Le Monde - 08.03.2020 - 09.03.2020

(Marcin) #1
0123
DIMANCHE 8 ­ LUNDI 9 MARS 2020 culture| 25

Le trio


à douze cordes


d’Anne Ducros


La chanteuse présente son septième album,
« Something », au Café de la danse, à Paris

JAZZ


C


omment fait­on chan­
teuse de jazz? Aujourd’hui,
elle le sait, Anne Ducros,
musicienne parmi les musiciens,
femme dans un monde d’hom­
mes : « En arrêtant de faire la chan­
teuse de jazz. Folklore et rigodon...
On est si vulnérable, quand on
chante. On a tous les droits, hurler,
roucouler, pourvu que le sens criti­
que reste en alerte! »
Anne Ducros, fille du Nord (Long­
fossé, Pas­de­Calais, 1959), canta­
trice baroque ou chanteuse de jazz,
lauréate couverte d’autant de mé­
dailles qu’un maréchal d’Empire,
vient d’enregistrer son septième
album, Something. Un album en
trio (avec le guitariste Adrien Moi­
gnard et le contrebassiste Diego
Imbert), au charme incandescent
du savoir­faire, quelque chose de
rare. « Oui, l’aspect le plus fascinant
du jazz est ce quelque chose qui
court derrière la musique, qui illu­
mine l’improvisation et vous mène
vers l’inconnu », lui avait dit Enrico
Pieranunzi, immense pianiste.
Echo pour écho, on songe au titre
de deuil et de mélancolie du poète
Jacques Roubaud, en style ancien :
Quelque chose noir. Ici, pourquoi
pas? Quelque chose rare.
D’autant qu’Anne Ducros con­
fie : « Vieillir, c’est pas mal. Silence
du souffle, qui me met en harmo­
nie avec mes acolytes. Je viens de
vivre la mort de celui que j’appelais
mon petit frère. L’expérience mysti­
que de quitter l’aimé au dernier
souffle, main dans la main, cela
vous change à jamais... »
Quelque chose rare : douze cor­
des au total. Sans tambour ni
trompette. Deux cordes vocales,
six cordes de guitare folk (la « Jé­
rôme Cognet » d’Adrien Moi­
gnard), quatre cordes D’Addario
Hybrid pour Diego Imbert, qui
dégaine un son de cathédrale, une
vibration de bourdon qu’il che­
vauche sur le tempo des anges,
roulez carrosse!
Douze cordes sans fouet, céleste
attelage, la petite diligence dans
les nuages, zéro droit à l’erreur,
mais surtout, surtout, zéro faute
de goût. Deuxième plage sur l’al­
bum, Something est une chanson
de George Harrison. Une chanson
d’amour et de tout ce qui s’ensuit
qui dit tout, qui dit rien. Sauf
quand il ramenait l’herbe, Lennon
et McCartney, les arbitres des élé­
gances, tenaient Harrison pour

piètre compositeur. Toujours
est­il que Something, avec son do
majeur au sourire nigaud, devien­
dra une des chansons les plus
jouées des Beatles. Une chanson
du siècle : « Si j’avais connu la ver­
sion de Ray Charles, j’aurais peut­
être hésité », dit Anne Ducros.

Guirlandes de superlatifs
Il suffit de lire ce qu’elle inspire
(l’album fait une sortie d’autant
plus retentissante que son génie
est dentelle, nuages, vapeurs et
encensoirs) pour mesurer à quel
point la star – elle aime tant jouer
à la star pour rire, dans les bars à
vins de Pigalle – intimide la criti­
que, comme elle ravit le public :
guirlandes de superlatifs avec leur
coulis de fraise, chantilly de pohé­
sie (voir Breton), rien ne manque,
miracle frissonnant et chichiteux
délire, on dirait un pantoum...
Droit au but, Pascal Anquetil
met l’accent sur « ce parfait mé­
lange de sauvage et de science,
d’instinctif et d’intellectuel ». Ce
qu’avait percé à jour, dès le pre­
mier album de la « princesse de
Longfossé » (Purple Song, Dreyfus,
2001), le critique Alain Gerber.
Anne Ducros n’a plus peur de faire
peur ni d’en faire trop. Elle aime
toujours autant aimer. La galerie
de ses partenaires est un trésor.
Adrien Moignard? « Sa culture si
personnelle, son regard, ce goût...
Ces phrases dont on ne sait d’où el­
les fusent... L’inattendu, le pré­
cis... » Diego Imbert? « Lyrisme,
présence, j’ai l’impression qu’il
chante avec moi. Un instant, il a eu
envie de jouer Tea for Two. Pour­
quoi pas? On était tellement bien...
Dans un répertoire de standards
tricoté de façon assez aléatoire, on
n’ira pas se gêner. » Véridique :
version espiègle, corde à sauter,
enfants au fond du jardin...
La méthode? « Nous nous som­
mes installés dix jours chez moi, à
Boulogne­sur­Mer [Pas­de­Calais].
Studio de Bruno Dupont à deux
pas, avec un matos unique, tout
analogique, des “réverbs” à plaque
que plus personne ne possède, ce
son que l’on ne retrouvera plus et,
pour l’ensemble, jamais plus d’une
prise. Nous avons ouvert tellement
d’espaces pour s’entendre qu’on est
bien obligés de s’écouter. »
francis marmande

