Le Monde - 08.03.2020 - 09.03.2020

(Marcin) #1
D I M A N C H E 8 - L U N D I 9 M A R S 2 0 2 0

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Vincent Chabault est socio-
logue spécialiste de la consom-
mation, auteur d’« Eloge du ma-
gasin. Contre l’amazonisation »
(Gallimard, 2019). Pour lui,
l’essor de l’e-commerce a para-
doxalement créé des formes de
socialisation. Des rendez-vous
entre acheteurs et vendeurs
du site Leboncoin à la multipli-
cation des points-relais,
le besoin d’interaction humaine
n’a pas été totalement balayé
par l’ubérisation des échanges.

Dans votre ouvrage, vous insistez
sur le fait que les magasins
« physiques » assurent des
fonctions symboliques et sociales
qui leur ont permis de résister
à leurs concurrents numériques.
La vente en ligne est-elle dénuée
de ce supplément d’âme?
Le rôle du magasin dans
la consommation va bien au-
delà de l’approvisionnement.
Il répond aux besoins d’appar-
tenance, de distinction, à la
construction identitaire de cha-
cun. C’est un lieu de rencontres,
de sociabilisation, un endroit
où l’on passe du temps...
Pour autant, le commerce en
ligne n’est pas obligatoirement

déshumanisé et déshumanisant.
Le succès de la plate-forme de
petites annonces Leboncoin
en est le meilleur exemple. 80 %
des transactions effectuées sur le
site se réalisent face à face et non
par l’intermédiaire d’un envoi
postal. Des premiers échanges
jusqu’à l’étape finale de la vente,
l’engagement du vendeur ama-
teur dans la relation marchande
est complet et n’a rien de virtuel.
Ce besoin d’interaction humaine
est encouragé même sur des pla-
tes-formes généralistes comme
Amazon, à travers des forums
sur lesquels on peut poster son
avis et réagir à celui des autres.
Il y a bien là une manière
d’ajouter une composante so-
ciale à un dispositif technique.

La livraison dans un point-relais,
qui nécessite de se rendre
dans un magasin pour retirer
un produit acheté en ligne,
procède-t-elle d’une relation
marchande particulière,
à mi-chemin entre virtuel et réel?
En France, l’activité des points-
relais, vieille de trente-cinq ans,
a pris un essor considérable
à partir du milieu des années


  1. En 2017, pas moins
    de 505 millions de colis ont été


expédiés soit à domicile, soit
en relais-colis. Les acheteurs
choisissent les deux options,
même si leur préférence va à la
première solution quand elle est
disponible. Il n’empêche : 86 %
des consommateurs en ligne
se sont fait livrer dans un relais-
colis. Cette prestation contredit
le mythe de la fluidité du com-
merce en ligne. Le rôle économi-
que des points-relais ainsi que
leur impact environnemental –
moindre que celui de la livraison
individuelle à domicile –, a été
étudié. En revanche, il existe
encore trop peu de travaux sur
les nouvelles formes de travail,
de rémunération et de subordi-
nation qu’ils ont fait apparaître.

Lesquelles?
Contre une rémunération faible
(entre 25 et 35 centimes en 2018
selon les opérateurs et la taille
des colis) et la promesse d’attirer
de nouveaux clients des colis
vers leurs magasins, les commer-
çants adhérant aux réseaux re-
lais-colis exécutent des tâches
qui s’ajoutent à leur activité prin-
cipale et en modifient le cadre.
La manutention, le stockage
des marchandises, le contrôle

informatique à travers le disposi-
tif numérique fourni par l’opéra-
teur pour « flasher » le colis à sa
réception et à son retrait, le prin-
cipe de la rémunération à la tâ-
che, entre autres, rapprochent ces
commerçants indépendants des
travailleurs des plates-formes.

