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INTERNATIONAL
DIMANCHE 8 LUNDI 9 MARS 2020
0123
Migrants : l’Europe et le spectre de
En Allemagne, la fermeté désormais affichée par le gouvernement d’Angela Merkel divise l’opinion
bruxelles bureau européen
berlin correspondant
L
es migrants sont prévenus : « N’al
lez pas à la frontière [grécotur
que]. La frontière n’est pas
ouverte », a averti Josep Borrell, le
haut représentant de l’Union
européenne (UE) pour les affaires
extérieures, vendredi 6 mars, à Zagreb (Croa
tie). Une semaine après que la Turquie a an
noncé que ses frontières vers l’Europe étaient
accessibles, provoquant un afflux de mi
grants aux portes de la Grèce, le chef de la di
plomatie européenne a adressé un « message
clair » à ceux qui se sentiraient encouragés
par la décision d’Ankara. « Evitez une situation
dans laquelle vous pourriez être en danger. Evi
tez une escalade de la crise. Evitez de vous dé
placer vers une porte fermée. Et ne dites pas
aux gens qu’ils peuvent y aller car ce n’est pas
vrai », a martelé M. Borrell à l’issue d’une réu
nion des ministres des affaires étrangères de
l’UE dans la capitale croate.
Tout faire pour empêcher une nouvelle
vague migratoire : sur ce point, les 27 Etats
membres de l’UE sont d’accord, à commencer
par l’Allemagne. Cinq ans après la « crise des
réfugiés » de 2015, année durant laquelle
890 000 demandeurs d’asile sont arrivés
outreRhin, Angela Merkel veut éviter que
l’histoire se répète. Politiquement fragilisée
par sa décision d’alors, de ne pas fermer les
frontières de son pays aux réfugiés venus du
ProcheOrient via la route des Balkans, la
chancelière allemande défend aujourd’hui
une position d’une extrême fermeté.
« Les frontières de l’Europe ne sont pas ouver
tes aux réfugiés de Turquie, et cela vaut aussi
pour nos frontières allemandes », a tweeté,
mercredi, le ministère allemand de l’inté
rieur. Le message a été posté en quatre lan
gues : allemand, anglais, arabe et farsi. Très
discrète sur ce sujet au cours des derniers
jours, Mme Merkel a laissé en première ligne
son ministre de l’intérieur, Horst Seehofer
(CSU). Tout un symbole : en 2015, M. Seehofer,
alors ministreprésident du Land de Bavière,
avait vertement critiqué la politique d’accueil
de la chancelière allemande. Depuis, les deux
dirigeants se sont plusieurs fois affrontés sur
les questions migratoires, au point que
M. Seehofer a failli quitter le gouvernement
fédéral, en juin 2018, trois mois après son arri
vée au ministère de l’intérieur.
La hache de guerre est enterrée. Cette
semaine, Mme Merkel et M. Seehofer ont pris
soin d’afficher leur complicité en public.
Quand des journalistes ont demandé au
ministre de l’intérieur, mardi, s’il était désor
mais « 100 % d’accord » avec la chancelière sur
la question des migrants, il a répondu : « Oui,
absolument. » Quelques minutes plus tôt,
M. Seehofer avait confié aux députés du
groupe CDUCSU du Bundestag qu’il n’aurait
jamais pensé que lui et Mme Merkel puissent
être à ce point d’accord à propos des migrants.
« Sur ce sujet, l’Allemagne est incroyablement
vulnérable psychologiquement », commente
un fin connaisseur des affaires européennes.