Concert, dimanche 8 mars
à 19 h 30, Café de la danse, 25 €.
Something, Sunset Records.

Peter Handke et son « Moi »


restent au bord de la route


La pièce de l’écrivain autrichien, mise en scène par Alain Françon


au Théâtre de la Colline, hésite entre poésie et hermétisme


THÉÂTRE


C’


est une route. Une
petite route départe­
mentale banale, dont
la courbe s’incurve
sous un ciel gris aux lumières
changeantes, et l’amoncellement
de quelques nuages noirs, bas
sur l’horizon. Une route qui serait
« le dernier chemin encore libre sur
la terre, le dernier non étatisé,
non socialisé, non cartographié,
non googlisé, non botanisé endroit
de la planète ».
C’est elle, l’héroïne de la der­
nière pièce de Peter Handke, Les
Innocents, Moi et l’inconnue au
bord de la route départementale,
que met en scène Alain Françon
au Théâtre national de la Colline,
à Paris. Handke, tout nouveau
Prix Nobel de littérature, est un
écrivain des lieux et de l’errance,
et la route est à la fois l’errance et
le lieu où s’est posé Moi, le héros
de la pièce, qui, sans doute, res­
semble à l’auteur autrichien, dans
son conflit entre son « moi épi­
que » et son « moi dramatique ».
Moi est le gardien de la route,
au bord de laquelle il campe
dans son abri bétonné, cabane
d’ermite, caverne de plein vent.
Gardien de cette pauvre route,
comme d’autres, en des temps
plus élégiaques, ceux de Virgile,
étaient gardiens d’un pauvre
jardin. Mais voilà que sur son lieu
sacré, entre tous élu sur la terre,
arrive le groupe des Innocents,
avec leur chef à sa tête.
Les Innocents ne font rien de
mal, ils téléphonent sur leur por­
table, regardent le monde à tra­
vers leur tablette, s’égaillent sur
la route en cette journée de
printemps, bavardent. Ils sont hy­
perconnectés, immortels, bien­
veillants, cultivés. Leur irruption
va provoquer chez Moi la tempête
verbale qui à la fois donne
son souffle à la pièce et en même
temps la plombe, comme les
nuages d’orage qui s’accumulent
sous le ciel clair.
Car elle laisse un sentiment mé­
langé, cette pièce que l’auteur
autrichien a mis quatre ans à
écrire, et qu’il a traduite lui­même
en français. Dans les longs mono­
logues qui la composent, la poésie
d’un rapport au monde où se
ferait entendre le bruissement
du temps et du sacré le dispute à
un hermétisme surchargé de
références – à Shakespeare et à sa

Tempête, bien sûr, mais aussi à
Emmanuel Levinas et à sa pensée
sur le visage, à Hölderlin, à
saint François d’Assise... –, hermé­
tisme qui sonne souvent un peu
creux, de surcroît.
De ce long poème dramatique
inégal, touffu, Alain Françon tire
pourtant le meilleur, en compa­
gnie d’acteurs merveilleusement
choisis et dirigés. La scéno­
graphie magnifique de Jacques
Gabel est bien plus qu’un décor :
un espace qui happe et aimante.
Il est rare que l’on ait ainsi au
théâtre ce sentiment d’habiter le
monde, dans son mystère tran­
quille et son immensité.

