Le Monde - 08.03.2020 - 09.03.2020

(Marcin) #1

2


0123
D I M A N C H E 8 - L U N D I 9 M A R S 2 0 2 0

Le livreur sonne


toujours deux fois


Du poulet fermier


aux jeux vidéo,


du préservatif à l’apéro,


tout est livrable


désormais.


L’homme moderne


se transforme peu à peu


en flemmard augmenté.


Ou en coursier éreinté


ENQUÊTE


Par Nicolas Santolaria

D

urant les vacances de fé­
vrier, face au manque de
neige et aux tempéra­
tures anormalement éle­
vées pour la saison en alti­
tude (15 °C à 1 800 mètres),
le conseil départemental de la Haute­
Garonne a décidé de faire acheminer
50 tonnes de précieux or blanc par héli­
coptère, sur les pistes de la station de ski
pyrénéenne de Luchon­Superbagnères.
Coût total : 5 000 euros. Auquel il faut
ajouter une polémique. En effet, cette
manœuvre aérienne largement média­
tisée n’a pas été du goût de la ministre
de la transition écologique, Elisabeth
Borne : « Enneiger les stations de ski par
hélicoptère n’est pas une voie possible »,
avait­elle tranché sur Twitter.
Par l’excès, cette opération héli­
portée est venue souligner le fait que
nous baignons aujourd’hui dans un ima­
ginaire envahissant : celui de la livraison.
Ce nouveau paradigme de notre rapport
au monde présuppose, en premier lieu,
que nous n’avons pas le temps. Attendre
que les flocons tombent d’eux­mêmes?
Aller acheter des lasagnes chez le trai­
teur? Eh puis quoi encore! Du poulet
fermier aux jeux vidéo, de l’apéro aux
phénomènes météo, des préservatifs à la
tomme de Savoie, tout a donc vocation,
aujourd’hui, à être livrable. Bati.link pro­
pose, par exemple, de « remédier aux
problématiques liées au manque de piè­
ces sur un chantier grâce à un système de
livraison express de votre matériel direc­
tement sur votre lieu d’intervention ». En
un mot, vis, silicone et plaques de BA13
viennent désormais à vous, comme par
enchantement.
Sur le site d’Allo Apéro, l’argu­
mentaire de la page d’accueil est du
même tonneau : « Une rupture de stock
de boissons fraîches peut survenir lors
d’une cérémonie. Si cela arrive, il ne faut
pas être inquiet. Car il est possible de vous
faire livrer des alcools frais à température
de dégustation en 30 minutes à Paris cen­
tre. » La formule fonctionne aussi pour
les produits stupéfiants. Aujourd’hui, il
est devenu tout aussi facile de se faire li­
vrer à domicile un sachet d’herbe ou un

« Avec prudence


et sans CO 2! »,


me prévient


l’application, qui


me permet de


suivre en temps


réel, sur une


carte, l’avancée


de mon curry de


poulet, comme si


j’étais un général


des armées


L E B Û C H E R D E S H A L L S D ’ E N T R É E

Quand New York ploie sous les colis


Q


uand le Sequoia Building, un vieil immeuble de la
14 e Rue à Manhattan, a envisagé de refaire sa très chic
entrée, le principal sujet de conversation a concerné
l’espace prévu pour les paquets. Après l’époque où
les copropriétés se déchiraient sur la tolérance face à Airbnb,
c’est à présent la question des livraisons de cartons qui les
fait gamberger. La ville de New York reçoit un million et
demi de paquets par jour, qui s’entassent en pyramides fragi­
les sur les paliers, à côté des ascenseurs, près des boîtes aux
lettres, sous les pieds et dans le dos des réceptionnistes...
Le résultat est d’autant plus frappant qu’historique­
ment les halls d’entrée des gratte­ciel new­yorkais ont tou­
jours été conçus pour en mettre plein la vue aux visiteurs :
marbre, mosaïque, miroirs, portiers à casquette... Il n’a ja­
mais été question de convertir ces mètres carrés les plus
chers du monde en entrepôts pour des paquets de couches.
Ou pour des jouets, un matelas, de la lessive, trois culottes,
une ampoule... Ces livraisons ont augmenté en quantité et
en qualité. On n’hésite plus à commander du très gros ou du
tout petit, du sec ou du périssable... « On fait livrer tout cela
dans des buildings qui n’ont jamais été conçus pour être des
stations de réception! Et tout cela parce que c’est plus pratique
pour nous! », note, interdit, José Holguin­Veras, directeur du
Center of Excellence for Sustainable Urban Freight Systems
(« centre d’excellence pour des systèmes de fret urbains du­
rables »). Ses travaux montrent que les livraisons dans la
ville ont plus que triplé en dix ans et qu’un New Yorkais sur
six recevrait un paquet par jour. Alors que les entreprises d’e­
commerce se targuent d’avoir éliminé toute friction de leurs
plates­formes, les entrées d’immeuble sont le maillon faible
de la chaîne des achats en ligne.
Le building situé à l’extrémité ouest de la 103e Rue,
par exemple, a opté, comme d’autres, pour l’aménagement
d’une grande package room (« salle des paquets »). Il y a dé­
sormais dans son entrée trois énormes placards : l’un est
réservé pour les livraisons du pressing, un autre pour les
colis en tous genres et un dernier pour les paquets à réex­
pédier (si la taille des chaussures commandées ne convient
pas, si on s’est trompé de modèle d’adaptateur...) par le por­
tier. Le doorman n’en est pas à la première redéfinition de