Dans ces conditions, et à l’inverse
d’une transaction purement
numérique, un commerçant
relais-colis peut-il créer du lien
avec un client qui n’est pas le sien?
Les relations entretenues avec
celui qui vient pour retirer son
paquet restent informelles,
imprévisibles et parfois sources
de tensions. Les commerçants
ne sont responsables ni des pro-
duits commandés ni des délais
de livraison. Pourtant, c’est
souvent sur eux que se portent
les réclamations des acheteurs en
ligne. Ces tensions relationnelles,
combinées à la saturation de
l’espace du magasin par les colis
à certaines périodes de l’année,
aux faibles rémunérations et à un
taux de conversion faible
de nouveaux clients vers l’activité
principale du commerce, pous-
sent une partie des prestataires
à abandonner ce service.
Catherine Rollot

GUILLAUME MARTIAL
POUR « LE MONDE »

« Le commerce


en ligne n’est pas


obligatoirement


déshumanisant »


raviolis aux légumes (oui, le journa­
lisme a parfois une dimension héroï­
que). « Aidez­nous à réduire les déchets :
ne demandez des couverts que si vous en
avez besoin », précise un onglet, signe
des nouvelles préoccupations écologi­
ques (ou du « greenwashing », selon le
point de vue) d’une industrie qui re­
pose, pour l’instant, en un équilibre pré­
caire, sur le contenant à usage unique.
Quelques dizaines de minutes plus tard,
le plat arrive à ma porte, tendu par un
bras qui dépasse à peine de l’ascenseur.
« Bon appétit, bonne journée... », me dit
le livreur, qui se remet immédiatement
à pianoter sur son smartphone.
Tout cela fut si furtif que je ne
suis même pas sûr que nous ayons
réussi à échanger un regard. Dans les
heures qui suivent, en contraste avec
l’apparente légèreté de ce mode d’appro­
visionnement, j’ai beaucoup de mal à di­
gérer ce bo bun (les risques du métier).
Voilà pourquoi j’opte le lendemain pour
les services de Frichti qui, au lieu de plats
venant de restaurants, propose « des pro­
duits frais, cuisinés maison avec amour à
Paris ». Je commande un Kinn Kaho, « un
curry vert comme on le fait là­bas, avec
du riz, du poulet fermier et des feuilles
de combava. Il n’y a plus qu’à mélanger
le tout! » Et à le réchauffer, summum de
l’effort susceptible d’être consenti par
l’ancien chasseur­cueilleur devenu
homo numericus prothétique. « Votre li­
vreur arrive. Avec prudence et sans
CO 2! », me prévient l’application, qui
me permet de suivre en temps réel, sur
une carte, l’avancée de mon curry de
poulet, comme si j’étais un général des
armées surveillant la progression d’une
division d’infanterie.
Quand il débarque, mon livreur
porte, comme cela arrive souvent, un
gros casque de moto, signe que pour l’ab­
sence de CO 2 il faudra repasser. Douées
pour le marketing et le business, les
boîtes de livraison le sont un peu moins
pour les conditions de travail. Elles exi­
gent bien souvent une dévotion totale
sans offrir, en contrepartie, de contrat en
adéquation avec cet investissement. La
fragilité de ce statut se fait sentir encore
plus dans un monde sur lequel le coro­
navirus fait planer le spectre du confine­
ment – et de la porte qui ne s’ouvre plus
pour réceptionner la pizza.
Même si l’ubérisation n’est pas
une fatalité (la société coopérative Les
Coursiers bordelais propose CDI, mu­
tuelle et titres­restaurants à ses colla­
borateurs), il suffit, pour se couper l’ap­
pétit, de regarder le webdocu Invisibles,
de Julien Goetz et Henri Poulain, diffusé
récemment sur France TV et disponible
en replay, où témoignent les petites
mains corvéables de cette gig economy
(« économie des petits boulots »). Le li­
vreur, un autoentrepreneur libre
comme l’air? « Même s’il est indépen­
dant, il dépend en réalité de la plate­
forme, qui lui distribue les tâches, et du
client, qui, en cas de mécontentement,
peut faire remonter de mauvais com­
mentaires à la plate­forme. Celle­ci se ré­
serve le droit de mettre fin à toute col­
laboration, sans avoir à présenter le
moindre motif », résume Victor Nicolas
dans son e­book Dans les coulisses de la
food­delivery : les secrets de la livraison à
vélo (Edition Kindle).
12 h 49, le lendemain : un peu
écœuré, je teste tout de même les servi­
ces d’Uber Eats. On me prévient que ma
commande sera livrée à 13 h 20, 13 h 45 au
plus tard, si le scénario se dérègle. Mon
livreur « roule à vélo », précise l’appli.
Pourquoi, alors, sort­il lui aussi de l’as­
censeur avec un casque de moto sur la
tête? Réservé jusque­là aux grandes ag­
glomérations, ce système de livraison se
développe aujourd’hui dans les petites
villes, où la nouvelle aventure consiste à
commander des McDo en restant assis
sur son canapé. La livraison est une toxi­
comanie en soi : ainsi, 25 % des utilisa­
teurs ont l’intention de commander plus
souvent dans les douze prochains mois,
d’après une étude de Food Vision Service
de 2019. Livraison de produits frais de
proximité (Epicery), d’ingrédients à cui­
siner soi­même (Foodette), de fruits et
légumes fraîchement coupés (Koupé) :
les initiatives dans le secteur semblent
aussi nombreuses que les types avec de
gros sacs carrés sur le dos dans les rues
de nos villes.
Doutant désormais de ma capa­
cité à pouvoir faire par moi­même une
omelette, je décide de commander une
boîte d’œufs (avec du papier toilette et
des bougies d’anniversaire), en m’en re­


