Le Monde - 08.03.2020 - 09.03.2020

(Marcin) #1
0123
DIMANCHE 8 ­ LUNDI 9 MARS 2020

ÉCONOMIE  &  ENTREPRISE


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Londres fait 


face à la 


flambée de 


l’immobilier


En dépit des craintes liées au


Brexit, la « gentrification » de la


ville suscite une crise du logement


londres ­ correspondante

L


es cyclistes par dizaines, la
densité des bars branchés
et des magasins bio croi­
sés ne trompent pas : situé
juste au nord de la City, Hackney
fait partie de ces districts londo­
niens désormais en bonne partie
« gentrifiés ». On y compte encore
de vastes complexes de logements
sociaux, mais le sud, Hoxton, et le
quartier autour de De Beauvoir
Road ont été colonisés par les fa­
milles à haut revenu.
C’est justement le long de De
Beauvoir Road, dans une ancienne
bibliothèque reconvertie en cen­
tre culturel que, mardi 3 mars,
Sadiq Khan a choisi de lancer sa
campagne de réélection à la mai­
rie de Londres – le scrutin a lieu le
7 mai. Le travailliste, maire de la ca­
pitale britannique depuis 2016,
veut la mener sur le thème du lo­
gement. Avec la criminalité en
forte hausse, la quasi­absence
d’habitats abordables est l’une des
toutes premières préoccupations
des Londoniens.
Jurant qu’à sa prise de poste, il
avait trouvé « le pipeline » des mi­
ses en chantier de logements so­
ciaux « vide », parce que Boris

Johnson (son prédécesseur à la
mairie) aurait « préféré favoriser la
construction de résidences de
luxe », Sadiq Khan a fait une propo­
sition­choc : « Je veux faire de ces
élections un référendum sur l’enca­
drement des loyers. »
L’idée n’est pas nouvelle dans le
camp travailliste : elle figurait en­
core dans leur programme de
campagne pour les élections géné­
rales de décembre 2019, qui suggé­
rait d’indexer les hausses de loyers
sur l’inflation. Mais les gouverne­
ments conservateurs successifs
s’y sont jusqu’à présent opposés,
considérant que la libéralisation
totale du secteur dans les années
1980 (la loi Housing Act de 1988)
ne doit pas être remise en cause.

Manque d’habitat social
M. Johnson a en revanche pro­
posé l’abrogation de la clause 21
de l’Housing Act, autorisant un
bailleur à mettre fin à un bail sans
justification, au­delà d’une pé­
riode garantie dans le contrat de
location (en général un an). Une
disposition particulièrement
dure pour les locataires, risquant
de se retrouver sans toit du jour
au lendemain. Mais, pour l’heure,
le gouvernement en est toujours

aux consultations, aucun projet
de loi n’a encore été présenté à la
Chambre des communes.
Personne ne nie la profondeur
de la crise du logement à Londres.
La mégapole (près de 9 millions
d’habitants) reste une des plus
coûteuses au monde. La démo­

graphie y est pour beaucoup – en­
tre 2006 et 2016, la population a
crû de 17 %, rappelle la London
School of Economics (LSE),
dans son étude A Sustainable
Increase in London’s Housing de


  1. La spéculation immobilière
    a fait le reste. Londres compte


2,4 millions de locataires dans le
privé, consacrant en moyenne
43 % de leurs revenus à leur loyer.
Dans le cas des 20­29 ans, 53 % de
leur salaire y passe, selon une
étude PwC.
Les loyers ont grimpé de 30 %
depuis 2010. Même chose pour

Quand le logement social profite de la vague Airbnb


Le marché de la commercialité, liée au changement d’usage des locaux, bénéficie aux bailleurs sociaux qui utilisent cette manne pour investir


L


es bailleurs sociaux facilitent
le développement d’Airbnb et
participent à la spéculation
immobilière en vendant des droits
de commercialité », accusait, le
31 janvier, Danielle Simonnet, des
Insoumis, lors du débat entre can­
didats à la Mairie de Paris organisé
par la Fondation Abbé Pierre sur la
politique du logement.
Une critique réitérée depuis.
Mme Simonnet évoque le marché
étroit mais lucratif des droits de
commercialité liés aux change­
ments d’usage des locaux com­
merciaux parisiens, dont les
bailleurs sociaux sont, en effet, les

premiers bénéficiaires... mais
pour créer du logement social,
voire très social.
Dans un but de protection du lo­
gement, la Ville de Paris et d’autres
ont mis en place un régime d’auto­
risation préalable à toute transfor­
mation de logements en bureaux,
hôtel, commerce voire location
touristique de courte durée. Pour
obtenir l’autorisation de change­
ment d’usage, les demandeurs
doivent compenser les mètres car­
rés perdus de logement en en
créant ailleurs. Ainsi, 1 mètre carré
de bureau créé dans un ancien lo­
gement doit être compensé par

1 mètre carré d’habitation, voire
2 m^2 , dans les secteurs dits « de
compensation renforcée » définis
par chaque ville.