Avant de poursuivre : « On peut le compren
dre. La vague des migrants en 20152016 a
coûté à Angela Merkel 15 % d’extrême droite. Ce
qui se passe aujourd’hui, ce n’est pas seule
ment un risque migratoire pour elle, c’est aussi
un risque démocratique. »
Afin de ne laisser aucune prise au parti d’ex
trême droite Alternative pour l’Allemagne
(AfD), qui a prospéré en dénonçant le
« chaos » provoqué par l’arrivée de près de
1 million de réfugiés en 2015, Berlin s’agite
beaucoup, depuis quelques jours, pour trou
ver une solution qui satisfasse le président
turc Recep Tayyip Erdogan. Pour cela, l’Alle
magne est prête à mettre plus d’argent sur la
table que ce que prévoit l’accord conclu en
mars 2016 entre la Turquie et l’UE, en l’occur
rence 6 milliards d’euros versés aux ONG. A la
Commission européenne, le gouvernement
allemand a donc demandé de réfléchir en ur
gence à la manière dont une enveloppe de
500 millions d’euros pourrait être constituée
pour les réfugiés syriens en Turquie (ils sont
aujourd’hui 3,7 millions), comme l’a révélé
l’AFP, jeudi 5 mars. L’Allemagne a même ima
giné un temps donner l’argent directement à
la Turquie, ce qui était politiquement impen
sable et juridiquement impossible.
« CHANTAGE CYNIQUE »
A la réunion des ambassadeurs des
27 Etats membres auprès de l’UE, jeudi, puis à
Zagreb, où se sont réunis les ministres des af
faires européennes, vendredi, l’Allemagne a
bataillé pour convaincre ses partenaires
d’attribuer cette nouvelle aide aux réfugiés
en Turquie. Sans succès. Hormis la Grèce et la
Bulgarie, concernées au premier chef par les
10 000 à 15 000 migrants qu’Ankara a laissé
passer ces derniers jours, les autres pays de
l’UE ont assuré ne pas vouloir céder au « chan
tage cynique » de M. Erdogan. En revanche, si
le président turc « revenait à un agenda plus
positif, on pourrait imaginer de remettre de
l’argent sur la table », explique un diplomate
européen. Samedi matin, le président turc a
ordonné aux gardescôtes de stopper les mi
grants en mer.
En Allemagne, la fermeté affichée par le
gouvernement fédéral divise l’opinion.
Selon un sondage Forsa/RTL/ntv publié
vendredi, 48 % des personnes interrogées
sont contre l’accueil de migrants venant de
la frontière grécoturque, alors que 47 % sont
d’un avis contraire. 70 % sont en revanche fa
vorables à ce qu’Allemagne ouvre ses portes
aux mineurs en situation de détresse.
Cette position fait écho à l’appel lancé, jeudi,
par les maires de sept grandes villes du pays,
parmi lesquelles Cologne, Düsseldorf, Ham
bourg et Potsdam, qui ont fait savoir qu’ils
étaient prêts à « accueillir les enfants dont les
parents sont morts et qui vivent dans des
camps de réfugiés ». Cet appel a été relayé par
les porteparole des Eglises protestante et
catholique et par les Verts. Jeudi, le groupe
écologiste du Bundestag a déposé une résolu
tion réclamant que l’Allemagne accueille
5 000 personnes vulnérables, à commencer
par les orphelins des camps de réfugiés en
Grèce. Le texte a été repoussé à une large ma
jorité (117 pour, 495 contre). « Si nous en pre
nons 5 000, nous en mettons 50 000 de plus
sur les routes. Ne pas créer de faux espoirs », a
expliqué Michael GrosseBrömer, le secré
taire général du groupe CDUCSU.
virginie malingre et thomas wieder
A Innsbruck
(Autriche),
le 6 mars,
Mohamed,
réfugié syrien de
18 ans, dans le
restaurant que
son père a ouvert
en 2015, et son
ami kurde Abdel.
FLORIAN RAINER
POUR « LE MONDE »
C R I S E M I G R A T O I R E
à kastanies, à la frontière grécoturque, ven
dredi 6 mars au matin, la tension est de nouveau
montée d’un cran. Des nuages de gaz lacrymogènes
ont recouvert la zone tampon, des bruits de grena
des assourdissantes ont retenti et des centaines de
migrants massés depuis la semaine dernière au pos
tefrontière ont crié : « Open the borders! » (« ouvrez
les frontières »). Quelques heures plus tard, le gou
vernement grec a accusé les policiers turcs de fournir
aux réfugiés des bombes lacrymogènes et des outils
pour découper les grillages qui les séparent de la
Grèce. Depuis l’annonce par la Turquie, le 28 février,
que la voie vers l’Europe était ouverte, Athènes et
Ankara s’affrontent sur le terrain de la communica
tion, où les fake news sont difficiles à déjouer, l’accès
au no man’s land étant interdit aux journalistes et
aux humanitaires.
