Le Monde - 08.03.2020 - 09.03.2020

(Marcin) #1
0123
DIMANCHE 8 ­ LUNDI 9 MARS 2020 international| 3

A Vilnius, thérapie de groupe


sur le « passé non digéré »


E


n pleine résurgence de la bataille mémorielle entre la
Russie et des pays de l’ex­bloc de l’Est, sur les causes et les
conséquences de la seconde guerre mondiale, le minis­
tère lituanien des affaires étrangères organisait, jeudi 5 et ven­
dredi 6 mars, une insolite conférence sur « les traumatismes
d’un passé non digéré », ou comment une psychothérapie
collective pourrait aider une nation à surmonter ses blessures
« comme pour un patient ».
Pendant deux jours, des participants de tous horizons, en ma­
jorité européens, se sont donc appliqués à apporter des répon­
ses. On y a parlé du Mémorial de l’abolition de l’esclavage ouvert
à Nantes en 2012 pour témoigner de la traite négrière ; des Stol­
persteine, ces « pierres d’achoppement » créées par l’artiste berli­
nois Gunter Demnig sous forme de petits pavés, au nombre de
60 000 en Allemagne, sur lesquels sont gravés les noms de victi­
mes du nazisme ; ou bien encore de statues déboulonnées. En
matière de traumas, la Lituanie en connaît un bout. Entre 1940 et
1950, ce petit Etat balte d’à peine 3 millions d’habitants a vécu le
pire : 200 000 juifs assassinés par les nazis et leurs collaborateurs
locaux (soit 85 % de la population juive d’alors) lors de l’invasion
par les troupes d’Hitler, 130 000 habitants déportés dans les gou­
lags de Sibérie durant la domination soviétique qui ne s’est ache­
vée qu’en 1990, auxquels il faut ajouter 150 000 Lituaniens tortu­
rés en prison et 20 000 résistants tués. « Qu’est­ce qui ne va pas
avec nous? », s’est interrogé le diplomate Laimonas Talat­Kelpsa,
en décrivant une population « dépri­
mée » où le taux de suicide, surtout
chez les hommes, bat des records en­
core aujourd’hui.
« Trente ans après la restauration de
notre indépendance, nous faisons tou­
jours face à la menace de notre voisin [la
Russie] », a tenté d’expliquer l’ex­prési­
dent lituanien Valdas Adamkus, dont
la famille avait fui en Allemagne à l’ar­
rivée des troupes soviétiques et qui a
vécu quarante­neuf ans aux Etats­Unis.
L’ombre de Moscou n’a en effet pas
cessé de planer sur la réunion. « Les traumatismes n’y ont jamais
été discutés. Aujourd’hui, on impose à la société russe une idéolo­
gie nationaliste combinant les idées communistes et l’impéria­
lisme et quiconque s’oppose à cette vision est puni », a souligné la
Biélorusse Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de littérature
en 2013. « Combien de temps dure le passé? », s’est exclamé
Andreï Kourkov. « Né après Holodomor [famine organisée en
Ukraine], la seconde guerre mondiale, les goulags », l’écrivain
ukrainien a témoigné sur la base de sa propre expérience, des
souffrances transmises de génération en génération.
Souvent minorée, la complicité de la population locale litua­
nienne lors de l’Holocauste n’a pas ici été non plus occultée.
« C’est un tournant », s’est réjouie l’artiste israélienne basée à
Paris Esther Shalev­Gerz. Née Gilinsky en 1948, à Vilnius, cette
femme n’a connu, hormis ses parents, aucun membre de sa
famille, assassinés les uns après les autres par leurs voisins.
Nombre de participants se sont inquiétés des blessures
causées par les horreurs du XXe siècle qui alimentent
aujourd’hui le populisme en Europe et ailleurs dans le monde.
Vendredi, la réunion devait se conclure par un appel de Vilnius
appelant à « faire barrage » aux manipulations et aux « campa­
gnes de désinformation ».
isabelle mandraud (vilnius, envoyée spéciale)

