4 |international DIMANCHE 8 LUNDI 9 MARS 2020
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A Alger, les féministes donnent de la voix
Le « carré féministe » a réussi à surmonter l’adversité initiale pour s’imposer dans les marches du Hirak
alger envoyé spécial
E
lles sont là, imperturba
bles, dressées derrière
une banderole (« Nos
droits, c’est tout le temps
et partout ») tandis qu’autour
d’elles les clameurs montent de
la foule. A l’entrée de la faculté
centrale d’Alger, la scène fait dé
sormais partie du rituel du Hirak,
le mouvement de protestation
dont l’Algérie est le théâtre de
puis un an. Cet espace insolite au
cœur de la capitale, entre grilles
et chaussée, morceau de trottoir
annexé pour une heure ou deux,
ses occupantes l’ont baptisé
« carré féministe ».
Elles ne sont pas très nom
breuses – une trentaine – mais el
les font du bruit avec leurs slo
gans sans détours – « Algériennes
libres, n’acceptant pas la honte.
Nous poursuivrons la route jus
qu’à la victoire » – et détonnent
dans un mouvement qui, audelà
de la revendication en faveur de
la démocratie, élude en général
les sujets qui fâchent.
« Le grand changement »
Le « carré féministe » n’a vocation
à exister qu’à l’orée de la marche
hebdomadaire du vendredi. Une
fois que la procession s’ébranle
au pied des immeubles hauss
manniens du centreville, la pe
tite troupe se dilue dans la vaste
foule. Ses slogans en faveur de
l’« égalité hommefemme » n’en
continuent pas moins de fuser au
milieu des exhortations à jeter
« les généraux à la poubelle » ou à
envoyer les « voleurs » du pouvoir
derrière les barreaux.
Voilà maintenant plus d’un an
que les féministes algériennes
s’affichent ainsi ouvertement sur
le pavé du Hirak. « Nous existons,
nous sommes dans la photo du
Hirak », se réjouit la sociologue
Fatma Oussedik, une féministe
de la génération militante des
années 1970. « Les femmes ont été
de tous les mouvements et de
toutes les guerres en Algérie,
poursuitelle. Mais, aujourd’hui,
elles sont là pour ellesmêmes, et
c’est le grand changement ». Un
affichage joyeux et têtu, sans
concession. Du jamaisvu en
Algérie sous une forme aussi
décomplexée.
Le « carré » du vendredi a es
saimé. On l’a retrouvé à Oran et
Constantine. Et les énergies ont
convergé dans la rédaction, le
21 juin à Tighremt (Kabylie),
d’une déclaration solennelle – si
gnée par une quinzaine d’asso
ciations ou collectifs – revendi
quant « l’égalité entre hommes et
femmes sur le plan politique, civil,
économique, culturel, social et ju
ridique ». Dans une Algérie qui vit
sous le régime d’un code de la fa
mille formalisant expressément
la subordination de la femme par
rapport à l’homme, la « déclara
tion de Tighremt » ne manque
pas de hardiesse.
Ce 8 mars sera une sorte de pre
mier anniversaire. Car si le Hirak
a débuté sur une échelle natio
nale le 22 février 2019, motivé à
l’époque par la seule révolte
contre la candidature d’Abelazziz
Bouteflika à un cinquième man
dat présidentiel, il a été marqué
deux semaines plus tard – le ha
sard de calendrier avait fait tom
ber le 8 mars un vendredi – par
l’irruption des féministes dans le
mouvement. Les femmes avaient
certes déjà rejoint l’agitation en
nombre. Leur présence « a permis
le caractère civilisé des manifes
tations », relève la politiste Louisa
Dris AïtHamadouche.
Mais l’affichage des féministes
ès qualités avec leurs slogans
spécifiques date du 8 mars. Il
s’agit, dès lors, d’assumer publi
quement ce combat dans le com
bat, cette cause dans la cause.
