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DIMANCHE 8 LUNDI 9 MARS 2020 géopolitique| 19
LA SOMME
DES RISQUES
EST SUFFISANTE
POUR QUE LES
ÉTATSUNIS, L’UNION
EUROPÉENNE,
LE ROYAUMEUNI
ET LA FRANCE
S’IMPLIQUENT
SUR LE TERRAIN
Lerato, toxicomane vivant dans un township, réutilise et partage les aiguilles lui servant à s’injecter sa dose de drogue. Une pratique qui augmente le risque de contracter le sida. FRANK TRIMBOS/REA
avoir l’effet pervers d’aider les trafiquants à re
voir leurs méthodes pour mieux éviter d’être
détectés et poursuivis. » Sur l’ensemble du
parcours, quelques billets suffisent à fermer
les yeux d’un policier, d’un douanier, d’un
magistrat, voire d’un élu. « Il existe un lien en
tre le trafic de stupéfiants sur la côte et certai
nes activités politiques, avec des gens haut pla
cés dans la société », admettait lors d’une con
férence de presse, en août 2019, le ministre de
l’intérieur kényan, Fred Matiangi, venu lan
cer pour la énième fois « la guerre contre la
drogue », dans un contexte général de lutte
contre la corruption dans le pays.
Les autorités estafricaines n’ont pas vu ve
nir cette vague blanche qui s’est abattue sur
les populations locales. Selon l’ONUDC, 8 % à
10 % des volumes de la drogue demeurent sur
place. Paiements en nature, vols ou volonté
délibérée d’y créer un marché? Le fait est que
« l’Afrique connaît aujourd’hui la plus forte
augmentation d’utilisation d’héroïne dans le
monde », écrit le rapport suisse qui recense
32 000 consommateurs par injection en Tan
zanie, 55 000 au Kenya, et plus de 75 000 en
Afrique du Sud. Certains lieux, comme les
Seychelles et Mombasa, sont considérés en
situation « d’épidémie ».
A Mombasa, Hussein Taib, un membre in
fluent de la communauté musulmane, se
souvient avec tristesse de l’époque où les pre
miers paquets de poudre blanche ont débar
qué sur la côte swahilie, dans les années 1990.
« Les gens ne l’ont pas pris au sérieux. On appe
lait cette substance “unga” », « farine » en
kiswahili, rappelle ce quinquagénaire por
tant barbe, djellaba blanche et kufi, le bonnet
traditionnel. Il fonde alors l’hôpital MEWA.
Depuis, les ravages de la drogue sont devenus
incontrôlables. D’autant que l’héroïne est re
lativement abordable : environ 2 000 shil
lings le gramme au Kenya, soit 20 dollars
(18 euros), contre 38 dollars en France, 64 dol
lars au RoyaumeUni et 168 dollars en Fin
lande, d’après les chiffres de l’ONUDC datant
de 2017. La simple dose coûte 200 shillings,
soit moins de 2 euros.
Ce coût représente malgré tout un budget
considérable pour les héroïnomanes de la
côte kényane, qui consomment souvent qua
tre ou cinq doses par jour, parfois plus, et qui
sont prêts à tout pour amasser la somme né
cessaire. L’insécurité s’est donc développée,
ainsi que la prostitution. Les femmes toxico
manes – un tiers des patients de MEWA –
n’ont souvent pas d’autre choix que de ven
dre leur corps pour payer leurs doses. « Mon
mari a essayé de me mettre en cure, mais il a
fini par divorcer. J’étais isolée, dormant dans le
squat et me prostituant pour la drogue parce
que mon unique but était d’en acheter », con
fie Yusra Mohammed, une ancienne toxico
mane qui vit avec Aïcha, sa fille de 2 ans, dans
un « refuge » ouvert par MEWA – en fait, une
dizaine de lits alignés sous un toit de tôle.
Prostitution et injections ont fait exploser
les cas de VIH – avec un taux d’infection
(18 %) trois fois plus élevé chez les utilisateurs
de drogue par injection qu’au sein de la popu
lation kényane (5 %) –, mais aussi d’autres
maladies comme l’hépatite C. A Nairobi,
l’agence antidrogue Nacada reconnaît être
dépassée. « Moins de 0,1 % de la population
kényane [50 millions d’habitants] consomme
régulièrement de l’héroïne, mais cette drogue
est bien plus addictive que toutes les autres.
Les ressources disponibles sont insuffisantes
pour gérer tous les cas », confie Victor
Okioma. Le Kenya a cependant fait des pro
grès en matière de réduction des risques. La
loi, théoriquement très punitive, est interpré
tée avec souplesse, afin de permettre un sou
tien aux toxicomanes.
Ce pays est aussi, avec la Tanzanie, l’un des
seuls Etats africains à proposer de la métha
done dans certains hôpitaux publics, alors
qu’en Afrique du Sud, par exemple, ce traite
ment de substitution n’est disponible que
dans les cliniques privées. A Kisauni, quartier
populaire de Mombasa, un centre financé par
l’ONUDC accueille chaque jour 650 patients
qui viennent récupérer leur dose personnali
sée de méthadone.