SOUVENT MINORÉE, 


LA COMPLICITÉ DE LA 


POPULATION LOCALE 


LITUANIENNE LORS


DE L’HOLOCAUSTE 


N’EST PAS OCCULTÉE


En Autriche, le maire d’Innsbruck veut


amener des migrants depuis la Grèce


L’annonce de l’édile a déclenché de vives réactions et une polémique nationale


innsbruck (autriche) ­
envoyé spécial

C’


est le connard qui veut
encore ramener des réfu­
giés à Innsbruck. » S’il
fallait une preuve que le sujet des
migrants reste sensible en Autri­
che, la violente réaction sponta­
née de cet homme à la simple vue
du maire de la ville descendu dans
la rue pour une séance photo suf­
fit largement. Mercredi 4 mars,
Georg Willi – seul maire écologiste
de toute l’Autriche – a affirmé que
sa prospère commune du Tyrol
était prête à recueillir 200 mi­
grants de Grèce, ce qui a déclenché
une polémique nationale dans un
pays où l’expérience de la crise de
2015 est encore dans toutes les tê­
tes. « Nous sommes pleins et nous
avons déjà assez de problèmes de
sécurité comme ça », a immédiate­
ment dénoncé le chef de la section
locale du Parti de la liberté d’Autri­
che (FPÖ, extrême droite).
Malgré ces violentes réactions,
M. Willi n’en démord pas. « Il y a
des milliers de personnes dans des
conditions misérables en Grèce

alors qu’ici nous avons des centres
de réfugiés vides, c’est notre devoir
d’aider ces personnes qui sont déjà
en Europe », défend l’édile de
60 ans, depuis son bureau en­
touré de sommets enneigés. Pour
lui, il s’agit de défendre « les
valeurs des droits de l’homme ».
« Nous pouvons y arriver », ajoute­
t­il en s’appuyant sur « les nom­
breux exemples d’intégration réus­
sie » et en reprenant délibérément
la célèbre phrase que la chance­
lière Angela Merkel a prononcée
en ouvrant les portes de l’Allema­
gne, en août 2015.
Dans la foulée, 1 million de de­
mandeurs d’asile avaient tra­
versé l’Autriche vers l’Allemagne
ou la Scandinavie. Quatre­vingt­
dix mille s’étaient arrêtés dans ce
pays de 8,8 millions d’habitants.
A Innsbruck – ville de 310 000 ha­
bitants –, ils étaient 2 000 en
juillet 2016. Depuis, les chiffres
sont largement redescendus et
les services sociaux du Tyrol
n’abritent plus que 700 migrants.
« Deux cents personnes? Nous y
arriverons sans souci et très rapide­
ment. Nous avons appris de l’expé­
rience de 2015 », défend Florian
Stolz, travailleur social de la ré­
gion, en faisant visiter un des cen­
tres de réfugiés désormais dépeu­
plés de la capitale du Tyrol. Ceux
qui ont obtenu l’asile ont dû dé­
ménager dans des véritables
logements. Et ceux qui ont été dé­
boutés ont été expulsés, ou ont
disparu dans la nature, notam­
ment vers la France.
Le problème est que la volonté
du maire d’Innsbruck est large­
ment compromise par le refus ca­
tégorique du chancelier autri­
chien. « L’Autriche est un des pays
d’Europe qui a déjà le plus donné,
nous devons d’abord bien intégrer
ceux qui sont ici, a expliqué le con­
servateur Sebastian Kurz. Nous

avons par exemple 30 000 réfugiés
au chômage, qu’il faudrait faire
rentrer sur le marché du travail. »
Plutôt que d’accueillir des nou­
veaux migrants, il a annoncé
l’envoi de renforts policiers pour
soutenir Athènes à tenir la fron­
tière turque bien fermée. Peu
surprenant : c’est avec cette posi­
tion très dure que M. Kurz s’était
fait connaître en Autriche, puis
était devenu chancelier en 2017, à
31 ans seulement, en alliance avec
l’extrême droite.

« Du pur populisme »
Depuis, cette coalition s’est effon­
drée, le FPÖ a plongé dans les ur­
nes et le chancelier gouverne dé­
sormais avec les écologistes.
Plusieurs ministres Verts et le pré­
sident de la République, égale­
ment écologiste, ont d’ailleurs ap­
pelé à faire un effort. Mais cela n’a
rien changé à son refus catégori­
que. « Ce que dit le maire n’est que
du vent, il n’a pas la compétence
pour décider. C’est du pur popu­
lisme », rigole ainsi dans son bu­
reau Christoph Appler, le chef de
file des conservateurs d’Inns­
bruck, qui dirigent la ville en coa­
lition avec les écologistes.
M. Willi ne conteste pas qu’il ne
pourra rien faire tant que M. Kurz
ne change pas d’avis, mais cela ne
l’empêche pas de l’interpeller : « Si