Trois acteurs exceptionnels
Mais surtout, le spectacle est
porté par trois acteurs exception­
nels. Gilles Privat est Moi, et il l’est
comme lui seul pourrait l’être,
donnant à cette figure son huma­
nité profonde, sa fragilité, son hu­
mour teinté de naïveté. Le Moi de

Handke pourrait être odieux, avec
Privat, il touche, comme avait tou­
ché grâce à lui un autre misan­
thrope, celui de Molière, précé­
demment joué avec Françon.
Pierre­François Garel trouve un
rôle à sa mesure, celui du chef des
Innocents, dans toute la folie, la
démesure et l’aveuglement de ce­
lui qui croit au monde tel qu’il va :
un apôtre de l’utilité et du progrès.
Il forme avec Gilles Privat un duo
shakespearien dans la scène cen­
trale de la pièce, qui voit s’affron­
ter deux conceptions du monde
en une joute verbale homérique.
Quant à Dominique Valadié, elle
est l’inconnue de la route dépar­
tementale à qui, avec sa liberté
d’actrice géniale, elle donne une
dimension de pythie, reliant les
fils du temps, convoquant sur la
route les fantômes de l’histoire,
prophétesse­archiviste d’un para­
dis qui n’a jamais existé.
Tous les seconds rôles ont ici
leur couleur, leur singularité,

dans cette « épopée de la paix »
comme Handke aime à en écrire,
et qui laisse pourtant au final un
sentiment de léger malaise. Quels
que soient les talents déployés ici,
Peter Handke, écrivain du lieu qui
n’évite pas toujours les lieux
communs, dans son incessant
ressassement d’un paradis perdu,
nous laisse au bord de sa route,
dans l’envie de suivre d’autres
chemins de traverse, qui s’inven­
tent aujourd’hui.
fabienne darge

Les Innocents, Moi et l’inconnue
au bord de la route
départementale,
de Peter Handke (éd. Gallimard,
collection « Le manteau
d’arlequin »). Mise en scène :
Alain Françon. Théâtre national
de la Colline, 15, rue Malte­Brun,
Paris 20e. Jusqu’au 29 mars,
mardi à 19 h 30, du mercredi
au samedi à 20 h 30, dimanche
à 15 h 30. De 10 € à 30 €.

Lors d’une représentation de la pièce de Peter Handke, le 27 février, à La Colline. JEAN-LOUIS FERNANDEZ

Jack Lang reconduit pour trois ans


à la tête de l’Institut du monde arabe


L’ancien ministre de la culture est président de l’IMA depuis 2013


A


80 ans, Jack Lang a été
reconduit pour trois ans à
la tête de l’Institut du
monde arabe (IMA). Réuni ven­
dredi 6 mars, le conseil d’adminis­
tration de l’établissement a enté­
riné, à l’unanimité, un troisième
mandat pour l’ancien ministre
socialiste de la culture.
Choisi en janvier 2013 par
François Hollande pour succéder
à Renaud Muselier, et renouvelé
dans ses fonctions avant la prési­
dentielle de 2017, Jack Lang a de
nouveau été considéré comme le
meilleur candidat par Emmanuel
Macron. Les statuts de ce centre
culturel et vitrine diplomatique,
dépendant du ministère des affai­
res étrangères, ne prévoient pas de
limite d’âge ni de nombre de man­

dats pour son président. L’une des
particularités de l’IMA est sa gou­
vernance bicéphale : une prési­
dence française et une direction
générale issue d’un pays arabe – le
Saoudien Mojeb Al­Zahrani.
En sept ans, Jack Lang peut se tar­
guer d’avoir amélioré la fréquenta­
tion de l’IMA et d’avoir su user de
son carnet d’adresses pour mobili­
ser sponsors et mécènes afin de fi­
nancer les expositions. Le nombre
de visiteurs est passé de 616 000
en 2013 à 1 million en 2014 (année
de l’exposition Il était une fois
l’Orient Express) et se situe à envi­
ron 750 000 en 2019.
Fruit d’un partenariat entre la
France et les pays de la Ligue arabe,
l’IMA est une fondation de droit
privé. Les 12 millions d’euros de

subventions du Quai d’Orsay
paient le fonctionnement de l’ins­
titut et ses 140 salariés, mais pas
les événements visant à faire con­
naître la culture et la civilisation
arabes. Ainsi, l’exposition actuelle,
Al­Ula, merveille d’Arabie, a été in­
tégralement financée par l’Arabie
saoudite. En 2017, pour les 30 ans
de l’IMA, c’est encore l’argent de
Riyad, et aussi du Qatar, qui a per­
mis de rénover les 240 mouchara­
biehs de la façade de Jean Nouvel.
Par ailleurs, l’IMA vient de rece­
voir une donation de 1 500 œuvres
d’art contemporain du collection­
neur libanais Claude Lemand.
« Nous devenons ainsi le plus grand
musée d’art du monde arabe d’Eu­
rope », se félicite la direction.
sandrine blanchard

“UNIQUE”
LE MONDE

“UNE HÉROÏNE”
LIBÉRATION

ACTUELLEMENT ENDVD


“INOUBLIABLE”
TÉLÉRAMA

NOMINATION
MEILLEUR DOCUMENTAIRE
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