Le Monde - 08.03.2020 - 09.03.2020

(Marcin) #1

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D I M A N C H E 8 - L U N D I 9 M A R S 2 0 2 0

L E M O T D E L A S E M A I N E

Famille


n. fém.


Groupement de personnes


unies par les liens du sang,


du mariage ou par le partage


d’idées. Elles se déchirent


à l’occasion, comme “la grande


famille du cinéma français”,


après les César. Ou elles


savent s’unir pour forcer


le destin, comme les Rouvier,


qui présentent une liste 100 %


familiale pour les élections


municipales à Brenon (Var)


LE BLOC-NOTES

L A M A I N


M O U E T T E


L’ANCIEN FOOTBALLEUR ET APPRENTI POÈTE
Eric Cantona avait curieusement déclaré
en 1995 : « Quand les mouettes suivent
un chalutier, c’est parce qu’elles espèrent
qu’on va leur jeter des sardines. » Un célèbre
aphorisme à la signification jamais éluci-
dée, mais que la recherche vient appuyer :
selon le Times de Londres, une récente
étude de l’université d’Exeter, au Royaume-
Uni, montre que les mouettes préfèrent
(à 80 %) le goût de la nourriture lorsqu’elle
est passée par des mains d’humains.

28 %


C’est la proportion moyenne
des conducteurs qui s’arrê-
tent pour laisser passer
les piétons sur les passages
qui leur sont réservés, selon
une étude publiée dans
le Journal of Transport
& Health du mois de mars,
qui montre par ailleurs que
plus une voiture est chère,
moins son chauffeur est
respectueux des bipèdes.

LES MARSEILLAIS
CONTRE LE GPS

Pour la deuxième fois
en quelques semaines,
une voiture a invo­
lontairement plongé
dans l’eau du Vieux­
Por t, à Marsei lle,
lundi 2 mars. En cause,
non pas un moment
de distraction, mais un
système de navigation
GPS qui confond une
pente de mise à l’eau
avec l’entrée d’un tun­
nel. Le conducteur, un
homme de 56 ans, a été
secouru par les marins­
pompiers, indemne,
mais « en hypothermie
et choqué », selon
France 3 Provence­
Alpes­Côte d’Azur.

LASSE RUSSE

B

izarrement, mes deux fils ont une vision assez négative
de mon travail. Non pas qu’ils fassent partie des 61 % de
Français qui pensent que les journalistes sont asservis
aux lobbys de la finance (Baromètre de confiance envers
les médias 2020). En réalité, leur courroux est motivé par
tout autre chose. « J’aimerais pas être journaliste plus tard,
m’a confié récemment mon plus jeune fils, parce que t’as jamais le
temps de jouer avec moi. » « Tu travailles tout le
temps! », s’est également plaint le plus grand.
Bref, ce qui dérange mes enfants, c’est le
caractère visiblement très chronophage de ma
servitude professionnelle. Là où je me vois exer­
cer un métier un peu romantique et moins con­
traignant que beaucoup d’autres, rédigeant de
longs textes sous les toits pour essayer de me
faire croire que je suis un lointain cousin de Gay
Talese, mes enfants, eux, me perçoivent plus
prosaïquement comme un esclave enchaîné à
son écran d’ordinateur, jamais dispo, toujours en
retard d’un article à rendre.
Ce sentiment provient en premier lieu, je
pense, de ma pratique du télétravail. Comme il
n’existe pas de coupure stricte entre l’espace de la
vie familiale et le lieu où je produis de la copie,
mes enfants ont du mal à comprendre – et qui sai­
sirait un tel paradoxe? – que je suis à la fois là avec
eux, et en même temps au boulot. Car si mon
chef a consenti à ce que je travaille à distance, ce
n’est pas pour que je me retrouve, in fine, à mon­
ter un circuit Hot Wheels ou à faire une partie de
Bata­waf durant mes heures de service. Mais allez
expliquer ça à un enfant! Tout ce qu’il voit, lui,
c’est que je me trouve dans son champ de percep­
tion, à même pas un jet de balle rebondissante,
comme une promesse de bataille potentielle sur
le lit et d’allumage éventuel de la console de jeu.
En toute logique, l’enfant tente donc, par
les stratagèmes les plus retors, de me détourner de mon labeur. « Papa,
regarde ce vaisseau en Lego! » Là, je marmonne généralement un
« mmmh » inattentif. « C’est pour toi Papa! », s’exclame alors l’enfant
dans un éclat de tendresse qui me conduit immanquablement à allon­
ger un bras vers lui (oui, ce petit a tout compris au principe du cheval
de Troie). Mais au bout d’un moment, une fois qu’il devient évident
que j’ai été totalement distrait, je finis par l’éconduire sur un ton un
peu plus vif : « Non, pas maintenant, j’ai du boulot! » Situation désa­
gréable où se trouvent mises en balance des urgences professionnelles
dont on sait qu’elles sont souvent relativisables et la vie psychique de
l’enfant en construction.
Systématiquement renvoyé dans les cordes en raison d’impé­
ratifs qu’il ne comprend pas, celui­ci risque de se sentir dévalorisé, se
considérant finalement comme moins attrayant que ce fichu clavier
azerty qui semble avoir envoûté son père. Pour dénouer cette situa­
tion complexe, c’est ma femme qui, tel un casque bleu, est souvent
obligée de s’interposer : « Vous n’avez pas compris que votre père tra­
vaille! », dit­elle, comme si elle déployait une rangée de barbelés pour
me protéger d’une invasion. Si elle a un fondement réel (j’ai en effet