« DÉSTABILISATION DE LA RÉGION »
Interrogé sur la durée du traitement, le doc
teur Abdulnoor Ismail Mohamed, qui dirige
le centre, répond : « Après combien de temps,
selon vous, un diabétique doitil arrêter de
prendre ses médicaments? Avec l’héroïne, c’est
pareil. L’addiction est une maladie mentale, on
ne peut pas dire “maintenant je suis guéri”. »
Le « succès », explique le médecin, un enfant
du quartier qui a fait ses études en Ukraine,
c’est quand les patients reprennent une vie
normale, quitte à rester à vie sous métha
done. « L’héroïne coûte des milliers et des mil
liers de shillings. [Une fois sevré], on ne sait
plus quoi faire d’autre qu’acheter ce “truc” »,
dit de sa voix cassée Abubakar Ahmed, 42 ans
dont 20 d’héroïne. A l’hôpital, affirmetil, il a
réappris à acheter de la nourriture et des vête
ments pour lui et sa famille. Audelà des con
séquences sanitaires et sociales de la con
sommation de stupéfiants, les experts s’in
quiètent du risque de fragilisation de ces
Etats d’Afrique de l’Est déjà vulnérables. Avec
un souvenir précis : à la fin des années 2000,
la GuinéeBissau, plaque tournante du trafic
de cocaïne en Afrique de l’Ouest, fut le pre
mier pays africain à être qualifié de « narco
Etat » avec des institutions entièrement infil
trées par l’argent du trafic.
« Le risque, à terme, c’est une augmentation
du trafic, de peutêtre 100 % ou 150 % d’ici cinq
ans, et de la consommation de 200 %. Cela
pourrait être un grave problème pour la crois
sance et entraîner une déstabilisation de la ré
gion », insiste Amado de Andrés, de
l’ONUDC. L’organisation onusienne a mis en
place plusieurs outils pour enrayer le trafic :
unités de contrôle des conteneurs, dans le
port de Mombasa notamment, centres de sé
curité maritime aux Seychelles et en Soma
lie, programme aéroportuaire Aircop avec
Interpol, qui doit s’étendre au Kenya, à
l’Ethiopie et au Mozambique.
UNE INVESTIGATION SUR TROIS CONTINENTS
Au premier plan des risques qui préoccupent
les autorités, figure le terrorisme, notam
ment au Kenya où les Chabab somaliens ont
tué 21 personnes lors d’une attaque à Nairobi
en janvier 2019. « L’héroïne alimente le terro
risme et constitue une menace pour la sécu
rité », déplore Victor Okioma, le directeur de
l’agence antidrogue. Si l’héroïne représente
une source importante de financement pour
les talibans en Afghanistan, les experts res
tent divisés au sujet des revenus des Chabab,
dont la part liée à l’héroïne serait, selon les
uns ou les autres, « significative » ou « non
prouvée ». En revanche, « il existe des liens en
tre le groupe islamiste de Cabo Delgado et le
trafic d’héroïne », note Alan Cole, directeur du
programme maritime de l’ONUDC, contacté
par téléphone depuis le Sri Lanka, où son
unité est installée.
La somme des risques est cependant suffi
sante pour que les grandes puissances étran
gères s’impliquent, sur le terrain, dans la lutte
contre le trafic. Au Kenya, les EtatsUnis parti
cipent à l’entraînement des forces armées sur
terre et en mer.
En novembre 2014, l’Agence antidrogue
américaine (DEA) participait à l’arrestation
des frères Akasha, incontournables barons de
la drogue de Mombasa. L’agence Reuters a ra
conté comment, au terme d’une longue in
vestigation sur trois continents, les policiers
avaient investi en pleine nuit une superbe
villa de Mombasa pour arrêter Baktash et
Ibrahim Akasha. Extradés vers les EtatsUnis
en 2017, les deux frères ont été condamnés
deux ans plus tard par un tribunal de New
York à respectivement vingtcinq et vingt
trois ans de prison. Une affaire qui illustre, se
lon l’expert sudafricain Peter Gastrow, le ni
veau très élevé des renseignements améri
cains, dont « le travail répond à la fois à l’inté
rêt des Kényans, à leurs propres intérêts
nationaux et à leur agenda géopolitique ».
Les EtatsUnis ne sont pas les seuls à s’im
pliquer sur le terrain. « Le RoyaumeUni est
actif en Tanzanie, tandis que l’Union euro
péenne cofinance des programmes au Mo
zambique avec les EtatsUnis, et à Madagas
car avec la France », poursuit le directeur du
programme maritime de l’ONUDC Alan Cole.
Tous contribuent également à la force navale
CMF (forces maritimes interalliées) qui
sillonne l’océan Indien depuis le début des
années 2000 pour lutter contre le terrorisme,
la piraterie et les trafics. Au sein des CMF,
l’unité CTF150 est notamment chargée des
saisies de stupéfiants. « Chaque kilo de dro
gue représente de l’argent perdu pour les orga
nisations terroristes, ce qui finalement permet
de sauver des vies », déclare le commandant
australien Ray Leggatt, responsable de cette
unité qui a intercepté 4,4 tonnes d’héroïne
en 2018 et 2 tonnes en 2019.
Les succès des CMF et le durcissement de la
lutte contre les stupéfiants, notamment au Ke
nya et en Tanzanie, ont eu pour conséquence
de déplacer le trafic plus au sud, surtout au
Mozambique. En témoigne une importante
saisie de 1,5 tonne, réalisée au large de ce pays
en décembre 2019, souligne Alan Cole.
Autre évolution, le commandant australien
de la CTF150, Ray Leggatt, note l’apparition
d’une nouvelle drogue dans les filets de son
unité : « Après l’héroïne vient désormais la
“crystal meth” [méthamphétamine]. En dé
cembre [2019], nous en avons saisi 130 kg, en
une seule fois. Pour l’année 2018, nous n’en avi
ons pris que 9 kg. Cela montre un changement
des types de drogue et des modes opératoi
res. » « C’est toujours comme cela que fonc
tionnent les activités illégales, elles adaptent
leur business », conclutil. Les experts s’in
quiètent aussi de l’essor, en Afrique, des nou
velles substances psychoactives (NSP), qui
comptent 250 produits, dont la kétamine, et
qui, pour beaucoup, échappent aux conven
tions internationales et peuvent donc être
vendues en toute légalité.
marion douet