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GÉOPOLITIQUE
DIMANCHE 8 LUNDI 9 MARS 2020
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mombasa (kenya) envoyée spéciale
L’
homme se tient immobile, le
corps sec, à demi couvert de
vêtements rapiécés, une serin
gue vide plantée dans sa main
droite. Il est 8 heures du matin
dans le squat d’héroïnomanes
de Bombululu, situé dans un quartier popu
laire de Mombasa, à près de 500 km au sud
est de Nairobi, la capitale kényane. Quelques
minutes plus tôt, dans ce terrain vague où pi
corent chèvres et poules, une trentaine d’ha
bitués s’affairaient autour du dealeur, rou
lant une cigarette ou préparant une dose à
s’injecter. L’agitation est retombée au fur et à
mesure que la drogue se diffusait dans les
corps abîmés. « L’héroïne, c’est la fin de la
route, dit Mbarack, 30 ans, en doudoune mal
gré la chaleur. Ta première injection, tu la sens
depuis ton pied jusqu’à ton cerveau. Après, ça
explose dans ton cœur et c’est à l’intérieur de
toi pour toujours. » Le dealeur reviendra cinq,
six, sept fois dans la journée pour satisfaire
leur demande insatiable.
L’héroïne a déferlé sur la région de Mom
basa, deuxième ville du Kenya et premier
port africain sur l’océan Indien, au début des
années 2010. A quelques jets de pierres des
plages paradisiaques et des hôtels « all inclu
sive » fréquentés par les touristes, les squats
comme celui de Bombululu se sont multi
pliés. La drogue se consomme aussi à l’abri
des regards, dans les maisons. La poudre
blanche a harponné une population pauvre,
confrontée au chômage massif et qui se sent
exclue du boom économique de Nairobi, en
particulier les jeunes, par ailleurs courtisés
par les gangs et l’islam radical prôné par la
milice des Chabab présente dans cette région
musulmane frontalière de la Somalie.
Selon la docteure Fatma Jeneby, chargée du
programme drogue à l’hôpital MEWA (fondé
par l’Association pour l’éducation et l’aide so
ciale aux musulmans), une structure locale
qui tente de venir en aide aux héroïnoma
nes, « ont été signalés des cas d’enfants [victi
mes de l’héroïne] dès l’âge de 10 ans, dans les
écoles ». Sur la côte swahilie, la consomma
tion du cannabis et du khat, cette plante
euphorisante de la Corne de l’Afrique, appar
tient à la culture locale, mais « l’héroïne a
changé les règles du jeu », poursuit la jeune
médecin voilée de noir.
Port stratégique millénaire, Mombasa est
désormais une escaleclé sur la route mon
diale de l’héroïne. Pendant longtemps, cette
drogue produite à partir du pavot afghan at
teignait les grands centres de consommation
que sont l’Europe et les EtatsUnis en chemi
nant à travers le ProcheOrient, l’Asie mi
neure, puis l’Europe du Sud via la route dite
« des Balkans ». L’élargissement de l’Union
européenne, la multiplication des contrôles
liés à la crise migratoire, notamment en rai
son du conflit syrien, ont accru les obstacles
pour les trafiquants qui se sont détournés
vers le Sud, imposant la côte estafricaine
comme une alternative.
La tâche prométhéenne de lutter contre ce
fléau revient notamment à l’Espagnol
Amado de Andrés, directeur régional de l’Or
ganisation des Nations unies contre la dro
gue et le crime (ONUDC). Dans son bureau
situé au cœur de l’immense complexe onu
sien de Nairobi, il indique les nouvelles
voies de la drogue sur une carte du
monde qui recouvre un pan de mur.
« Aujourd’hui, expliquetil, entre 130 et 200
tonnes transitent par l’Afrique de l’Est, Mo
zambique inclus », contre 22 tonnes seule
ment en 2013, et sur une production mon
diale d’héroïne totale estimée entre 487 et
737 tonnes, par le World Drug Report 2019, le
rapport annuel de l’ONUDC.
« FLOTTILLES DE PETITS BATEAUX »
L’héroïne partie d’Afghanistan serpente à
travers trois continents, traversant monta
gnes, mer et savane. Elle est d’abord achemi
née jusqu’au sudouest du Pakistan, sur la
côte du Makran, puis traverse l’océan Indien
en direction de l’Afrique de l’Est, à bord d’em
barcations traditionnelles, des « boutres en
bois motorisés (...) de 15 à 23 mètres de long,
[soit une petite taille] leur permettant de
voyager en mer, tout en échappant à la détec
tion par les satellites ou par les patrouilles de
navires », détaille « The Heroin Coast. A Poli
tical Economy Along the Eastern African
Seabord » [« La Côte de l’héroïne. Une écono
mie politique le long du littoral estafri
cain »], un rapport publié en 2018 par l’ONG
suisse Global Initiative Against Transnatio
nal Organized Crime.
