droite pour enfin poser un
regard sur lui. On l’a vue s’effon­
drer aux premières secondes de
son témoignage et accepter une
chaise tant ses jambes ne la soute­
naient plus. On l’a entendue
étouffer un cri quand l’avocat de
la défense s’est autorisé cette
remarque : « Nous aussi on a pris
plaisir à vous entendre », en réfé­
rence au courrier d’une experte
soulignant « avoir pris plaisir à
mener l’expertise » (de la victime),
tant elle s’était montrée pleine
d’intelligence.
On a vu les larmes rouler sur
tous leurs visages, quand elle et
ses amies se sont levées comme
une seule femme et ont quitté la

salle d’audience, figée par ce cri.
La psychologue clinicienne a
évoqué un « traumatisme compa­
rable à celui des anciens combat­
tants ». « C’est une victime
complète », a déclaré à la cour le
légiste. Au terme de deux semai­
nes d’enquête, Karim, confondu
par son ADN et des images de
vidéosurveillance, était interpellé
à Hérouville­Saint­Clair (Calva­
dos), où il vivait avec sa compa­
gne. Les mains croisées sur son
ventre, cette jeune femme af­
firme d’une voix basse : « Je n’y
crois pas, c’est tout. » Elle raconte
que Nidhal Tarhouni vit à ses cro­
chets et passe ses soirées au PMU.
« Vous avez expliqué avoir été vio­
lée en 2013 », relève le président.
Elle fond en larmes et précise que
« Nidhal était au courant ». Le
président poursuit : « Il n’a jamais
été violent? » Elle admet « juste
une claque ». Elle ajoute : « Pour
moi, ça n’est pas ça être violent. »
Nidhal Tarhouni, 24 ans, pâle
dans son blouson noir, a gardé le
regard absent, comme cram­
ponné à un point invisible. Né
en 1995 en Libye, il a grandi à
Zarzis, en Tunisie. Il a 15 ans
quand il part pour l’Europe, après
la chute de Ben Ali. Recueilli par
un oncle, il est ensuite placé en
foyer. Adulte, il est plusieurs fois
incarcéré pour trafic de drogue et
vol avec violences. L’expertise de
sa personnalité mentionne sa
« complaisance narcissique » et
son « relatif manque d’empathie ».

« Etranglée, cognée, frappée »
Nidhal Tarhouni n’a reconnu que
les vols. Le viol? C’est elle qui était
excitée, pas lui. Les sodomies?
Son pénis a « malencontreuse­
ment glissé dans l’anus » de sa
victime. Les traces de strangula­
tion? Il a suggéré qu’elles avaient
été provoquées par ses caresses.
« Les caresses, monsieur, ça ne fait
pas de bleus », l’a repris le prési­
dent. L’homophobie? Il ne savait
pas que Jeanne était lesbienne,
affirme­t­il après avoir déclaré
devant les policiers et le juge d’ins­
truction avoir été « doux » avec elle
« parce qu’elle n’avait pas l’habi­
tude des hommes ».
« Jeanne, elle est lesbienne.
Jeanne, elle a crié non (...) C’est pour
cette raison que Jeanne a été étran­
glée, cognée, frappée », a plaidé
l’avocat Stéphane Maugendre.
« Bien sûr qu’il savait. Il a dit à un
ami : “Je suis avec deux lesbiennes,
elles sont chaudes” », a insisté
l’avocate générale, qui a cité trois
fois King Kong Théorie, l’essai
féministe de Virginie Despentes
(2006, Grasset), et évoqué le pro­
cès d’Aix­en­Provence, en 1978,
quand Gisèle Halimi avait dé­
fendu deux femmes violées
« parce qu’elles étaient lesbiennes ».
Le 8 octobre 2017, après le départ
de Karim, Jeanne a appelé une
amie. Cette dernière lui a dit de re­
mettre ses vêtements, de ne tou­
cher à rien, de ne pas se laver et l’a
conduite au commissariat. Pour­
quoi avoir appelé cette amie­là ?, a
demandé le président. « Parce
qu’elle a été violée », a répondu
Jeanne. L’auditoire a sans doute
songé : dans cette salle, au moins
trois femmes ont été violées.
zineb dryef

« Jeanne, elle est
lesbienne,
elle a crié non.
C’est pour cette
raison que Jeanne
a été frappée »
STÉPHANE MAUGENDRE
avocat

ou calvaires endurés. Des témoi­
gnages qui font écho à l’enquête
publiée quelques jours plus tard
par #Noustoutes : neuf femmes
sur dix disent avoir fait l’expé­
rience d’une pression pour avoir
un rapport sexuel. Et dans 88 %
des cas, c’est arrivé plusieurs fois,
selon l’appel à témoignages rem­
pli par plus de 100 000 personnes.
Au­delà de cette libération de la
parole − d’une ampleur similaire à
celle constatée au début du mou­
vement « metoo » avec le hashtag
#balancetonporc −, les femmes
semblent déterminer à agir.
#Noustoutes a réuni le dimanche
soir près de 500 femmes pour col­
ler dans les rues de Paris. Les « col­
leuses », elles, ont organisé cha­
que soir des actions, regroupant
une centaine de femmes, soit
deux fois plus qu’à l’accoutumée.
« Certaines n’auraient jamais
pensé faire ça il y a encore quelques
mois », insiste Chloé Modesta.

« CRIER TRÈS FORT »
« C’est le même corps qui viole et
qui filme », « Récompenser Po­
lanski, c’est cracher à la figure de
toutes les victimes », sont venus
décorer les façades de lieux sym­
boliques, comme l’Ecole natio­
nale supérieure des métiers de
l’image et du son (La Femis), la
salle Pleyel et de nombreux ciné­
mas. A ces slogans s’ajouteront
bientôt ceux préparés pour le
8 mars : « Moins de patriarcat,
plus d’Aïssa Maïga », « Contre le
patriarcat, riposte féministe ».
Une « minute de colère », durant
laquelle les femmes pourront
« crier très fort », sera également
organisée dimanche.
Si les violences sexistes et
sexuelles seront des thématiques
centrales de ce 8 mars, les fémi­
nistes annoncent qu’elles se mo­
bilisent aussi contre la précarité
des femmes, rappelant que cette
semaine a aussi été marquée par
le recours de l’article 49.3 pour
faire adopter sans vote la réforme
des retraites. « Violences obstétri­
cales, famille monoparentale,
droit à la PMA pour toutes, violen­
ces dans l’espace public », seront
autant de revendications portées
par les militantes. Camille Lex­
tray, 23 ans, membre du collectif
des colleuses à Paris, prévient :
« Avec tout ça, nous allons envahir
les rues pour longtemps. »
cécile bouanchaud

Chorégraphie des
« Rosies » lors d’une
manifestation contre
la réforme des retraites,
à Paris, le 24 janvier.
LIONEL BONAVENTURE/AFP
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