des articles à rendre), cette posture du père affairé témoigne aussi du
fait que, par atavisme culturel, beaucoup d’hommes continuent
aujourd’hui à donner la priorité à leur travail, même si leur affection
pour leurs enfants est indéniable.
Procédant d’antiques normes masculines, cette attitude se tra­
duit dans les variations salariales qui affectent de manière différentielle
les membres du couple devenus parents. Parce qu’elles réduisent ou in­
terrompent plus volontiers leur activité profes­
sionnelle, les femmes se retrouveraient avec une
diminution de 20 % de leur revenu, cinq ans
après l’arrivée d’un enfant (Insee, 2019). En revan­
che, cette naissance n’aura eu aucune incidence
sur les salaires des hommes qui, comme le souli­
gnait une étude de l’OCDE (Organisation de coo­
pération et de développement économiques),
en 2016, ne seraient que 4 % à prendre un congé
parental de longue durée en France. « Devenus
pères, c’est comme si les hommes craignaient de
n’avoir plus ni le temps ni l’espace de penser leur
vie. A chaque nouvelle naissance, les femmes tra­
vaillent moins, les hommes plus », écrit la psycho­
logue Sylviane Giampino, dans Pourquoi les pères
travaillent­ils trop? (Albin Michel, 2019).
Pour les hommes, la rémunération et
l’impact sur la carrière seraient les deux princi­
paux freins au temps partiel ou au congé paren­
tal d’éducation (étude « Les hommes en entre­
prise : regards croisés hommes­femmes », Ob­
servatoire de la responsabilité sociétale des en­
treprises et Good to Know, 2018). Signe que cette
prise de distance masculine avec les impératifs
professionnels est encore taboue, près d’un
homme sur deux souhaitant bénéficier d’un
congé parental déclare appréhender de devoir
l’annoncer à son manageur. Présentés comme
des innovateurs sociaux dès qu’ils changent
une couche en écoutant Tame Impala, les nou­
veaux pères font perdurer en réalité nombre d’attitudes archaïques,
sans forcément en être pleinement conscients.
« Les pères revendiquent de pouvoir assurer davantage de pré­
sence familiale mais leur seconde nature d’hommes travaillants les
freine. Ce réflexe incorporé qui les fait plier face aux commandements de
la réalité professionnelle, plus réelle à cet instant que toute autre, vient in­
hiber leur sens d’une vie de couple avec enfants plus équilibrée », poursuit
la psychologue Sylviane Giampino. Problématique, cet alibi parfois un
peu éculé du travail se retrouve donc aujourd’hui au cœur d’une réparti­
tion inégalitaire des charges éducatives selon les genres : aux femmes la
gestion répétitive du quotidien, aux hommes les apparitions ludiques
et événementielles (« Comme j’ai bouclé mes dossiers, je vous amène à
Disneyland! »). C’est à se demander si en organisant quotidiennement,
telle une rockstar, son inaccessibilité, le père de famille ne travaillerait
pas en secret à un nouvel objectif : sa starisation domestique.