la situation s’aggrave en Grèce, il
sera coresponsable. » Faire revenir
des réfugiés ne risque­t­il pas de
faire à nouveau monter le FPÖ?
« Si l’extrême droite revient au pou­
voir, on verra bien à nouveau qui ils
sont », écarte M. Willi, en s’ap­
puyant sur les nombreux scanda­
les qui ont fait chuter le FPÖ.
Sur la scène politique autri­
chienne, les Verts sont pourtant
bien seuls : même les sociaux­dé­
mocrates hésitent à soutenir leur
proposition, tétanisés par les re­
tombées de l’expérience de 2015
sur leur popularité. Et, comme ses
autres collègues du parti écolo­
giste, M. Willi ne va pas jusqu’à
menacer de quitter la coalition au
sein de laquelle les écologistes
sont de toute façon très minoritai­
res, ce qui déçoit les militants du
droit d’asile. « Je soutiens le maire,
mais je suis en colère contre les
Verts. Si je comprends que, quand
on est au gouvernement, on doit
faire des compromis, j’en aurais at­
tendu davantage », assure Jutta
Reuna, de l’ONG Plattform Asyl.
« Nous avons de la place et du tra­
vail », répète­t­elle alors que le
Tyrol est, de facto, en plein emploi.
Même chez les Syriens d’Inns­
bruck, la proposition du maire ne
fait pas l’unanimité. Devant le res­
taurant Marrusch, ouvert dans la
foulée de la crise de 2015, Moha­
med, réfugié syrien de 18 ans, dis­
cute avec son ami kurde du même
âge. « Il y a déjà trop de Syriens à
Innsbruck, ils occupent des loge­
ments gratuitement et ne tra­
vaillent pas », défend, avec l’accent
tyrolien, cet adolescent qui adore
désormais faire du ski. Son père
est propriétaire du restaurant et
« travaille dix heures par jour », dé­
fend­il. « Toi, tu pourrais travailler
pour le FPÖ », lui rétorque, à moitié
ironique, son copain.
jean­baptiste chastand

GEORG WILLI, ÉLU 


ÉCOLOGISTE, AFFIRME


QUE SA COMMUNE


PEUT RECUEILLIR 


200  RÉFUGIÉS DANS


DES CENTRES QUI SONT 


ACTUELLEMENT VIDES


En Suède, « l’opinion publique a basculé »


L’extrême droite pèse sur les débats, obligeant les partis au pouvoir à durcir les règles d’accueil


malmö (suède) ­
correspondante régionale

L


a Suède est pleine. » Voilà le
message qu’est venu déli­
vrer Jimmie Akesson, le
leader de l’extrême droite sué­
doise, mercredi 4 mars, à la fron­
tière entre la Turquie et la Grèce.
Accompagné de son directeur de
cabinet et de plusieurs photogra­
phes, le patron des Démocrates
de Suède (Sverigedemokraterna,
SD) était arrivé la veille, dans la
ville d’Erdine, dans l’ouest du
pays. Il a passé les jours suivants à
distribuer des tracts aux mi­
grants, les avertissant en anglais :
« Ne venez pas chez nous. Nous ne
pouvons pas vous donner plus
d’argent, ni vous fournir de loge­
ment. Désolée pour ce message. »
Signé : « Le peuple suédois. »
Sans surprise, la manœuvre, ap­
plaudie par les sympathisants de
SD, crédité de 23 % dans les sonda­
ges depuis l’automne, a provoqué
un déferlement de critiques en
Suède. Jonas Sjöstedt, le chef de
file de la gauche, a jugé le strata­
gème « misérable », tandis que la
porte­parole des Verts, Isabella
Lövin, dénonçait le « mépris » de
l’extrême droite « à l’égard des
personnes en détresse ».
Sur Facebook, le groupe « SD ne
me représente pas » a rassemblé
plus de 70 000 internautes, en
vingt­quatre heures. Une cen­
taine de personnes ont égale­
ment saisi le médiateur du Parle­

ment, accusant Jimmie Åkesson
d’avoir prétendu parler en leur
nom, sans leur autorisation.
Pour autant, si les condamna­
tions sont nombreuses, elles ne
remettent pas en cause le quasi­
consensus politique, qui se des­
sine en Suède face à l’éventualité
d’une nouvelle crise migratoire,
au sud de l’Europe. Un mot d’or­
dre : plus jamais 2015, auquel ad­
hèrent désormais l’ensemble des
formations politiques, à l’excep­
tion de la gauche et des verts, « qui
continuent à défendre une posi­
tion plus humanitaire », précise le
politologue Tommy Möller.