son métier, lui qui, il y a encore quelques années, œuvrait
aussi comme garçon d’ascenseur dans le même bâtiment.
Plus au sud de Manhattan, le responsable du cour­
rier de l’immeuble du Washington Square Village a vu sa
charge de travail exploser avec la gestion des colis. Des car­
tons en vrac envahissent le lobby en dehors des heures
d’ouverture de sa loge. Dans le Meatpacking District, à l’an­
gle de la 49e Rue et de la IXe Avenue, les concierges à l’accueil
distribuaient encore les paquets jusqu’en 2019. Les gérants
de la tour ont finalement aménagé une salle spéciale pour
les livraisons, recrutant de nouveaux employés chargés de
les distribuer, à la manière d’un bureau de poste interne
ouvert de 6 heures à 22 heures...
La volonté est claire : tout plutôt que le chaos aperçu
dans les entrées d’immeubles voisins où les paquets s’en­
tassent et empoisonnent les relations entre voisins. Dans
une ville où les noms des occupants n’apparaissent pas à
l’extérieur des immeubles, le moment où l’on fouille parmi
les paquets permet de se faire une idée de leur identité. Ou
de leur prêter les pires intentions. « Notre problème, c’est les
vols des paquets dans le hall. Malgré les caméras de sécurité,
le voleur, qui habite ici, n’a toujours pas été arrêté », raconte
un habitant de Fort Washington Avenue. Dans cet immeu­
ble, les colis s’entassent sous les boîtes aux lettres ou par
terre dans un recoin à côté de l’ascenseur. La statue de saint
Jude, patron des causes perdues, dans sa cage vitrée, trône à
l’autre bout du hall, ce qui limite son efficacité.
« Les réaménagements ne suffiront pas face au
rythme d’augmentation du flot des livraisons... », prédit José
Holguin­Veras. Un lecteur du New York Times a récemment
suggéré que les colis soient tirés par des canons depuis
l’Etat voisin du New Jersey pour être récupérés par des fi­
lets installés au­dessus des immeubles de Manhattan, ce
qui résoudrait du même coup les problèmes de circulation
du centre­ville. La piste est intéressante, mais elle ne régle­
rait pas la question des locaux à poubelles dont la taille
augmente presque aussi vite que ceux des mail rooms
(« salles de courriers »). Où mettre tous ces cartons vides
dont il faut maintenant se débarrasser?
Guillemette Faure

gramme de coke qu’une pizza quatre
fromages. « Dans les grandes métropoles,
le phénomène des livraisons de drogue à
domicile, sur fond de promotions com­
merciales délivrées par SMS, ne cesse de se
développer », peut­on lire dans un rap­
port de l’Observatoire français des dro­
gues et des toxicomanies (OFDT) datant
de 2019. Bienvenue dans un monde qui
ne supporte plus le manque.
Boostée par l’essor de l’e­com­
merce au début des années 2000, la li­
vraison est progressivement devenue
un mode de vie en soi et ce n’est pas un
hasard si Amazon a développé un ser­
vice de streaming pour les abonnés de
son offre premium. Scotché devant la
nouvelle saison de la série Fleabag, l’in­
dividu moderne est invité à rester chez
lui où, tel un oisillon dans son nid, il est
alimenté par d’innombrables capillari­
tés marchandes, se transformant pro­
gressivement en flemmard augmenté.
Alors que l’entrée dans l’âge adulte
constituait jusqu’alors en un apprentis­
sage de la frustration, nous sommes
aujourd’hui maintenus dans un état en­
fantin, où chacun de nos désirs doit être
satisfait dans l’instant.
C’est au royaume – légal celui­ci –
de la nouille fumante que cet appétit
pour le fait de voir quelqu’un venir
sonner chez vous lesté d’un paquet à la
main se développe avec le plus d’en­
train. En France, le marché de la livrai­
son de repas est estimé à 3,3 milliards
d’euros (soit 5 % de la restauration
commerciale totale), en progression de
20 % par an, d’après une étude menée
en 2019 par le cabinet Food Service
Vision. Trois commandes sont passées
chaque seconde dans l’Hexagone et
47 % des Français se font livrer des re­
pas à domicile ou au bureau, 84 % chez
les 18­24 ans.
Il est 13 heures passées et, après
ce long préambule, mon estomac gar­
gouille. Entre deux livraisons de livres
par Amazon, il est grand temps de dé­
marrer cette enquête de terrain depuis
mon domicile en téléchargeant l’appli
Deliveroo. Après avoir renseigné mon
adresse, partagé mes données de géo­
localisation et mes coordonnées ban­
caires, je commande un bo bun et des
Free download pdf