« On ne veut pas être une simple
force d’appoint à un mouvement
qui ne reconnaîtrait pas l’égalité
hommefemme, explique Amel
Hadjadj, blogueuse et étudiante
en médecine. Le souci d’unité du
mouvement ne doit pas nous em
pêcher de lui donner un contenu
sur des questions clivantes ».
L’audace n’est pas passée ina
perçue. Elle a d’abord suscité une
certaine hostilité. Banderoles ar
rachées, bousculades, menaces
verbales : le carré féministe a été
accusé de « diviser » le Hirak en
défendant des positions « contre
la tradition ». Quant à ceux qui
pouvaient éventuellement sym
pathiser « en théorie », ils appe
laient à la discrétion en invo
quant le traditionnel argument
d’opportunité – « ce n’est pas le
moment » – qui avait déjà si sou
vent servi dans le passé à enterrer
les combats en faveur des droits
des femmes.
« Talentueuses et déterminées »
Pourtant, l’hostilité ne fut pas gé
nérale. Une solidarité s’est même
manifestée quand un Algérien ré
sidant à Londres a diffusé, en
avril, sur les réseaux sociaux, une
vidéo incitant à jeter de l’acide au
visage des féministes du carré.
Des militants du Hirak ont su re
trouver son adresse, le harceler
en ligne en retour et ont porté
plainte contre lui. L’homme dut
présenter ses plus plates excuses.
Depuis l’incident, la tension est
retombée autour du carré fémi
niste, qui a su normaliser sa pré
sence. « Il suffit de discuter avec
nos contradicteurs, observe Lydia
Ait Bouziad, étudiante en com
munication. Dès qu’on parle de
leur mère ou de leur sœur, certains
jeunes excités peuvent se calmer
et comprendre. »
« On dit souvent que l’Algérie est
rétrograde, abonde Intissar Bend
jabellah, étudiante en littérature.
Conservatrice, oui. Mais rétro
grade? Si l’Algérie l’était vraiment,
on n’aurait jamais pu manifester
ainsi dans la rue pendant un an
pour l’égalité des genres. »
Dans l’ardeur de cette aventure
du carré féministe, plusieurs
générations se sont croisées.
« Elles sont notre joie », dit Fatma
Oussedik, la « soixantehui
tarde », en évoquant les « jeunes
talentueuses et déterminées » qui
ont émergé à la faveur du Hirak,
issues de la vague de féminisa
tion massive des universités
(60 % d’étudiantes). Le contraste
entre une telle percée éducative
et la réalité du marché du travail
(17 % seulement de femmes) en
dit long sur les acquis autant
que sur les limites de la mutation
sociétale algérienne. La tension
induite par cette ambivalence
a été l’un des aliments de l’effer
vescence militante autour du
carré féministe.
L’enjeu pour cette nouvelle gé
nération de féministes, qui n’a
pas connu les déchirements de
sa devancière de la « décennie
noire » (années 1990) – dont une
bonne partie a soutenu les opéra
tions de l’armée contre les isla
mistes – est la « réappropriation
par les femmes de l’espace public »,
note Khadidja Boussaïd, cher
cheuse en sociologie urbaine. A
l’heure du harcèlement de rues
- rançon de la plus grande visibi
lité sociale des femmes – ce com
batlà est d’une acuité brûlante.
« Les jeunes féministes sont plus
axées sur la question des corps,
le droit de leur corps d’exister sans
être stigmatisé », ajoute l’étu
diante Intissar Bendjabellah. Une
de leurs aînées, l’écrivaine Was
syla Tamzali, auteure d’Une édu
cation algérienne (Gallimard,
2007), le dit à sa manière : « Ma gé
nération était focalisée sur l’acti
vité de plaidoirie juridique, atelle
résumé mercredi 4 mars lors d’un
passage en IledeFrance. Mais il
faut se libérer de ce qu’on écrit sur
nos corps. Car nos corps sont des
corps écrits. » Le carré féministe
du Hirak, ou la tentative des fem
mes algériennes de se réappro
prier le récit de leurs corps.