« Point de rupture »
Finie l’époque, donc, où le pre­
mier ministre social­démocrate,
Stefan Löfven, lors d’un discours
devenu célèbre, pendant une ma­
nifestation de solidarité aux réfu­
giés, le 6 septembre 2015, marte­
lait que son Europe « ne construit
pas des murs ». C’était quelques
jours après que la photo du petit
Alan Kurdi, l’enfant kurde de 3 ans
mort noyé en Méditerrannée, a
fait le tour du monde.
Cette année­là, le royaume de
dix millions d’habitants a reçu
163 000 demandeurs d’asile, un
record continental proportion­
nellement à sa population. Or, la
Suède avait déjà accueilli
240 000 personnes sur l’ensem­
ble des cinq années précédentes.
Si ces arrivées massives ont sus­
cité un élan de solidarité, elles ont

aussi beaucoup choqué les Sué­
dois. « 2015 a constitué un point de
rupture essentiel », observe le cher­
cheur Carl Dahlström, spécialiste
des politiques migratoires, qui
évoque deux types d’effets. Politi­
que, d’abord : « Après 2015, la ques­
tion de l’immigration s’est retrou­
vée au centre du débat politique,
pour ne plus le quitter, ce qui cons­
titue un défi pour de nombreux
partis, en raison de leurs divisions
internes et de la montée de SD. »
L’autre impact porte sur la per­
ception de la situation par les
Suédois à l’époque : « Beaucoup
de gens ont eu le sentiment que la
société était poussée à ses extrê­
mes limites, au point de menacer
les institutions, et cela parce que
nous avions une des politiques
migratoires les plus libérales d’Eu­
rope. » En quelques mois, « l’opi­
nion publique a basculé », ajoute
Tommy Möller.
L’idée que la Suède ne pouvait
pas accueillir toute la misère du
monde a fait son chemin, renfor­
cée par le débat sur l’échec des po­
litiques d’intégration et les graves
difficultés économiques des
communes, chargées de l’accueil
des nouveaux arrivants. En 2019,
le gouvernement a décidé de
prolonger pendant deux ans les
mesures restrictives en matière
d’asile, adoptées dans l’urgence
début 2016.
Cette année, l’Agence des migra­
tions table sur 23 000 arrivées.
Stefan Löfven répète que c’est en­

core beaucoup trop, provoquant
des tensions au sein du gouverne­
ment avec ses alliés verts, qui ne
partagent pas son point de vue.
Jeudi 5 mars, le ministre de la jus­
tice, Morgan Johansson, a, dans
une interview au journal Expres­
sen, rappelé que le royaume scan­
dinave avait désormais « une des
politiques les plus restrictives en
Europe » et ne « fonctionnait plus
comme un aimant à réfugiés ».

Indignation
A droite, le parti conservateur
n’est pas en reste, avec la publica­
tion de deux images sur les ré­
seaux sociaux. La première mon­
tre Tobias Billström, président du
groupe conservateur au Parle­
ment, en géant, gardant les fron­
tières de la Suède, accompagné du
hashtag « aldrigmer2015 » (« ja­
mais plus 2015 »).
La seconde est une photo du
chef de file du parti, Ulf Kris­
tersson, en tenue de chasse, barré
des mots « Stärk gränsen » (« Ren­
forcez la frontière »). Face à l’indi­
gnation qu’elle a suscité, le parti a
finalement décidé de la remplacer
rapidement par une photo du
leader en costume cravate.
En réaction, de jeunes réfugiés,
arrivés en Suède il y a cinq ans,
publient sur Facebook, depuis
quelques jours, des textes pour
raconter leur parcours, sous leurs
photos barrées d’un bandeau qui
dit « Je suis 2015 ».
anne­françoise hivert

LES  CHIFFRES


88 
C’est le nombre de demandes
d’asile déposées en Autriche
en 2015, année record pour un
pays de 8,8 millions d’habitants.

12 
C’est le nombre de demandes
d’asile déposées en Autriche
en 2019, le chiffre le plus bas
depuis 2010.

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