Renvoyé dans


les cordes


en raison


d’impératifs


qu’il ne


comprend pas,


l’enfant risque


de se considérer


comme moins


attrayant que


ce fichu clavier


azerty


PARENTOLOGIE


« Non, pas maintenant!


Papa bosse »


L’éducation est une science (moyennement) exacte. Cette semaine,
Nicolas Santolaria s’interroge sur cette propension des hommes à utiliser le prétexte
du travail pour échapper à la partie de Bata-waf avec ses enfants

DAVID ADRIEN

Si vous associez Ingmar à la Suède,


vous associez probablement Mamadou


au Sénégal ou au Mali. Le premier


sera blond. Le deuxième, noir. L’inverse


vous surprendrait. Sur ces stéréotypes


se construit parfois toute une vision


du monde. Le signe : le passage à


l’antonomase, quand un nom propre


devient un nom commun. Une Marie-


Chantal. Un Kevin. Voire une Loana ou une


Nabilla. Les quadragénaires savent ce


qu’est « un Régis ». On a pris un ensemble


des tâches. Pas juste une répartition
internationale des tâches : il ne s’agit pas
de plombiers polonais, de maçons
portugais ni de manœuvres maliens, mais
de Blancs et de Noirs. Et les manœuvres,
en bas de la hiérarchie, sont souvent noirs.
Voilà pourquoi le sociologue, pendant
son enquête, a pu entendre, de la bouche
de contremaîtres, blancs : « Ce Mamadou-
là, il est bien. »
L’antonomase est utilisée au quotidien,
et ce n’est pas un secret. Les intéressés
l’entendent. Certains s’y résignent
en silence : le racisme est le prix à payer.
Certains réagissent et mettent en avant
leur dignité : « J’ai un prénom, et ce
n’est pas Mamadou. » Le respect passe
par la reconnaissance de leur identité
individuelle, celle d’Adama ou Boubacar.
D’autres aussi réagissent, mais
différemment : « Je ne suis pas un
Mamadou », sous-entendu : je suis noir,

certes, mais guadeloupéen, pas africain,
ou africain et noir, mais pas musulman,
il y a des Mamadou, mais je n’en fais
pas partie.
Du prénom à l’insulte, il n’y a qu’un pas,
un « un » ajouté aux stéréotypes construits
par la vie quotidienne et les relations
de pouvoir. C’est ce qu’a admis le conseil
des prud’hommes de Paris, le 17 décembre,
en reconnaissant la discrimination
systématique de vingt-cinq travailleurs
maliens... s’appuyant notamment
sur l’enquête de Nicolas Jounin.

Professeur de sociologie à l’université Paris-VIII
et auteur de « La Sociologie des prénoms »
(La Découverte, 2016)

de caractéristiques et on a créé un type.
Aujourd’hui le Kevin est plutôt jeune
et de classe populaire, il est l’objet
de blagues. L’antonomase soutient une
forme d’humour facile.
Mais c’est quoi, « un » Mamadou? Sur
les chantiers du bâtiment étudiés par
le sociologue Nicolas Jounin, ce n’est pas
une blague : c’est un manœuvre noir,
et c’est une insulte raciste. Pourquoi
un Mamadou alors? Les chantiers
fonctionnent sur une répartition ethnique

L E P R É N O M D E S G E N S

Mamadou


Par Baptiste Coulmont
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