frédéric bobin
La fortune secrète de Juan Carlos fait trembler la monarchie espagnole
Les révélations se multiplient depuis que « La Tribune de Genève » a affirmé que l’exmonarque avait reçu 100 millions de dollars de l’Arabie saoudite
madrid correspondante
J
uan Carlos cachait 100 mil
lions à Genève. » Etalé en une
du quotidien suisse La Tri
bune de Genève du 4 mars, les
révélations sur la fortune secrète
de l’ancien monarque espagnol,
nourrie de capitaux provenant
d’Arabie saoudite, ne cessent de
puis de provoquer des remous au
sud des Pyrénées.
Unidas Podemos, qui gouverne
en coalition avec les socialistes, a
demandé l’ouverture d’une com
mission d’investigation parle
mentaire, tout comme les partis
indépendantistes catalans, bien
décidés à tirer profit de ce scandale
qui affaiblit la Couronne. « Il faut
lever tous les doutes sur le compor
tement corrompu présumé de l’an
cien chef d’Etat », a demandé le
porteparole de la gauche radicale,
Pablo Echenique. Tandis que le
porteparole de la Gauche républi
caine de Catalogne (ERC), Gabriel
Rufian, a dénoncé « l’opacité d’une
famille payée huit millions d’euros
par an juste pour son nom, qui, en
plus, fait des affaires avec les satra
pes d’Arabie saoudite ».
Le Parti socialiste ouvrier espa
gnol (PSOE) a, au contraire, fermé
la porte à une enquête parlemen
taire, en argumentant que l’ancien
roi jouissait au moment des faits
de l’inviolabilité reconnue par la
Constitution au chef de l’Etat. La
justice espagnole a cependant de
mandé des précisions à la Suisse
sur le compte présumé de Juan
Carlos, qui a perdu son immunité
totale en 2014, lorsqu’il a abdiqué
au profit de son fils Felipe VI.
Un « don » aux Bahamas
Au centre de ce scandale financier
qui fait trembler la maison royale,
se trouve celle qui fut l’amante du
vieux roi « émérite », âgé de
82 ans : Corinna Larsen, plus
connue du nom de son exmari
- un prince allemand – comme
Corinna zu SaynWittgenstein. De
vingtsix ans sa cadette, cette chef
d’entreprise allemande d’origine
danoise a reçu, en 2012, un « don »
de 65 millions de dollars, sur un
compte domicilié aux Bahamas,
qui a fait sonner les alarmes du
procureur suisse Yves Bertossa.
Selon Mme Larsen, il s’agit d’un
cadeau de celui qui occupait, en
core à l’époque, le trône d’Espa
gne. C’est « une forme de donation
pour elle et pour son fils, pour qui il
avait de l’affection », explique au
journal suisse son avocat, Robin
Rathmell. L’argent provient d’un
compte de la banque privée Mi
rabaud, correspondant à une fon
dation domiciliée au Panama,
nommée Lucum. L’unique béné
ficiaire aurait été l’ancien roi
d’Espagne. Les fonds de cette fon
dation opaque ne font eux pas de
doutes : ils proviennent d’un
virement de 100 millions de dol
lars, effectué le 8 août 2008, par
le ministère des finances d’Ara
bie saoudite.
S’agitil de commissions illéga
les pour l’attribution du contrat
saoudien de construction du
train à grande vitesse reliant Mé
dine et La Mecque, remporté par
un consortium formé d’une dou
zaine d’entreprises espagnoles
en 2011, pour un montant record
de 6,7 milliards d’euros? En 2018,
plusieurs sites d’information es
pagnols ont reproduit des écoutes
de Corinna Larsen effectuées,
en secret, par un ancien policier
véreux, le commissaire José Ma
nuel Villarejo, dans lesquelles cel
leci assure que Juan Carlos aurait
perçu des commissions illégales
sur ce contrat.