Les boutres jettent l’ancre au large, où des
« flottilles de petits bateaux » viennent récu
pérer les chargements pour les emporter sur
« diverses plages, criques ou îles, ou pour les
décharger dans de petits ports commerciaux,
note le rapport. Il existe des dizaines de sites
de débarquement le long de la côte est, du
nord de Kismaayo [en Somalie] jusqu’à Ango
che, au Mozambique. »
Arrivée sur la terre ferme, la drogue voyage
vers le sud à bord de camions poussifs qui
sillonnent les routes d’Afrique orientale et
australe, camouflée parmi les matériaux de
construction, les denrées alimentaires ou les
produits issus du braconnage. A Nairobi, le
directeur de l’agence kényane de lutte anti
drogue (Nacada), Victor Okioma, observe « la
très forte capacité d’innovation des réseaux de
trafiquants ». « L’autre jour, ditil, on m’a
même montré un stylo qui possédait un com
partiment pour cacher de l’héroïne. »
L’étape suivante est l’Afrique du Sud avec
ses grandes infrastructures portuaires, no
tamment au Cap. Embarquée dans des conte
neurs, la drogue est alors prête à remonter
l’Atlantique. Ce long détour par l’extrême sud
du continent a de quoi surprendre quand la
drogue pourrait traverser le Sahara. Dans les
faits, une petite portion prend cette route ou
la voie des airs, cependant, précise Amado de
Andrés, « les réseaux de trafic d’héroïne ne
sont pas encore établis au Sahel, jusqu’à pré
sent contrôlé par les trafiquants de cocaïne »,
laquelle part d’Amérique latine pour aller en
Europe en passant par l’Afrique de l’Ouest. Ces
trafiquants, poursuit le diplomate, « ont déjà
établi un marché énorme. Gérer un marché
supplémentaire augmenterait les risques. Or,
leur credo c’est “maximiser les profits, minimi
ser les risques” ».
Peter Gastrow, expert sudafricain du crime
organisé et coauteur du rapport de Global
Initiative Against Transnational Organized
Crime, estime que le détour par « l’Afrique du
Sud est plus rentable » et « minimise les ris
ques », car les chargements qui partent de ses
ports « suscitent moins de suspicion ». En 2017,
près d’une tonne d’héroïne, cachée dans des
caisses de vin à destination de l’Europe, a été
trouvée par hasard dans un domaine de la ré
gion viticole du Cap. « La seule raison pour la
quelle elle a été découverte, c’est qu’une caisse
avait glissé lors du chargement et qu’elle s’est
disloquée. Les ouvriers ont alors vu une drôle
de poudre blanche au milieu des bouteilles.
Qui aurait suspecté un bon vin sudafricain? »,
ironise l’expert.
« CORRUPTION OMNIPRÉSENTE »
Pour les trafiquants, la route estafricaine of
fre bien des avantages. Le Kenya, la Tanzanie,
le Mozambique connaissent une croissance
forte et un dynamisme des échanges com
merciaux qui permettent aux chargements
de passer inaperçus plus facilement, ainsi
que d’infrastructures, notamment de télé
communications, plutôt bonnes. L’applica
tion WhatsApp se révèle par exemple un outil
précieux pour organiser le trafic au Mozam
bique, relève le rapport de l’ONG suisse.
Dans un autre registre, ces pays souffrent
de carences, tout aussi utiles aux trafiquants.
Le contrôle des frontières et l’efficacité des
services de renseignement y sont lacunaires.
Les saisies de stupéfiants restent rares, même
si elles peuvent être impressionnantes.
En 2014, les autorités kényanes avaient ainsi
saisi 340 kg d’héroïne à bord d’un rafiot sans
pavillon : une prise record pour le pays, mais
une poussière à l’échelle du trafic. « La zone
économique exclusive [ZEE] des pays concer
nés s’étend sur plusieurs millions de kilomètres
carrés. Les trafiquants y jouent au chat et à la
souris : ils savent que si trois ou quatre ba
teaux sont détectés, cent autres passeront »,
dit Amado de Andrés.
Ensuite, la corruption y est endémique.
L’ambassade américaine au Kenya s’en était
alarmée, en 2008, dans un câble diplomati
que rendu public par WikiLeaks : « La corrup
tion est tellement omniprésente, qu’accroître
les formations [des forces de l’ordre] pourrait
« ENTRE
ET 200 TONNES
TRANSITENT PAR
L’AFRIQUE DE L’EST,
MOZAMBIQUE
INCLUS, CONTRE
22 TONNES
EN 2013 »
AMADO DE ANDRÉS
directeur régional
de l’ONU contre la drogue
et le crime
Afrique de l’Est
Les victimes des nouvelles
routes de l’héroïne
Contraints de délaisser le passage
par les Balkans, les trafiquants de
drogue ont trouvé une alternative
avec des ports de la côte estafricaine
tels que Mombasa (Kenya). L’héroïne
y transite vers l’Europe et les Etats
Unis, affectant des populations déjà
fragiles et entretenant dans son
sillage corruption et terrorisme
Matériel pour la consommation de nyaope, un mélange très addictif à base d’héroïne
et de marijuana qui fait des ravages dans les townships sudafricains. Ici, à Soweto. FRANK TRIMBOS/REA
Thabo, un toxicomane, emprunte une seringue pour s’injecter du nyaope, dans une rue
de Hillbrow, un quartier de Johannesburg. NYANI QUARMYNE/REA