Un marché de la compensation
« Les deux opérations, conversion
et compensation, doivent être con­
comitantes, et la compensation
doit être totalement ou partielle­
ment réalisée dans le même arron­
dissement voire, s’il s’agit de loca­
tion touristique, dans le même
quartier », prévient Jean­Philippe
Duchêne, gérant de la société Wise
Dôme, l’un des six intermédiaires
spécialisés de la capitale.

De ces règles est né un marché de
la compensation qui profite aux
constructeurs, donc aux bailleurs
sociaux : à l’occasion de leurs
chantiers de transformation en lo­
gements sociaux, ils peuvent
vendre la commercialité des loge­
ments créés à ceux qui, dans le
même quartier et le même temps,
se livrent à l’opération inverse. A
Paris, le prix de ce droit de com­
mercialité varie de 400 à
5 000 euros le mètre carré.
De 2010 à 2019, 612 opérations de
ce type ont donné lieu à la cession
de la commercialité de 142 000 m^2
de logements recréés. 53 % sont le

fait des bailleurs sociaux. La Régie
immobilière de la Ville de Paris
(RIVP) est le principal animateur
de ce marché. Entre 2008 et 2019,
elle a cédé 44 000 m^2 de droit de
commercialité au prix moyen uni­
taire de 1 560 euros, ce qui lui a rap­
porté 68,9 millions d’euros.
« Oui, les organismes HLM récu­
pèrent ces droits, mais ils sont im­
médiatement réinvestis dans le lo­
gement social », plaide Stéphane
Dauphin, directeur général de Pa­
ris Habitat qui a, lui, entre 2014 et
2019, réalisé 73 cessions de ce type,
soit un total de 11 000 mètres car­
rés, générant une recette 19,2 mil­

lions d’euros. « Cela nous a permis
de disposer de fonds propres pour
construire 900 logements so­
ciaux », se félicite M. Dauphin.
Seule une petite partie de ces
droits (9 % des mètres carrés et 4 %
des recettes) compensait la créa­
tion de locations touristiques qui,
à la RIVP, représentait 8 % des
droits cédés. Au final, le bilan de la
compensation de commercialité,
à Paris, est favorable à l’habitation
avec un solde positif de
38 000 mètres carrés, soit environ
880 logements de plus pour les Pa­
risiens.
isabelle rey­lefebvre

Une vue de Londres, le 28 août 2019. PA PHOTOS/ABACA

les prix à l’achat. Ces derniers ont
bien stagné à partir de 2017, pour
cause d’incertitude liée au Brexit,
mais ils n’ont pas flanché.
En 2019, par exemple, les prix ont
encore augmenté de 1,4 % dans le
quartier ultrachic de Notting Hill
(ouest de la capitale), selon
l’agence Savills. Une maison de
cinq chambres s’y négocie autour
de 6 millions de livres (6,9 mil­
lions d’euros), les F1 partent à
500 000 livres, soit 575 000 euros.
Et dans la foulée des élections de
décembre (apportant enfin de la
clarté sur le Brexit), les transac­
tions dans le centre ont bondi de
27 %, selon le site spécialisé
LonRes. Un milliardaire chinois,
Cheung Chung Kiu, a même fait
une offre colossale, début janvier,
pour acquérir l’ancienne rési­
dence du premier ministre liba­
nais Rafic Hariri, face à Hyde
Park : 210 millions de livres, un re­
cord absolu au Royaume­Uni.
Quant au manque de logements
sociaux, il est persistant, et vaut
pour tout le pays. Rareté des mi­
ses en chantier, opérations de ra­
chat des appartements par les oc­
cupants limitant le parc disponi­
ble... A Hackney, par exemple, à en
croire le conseil du district,
13 000 foyers figurent sur la liste
d’attente pour un habitat social,
et plus de 3 000 familles vivent
dans des logements d’urgence.
L’équipe municipale actuelle
s’est félicitée, en 2019, d’avoir mis
en chantier « 14 544 logements
abordables sur l’année 2018­2019,
plus que toutes les autres années
depuis que la mairie a pris le con­
trôle des investissements dans ce
domaine ». M. Khan a aussi pro­
mis « 116 000 logements aborda­
bles » d’ici à 2022. Sa proposition
de contrôle des loyers est­elle
pour autant réaliste? « Non », es­
time Christine Whitehead, spécia­
liste de l’immobilier au LSE, étant
donné qu’il est « très improbable
que le gouvernement conserva­
teur accepte ». Or, le maire de Lon­
dres n’a pas le pouvoir d’instaurer
une telle mesure en l’absence de
loi approuvée à Westminster.
Mme Whitehead estime qu’un
contrôle des loyers « risque de ren­
dre rapidement frileux les promo­
teurs de nouveaux chantiers et va
horrifier les petits propriétaires. La
priorité serait plutôt d’en finir avec
la clause 21 ». « Ne vous laissez pas
berner », a prévenu Shaun Bailey,
le candidat conservateur pour la
mairie de Londres, sur le site
Conservativehome.com, « le con­
trôle des loyers, cela ne marchera
pas ». Le principal concurrent de
M. Khan pour le scrutin de mai
préfère concentrer sa campagne
sur la lutte contre l’épidémie de
crimes au couteau.
cécile ducourtieux