mettant aux bons soins de Glovo, une
start­up née en 2014 à Barcelone, qui
propose de livrer à peu près tout et
n’importe quoi en un temps record.
Pour 3,90 euros, la livraison permet en
plus d’éliminer le fameux dilemme mé­
taphysique de la poule et de l’œuf. Ce
qui arrive en premier, c’est toujours le
livreur, encore avec un casque de moto
qui, pour tout dire, lui fait une tête
ovoïde. Il me tend un sachet en papier
kraft.
« Vous êtes super rapide... », lui
dis­je.


  • « Euh, je fais au mieux! », me ré­
    pond le type, éberlué que je me mette à lui
    parler. J’enchaîne, en me disant que c’est
    l’occasion rêvée pour mener une enquête
    au débotté, sur un coin de palier.
    « Vous touchez combien sur une
    livraison? »
    Le type me regarde comme si je
    venais lui demander le code de sa carte
    bancaire. Son portable se met alors à
    sonner.
    « Euh, je ne sais pas. Au revoir
    monsieur! », lance­t­il, en s’engouffrant
    à reculons dans l’ascenseur exigu, le re­
    gard focalisé sur l’écran de son smart­
    phone.
    Exerçant une pression tempo­
    relle maximale sur ses exécutants, le
    système de la livraison marginalise le
    contact humain et rend cette expé­
    rience en partie déceptive, sans saveur,
    voire un peu traumatisante. Car man­
    ger, en réalité, ce n’est pas que se cata­
    pulter des calories au fond de l’estomac,
    c’est aussi parler avec des gens, humer
    une atmosphère, bref faire société au­
    delà de toute visée utilitaire. Dans son
    livre paru le 20 janvier, Rendre le monde
    indisponible (La Découverte, 144 p., 17 €),
    le philosophe et sociologue Harmut
    Rosa explique que, en voulant que les
    êtres et les choses deviennent disponi­
    bles de manière permanente et illimi­
    tée, notre société ne fait qu’alimenter
    de nouveaux cycles de frustration,
    nous privant des richesses potentielles
    de l’existence, de sa résonance. « Là où
    “tout est disponible”, le monde n’a plus
    rien à nous dire », résume­t­il, comme
    s’il venait de se faire livrer un Poke
    Bowl par Deliveroo.

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