En Espagne, la justice a classé l’af
faire après une brève enquête,
faute de preuve et du fait de l’in
violabilité du roi. Le procu
reur Bertossa a, lui, ouvert une en
quête pour « soupçons de blanchi
ment d’argent aggravé » contre
Mme Larsen et les gérants de la fon
dation panaméenne. Ces derniers
soulignent cependant une inco
hérence flagrante : il semble peu
probable que l’Arabie saoudite ait
payé en 2008 pour un contrat
dont l’appel d’offres ne sera lancé
qu’en 2009 et le vainqueur dési
gné en 2011. D’autre part, si Juan
Carlos a perçu des commissions il
légales, cellesci devraient avoir
été versées par les entreprises es
pagnoles, et non par Riyad.
Le site d’information El Confi
dencial rappelle que deux événe
ments peuvent expliquer ce « ca
deau » de l’Arabie saoudite au roi.
En 2007, Juan Carlos a concédé au
roi Abadallah le titre de chevalier
de l’ordre de la Toison d’or, la plus
haute distinction existant en Es
pagne. Cette décision controver
sée avait été perçue comme une
tentative de blanchir l’image du
régime saoudien. Tout comme,
en 2008, après une autre visite du
monarque arabe en Espagne, l’ac
cord de coopération économique
et culturelle signé entre Riyad et
Madrid. Or, c’est une semaine
après sa publication au bulletin
officiel que le virement de
100 millions de dollars atterrit
sur le compte suisse de la fon
dation Lucum.
Quelle que soit la raison de ce
virement, le directeur du site d’in
formation de gauche, Eldiario,
Ignacio Escolar, souligne dans un
éditorial très dur, qui contraste
avec l’indulgence des grands titres
de la presse espagnole, qui ont re
légué l’information aux pages in
térieures des quotidiens, que « le
chef d’Etat d’un pays démocratique
ne devrait pas recevoir 100 millions
de dollars d’une dictature pétro
lière », ni « cacher des millions dans
des paradis fiscaux » ou « utiliser sa
fonction pour s’enrichir ».
Par ailleurs, le parquet anticor
ruption espagnol mène toujours
l’enquête sur les possibles com
missions illégales versées en
marge de l’attribution du contrat
du « TGV du désert ». Il s’intéresse
au rôle de la chef d’entreprise ira
nienne Shahpari Zanganeh, rému
nérée 134 millions d’euros par
les entreprises espagnoles pour
son travail de conseil et d’intermé
diaire. Elle est l’exfemme du
marchand d’armes saoudien
Adnan Khashoggi, décédé en 2017
et connu pour les fêtes qu’il orga
nisait à Marbella, où il résidait,
comme pour ses bonnes relations
avec Juan Carlos...
L’ancien monarque est aussi
confronté à la colère de son an
cienne amante. Corinna Larsen a
annoncé son intention de porter
plainte pour « menaces et harcèle
ment » contre Juan Carlos et l’an
cien directeur des services secrets
espagnols, Felix Sanz Roldan. Se
lon elle, les pressions auraient
commencé en 2012, après la célè
bre partie de chasse à l’éléphant
qui révéla à l’Espagne l’existence
de la maîtresse du roi, et auraient
eu pour but qu’elle ne révèle pas
les « secrets d’Etat » se trouvant en
sa possession. 2012 est aussi l’an
née où la fondation Lucum a été
dissoute et qu’elle a en a reçu le
solde de 65 millions de dollars...
sandrine morel
« Le chef d’Etat
d’un pays
démocratique
ne devrait pas
utiliser sa
fonction pour
s’enrichir »
IGNACIO ESCOLAR
du site d’information « Eldiario »
Manifestation dans les rues d’Alger pour le 43e vendredi d’affilée du Hirak, le 13 décembre 2019. SABRI BENALYCHERIF