mesure salvatrice contre les excès du
marché ou atteinte à la propriété privée?
Dans la capitale allemande, les avis à
propos du gel des loyers sont très tran­
chés. Mais malgré la polémique, il n’aura
fallu que huit mois pour que ce projet de
loi inédit, porté par la coalition de partis
de gauche qui gouverne Berlin, de­
vienne réalité.
Après son adoption, fin janvier, par le
parlement régional de cette ville­Etat, la
nouvelle loi est entrée en vigueur di­
manche 23 février. Elle s’applique de fa­
çon rétroactive aux loyers à partir du
18 juin 2019, jour de l’annonce du projet
de loi par la mairie : les augmentations
de dernière minute sont donc nulles et
non avenues. Ce dispositif interdit dé­

sormais toute révision des loyers supé­
rieure à l’inflation pour une durée de
cinq ans, sous peine d’amende allant
jusqu’à 500 000 euros.

De rares dérogations
De rares dérogations sont prévues, no­
tamment en cas de travaux de rénova­
tion. Mais là encore, les critères sont très
stricts. Enfin, les loyers sont non seule­
ment gelés, mais aussi plafonnés : la
mairie a défini des seuils à ne pas dépas­
ser. La mesure concerne 1,5 million de
logements dans la capitale, soit la quasi­
totalité du parc locatif privé.
Au bout d’une décennie folle qui a vu
doubler le loyer médian au mètre carré,
la cherté du logement était en passe de

devenir une bombe sociale dans une
ville où 80 % des résidents sont locatai­
res. Après l’échec de précédentes mesu­
res d’encadrement des prix, la mairie
avait donc décidé de frapper un grand
coup. « Le plafonnement des loyers inter­
rompt l’augmentation parfois absurde
des prix sur le marché du logement », s’est
réjouie Katrin Lompscher, ministre du
logement au sein du gouvernement ré­
gional du Land de Berlin. D’après un
sondage publié en novembre 2019, les
Berlinois étaient 71 % à approuver ce dis­
positif draconien.
Les loueurs, eux, ne partagent pas cet
enthousiasme. Le groupe immobilier
Vonovia devra baisser les loyers d’un
tiers des 40 000 appartements qu’il loue

dans la capitale car ils dépassent le pla­
fond, a indiqué son patron, Rolf Buch,
ajoutant que cela induit pour le groupe
une diminution de ses revenus locatifs
de l’ordre de 10 millions d’euros par an.
En conséquence, Vonovia ne rénovera
aucun de ses appartements berlinois
cette année. « Les rénovations énergéti­
ques sont de fait interdites à Berlin », a
grondé M. Buch.
Les propriétaires n’ont pas encore dit
leur dernier mot : trois plaintes contre le
gel des loyers ont d’ores et déjà été dépo­
sées devant la Cour fédérale constitu­
tionnelle, rapportait la chaîne publique
régionale RBB, jeudi 5 mars.
jean­michel hauteville
(berlin, correspondance)

Comment Berlin encadre les loyers pour enrayer leur explosion


Londres compte
2,4 millions de
locataires dans le
privé, consacrant
en moyenne 43 %
de leurs revenus
à leur loyer
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