Le gouvernement turc accuse notamment les poli
ciers grecs d’utiliser des balles réelles contre les mi
grants, et d’avoir tué trois personnes. Si Athènes a dé
menti, les inquiétudes grandissent du côté des dé
fenseurs des droits de l’homme, qui s’opposent à la
suspension, pendant un mois, de toutes les deman
des d’asile et aux retours forcés des migrants vers la
Turquie. Ils constatent également que de nombre
d’entre eux ont été refoulés violemment vers la Tur
quie, dépouillés de leurs biens et battus par la police
grecque ou par des milices de citoyens qui ont décidé
de participer à la défense des frontières de leur pays.
Dans une lettre envoyée vendredi au premier mi
nistre grec, Kyriakos Mitsotakis, aux présidents du
Parlement et du Conseil européen, David Sassoli et
Charles Michel, et à la présidente de la Commission,
Ursula von der Leyen, Médecins du monde et
65 autres ONG dénoncent « la façon dont les autori
tés grecques et l’UE gèrent les arrivées et les comporte
ments extrêmes observés de la part des forces de sécu
rité contre les réfugiés et de la part de citoyens contre
les membres des organisations humanitaires ».
« Crimes racistes »
Depuis le début de la crise, Athènes a doublé les ren
forts policiers à la frontière, déployé l’armée et fait
appel à l’agence européenne des frontières Frontex,
qui doit envoyer cent gardes supplémentaires à par
tir de lundi. Selon Devon Cone, de l’ONG Refugees In
ternational, les 700 millions d’euros proposés, mardi
3 mars, par la Commission européenne à la Grèce de
vraient être alloués « à l’amélioration des centres de
réception (...) et non dans l’application de mesures de
sécurité violentes pour garder les demandeurs d’asile
à distance ». L’opposition émet aussi des doutes sur
le vocabulaire utilisé par le gouvernement qui parle
d’« invasion orchestrée par Ankara ». Pour l’eurodé
puté du parti de gauche radicale Syriza Stelios Koulo
glou, « dans l’Evros, la République est en train d’être
abattue, nous ne sommes pas menacées par les réfu
giés, mais par la paralysie des dirigeants de l’Union
européenne et par l’extrême droite ».
Dans les villages de l’Evros, les habitants pa
trouillent jour et nuit au bord du fleuve, fusil de
chasse au dos, et dénoncent aux forces de l’ordre
ceux qui tentent de traverser. Une situation alar
mante pour Epaminondas Farmakis, directeur de
HumanRights360, « les crimes racistes et la xénopho
bie ont augmenté ces derniers mois. Les autorités de
vraient éviter à tout prix les violences et les intimida
tions contre les réfugiés... Ce n’est pas le cas »!
Mais, d’après un sondage réalisé par l’institut Pulse
pour la chaîne de télévision privée grecque Skai, 76 %
des personnes interrogées soutiennent les mesures
prises par le gouvernement pour garder les frontiè
res dans l’Evros. « Depuis 2016, la politique de confine
ment des réfugiés en Grèce a prouvé qu’elle avait des li
mites, estime Filippa Chatzistavrou, professeure as
sociée en science politique à l’université d’Athènes.
La population grecque est lassée et se radicalise. »
marina rafenberg (athènes, correspondance)
En Grèce, controverse sur les méthodes policières utilisées à la frontière
SEPT GRANDES VILLES
DU PAYS ONT FAIT
SAVOIR QU’ELLES
ÉTAIENT PRÊTES
À « ACCUEILLIR LES
ENFANTS DONT LES
PARENTS SONT MORTS
ET QUI VIVENT
DANS DES CAMPS
DE RÉFUGIÉS »