10 |france MARDI 18 FÉVRIER 2020
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C’est autour d’un avocat proche de
l’extrême gauche, d’un performeur
russe et d’une étudiante que
s’est noué le scandale politique
ENQUÊTE
C’
était il y a deux mois,
le lundi 9 décem
bre 2019, dans l’am
phi Poincaré de
l’Ecole polytechnique. « Dr. Juan
Branco » – comme le jeune avocat
d’extrême gauche se fait désor
mais appeler sur son compte Twit
ter – est invité par une association
d’élèves de l’X, l’école d’ingénieurs
la plus prestigieuse de France. Su
jet : les élites.
Devant cette « masse d’héri
tiers », ces « immenses privilégiés »
de 20 ans qui se trouvent face à lui,
Juan Branco, 30 ans, gronde : « La
République ne vous appartient
pas. » « Vous aurez en toutes cir
constances une certitude, se désole
l’avocat des « gilets jaunes » dans
l’un des principaux amphis du
campus de Palaiseau, celle de pré
server, au sein du petit Paris et de
l’Etat, un capital qui vous permet
tra de vivre agréablement. » Pen
dant ce temps, « la République pé
rit de sa corruption » et « le pays
choit par sa tête. Sa décomposition
(...) est le fruit d’une décadence dé
vastatrice ». A eux « de corriger ce
monde qui va à sa perte » et de
« l’aider à se relever, avant qu’une
nouvelle crise ne finisse de mettre
fin à ces processus qui se nourris
sent des restes cadavériques de
l’Etat », exhortetil.
Corriger ce monde, c’est la mis
sion que s’est fixée ce fils d’une
psychanalyste et du producteur de
cinéma Paulo Branco. Par tous les
moyens. Le succès de son livre Cré
puscule, d’abord téléchargé gratui
tement une centaine de milliers
de fois avant d’être édité Au Diable
Vauvert (2019) et de s’écouler à
130 000 exemplaires supplémen
taires (sans compter les 20 000 en
format poche depuis sa sortie, il y
a quatre mois), lui a ouvert de
nombreuses portes, y compris
dans les cénacles les plus élitistes.
Oreille coupée, lèvres cousues
Le défenseur du « gilet jaune »
Maxime Nicolle, alias « Fly Rider »,
court d’un amphi de Polytechni
que aux pages de Elle, du Web Sum
mit de Lisbonne – un des plus
grands rendezvous de la « tech »
européenne – à France Culture, où
l’ancien candidat de La France in
soumise (LFI) aux élections législa
tives de 2017 dans la 12e circons
cription de SeineSaintDenis
(13,94 %, en quatrième position)
défendait, il y a quelques jours en
core son dernier ouvrage, Assange.
L’antisouverain (Editions du Cerf,
496 p., 20 euros).
Au même moment, un autre
trentenaire, un Russe réfugié en
France, fait le tour des universités.
Le 19 décembre, le performeur
Piotr Pavlenski planche devant des
étudiants dans les locaux de l’école
de droit de PanthéonAssas (Pa
risII), place du Panthéon, sur « l’art
politique ». Efflanqué, le visage
émacié, ce natif de Leningrad (an
cien nom de SaintPétersbourg) au
français tâtonnant s’est fait con
naître par ses automutilations,
oreille coupée, lèvres cousues,
scrotum cloué, sa manière de pro
tester contre le régime du prési
dent russe Vladimir Poutine.
« L’art politique agit de l’intérieur
de la mécanique du pouvoir et force
l’appareil d’Etat à se démasquer »,
expliquetil. Un curieux person
nage, probablement assez peu au
fait des municipales parisiennes,
qui a obtenu l’asile en France alors
qu’il « n’était pas menacé pour des
motifs politiques, mais pour des
soupçons de violences et d’abus
sexuels », assure sa traductrice Ga
lia Ackerman dans Le Parisien.
L’activiste russe a convié pour
l’occasion Juan Branco. Non qu’il
connaisse bien l’avocat français,
mais il a une invitation à rendre.
Un mois plus tôt, Branco lui a pro
posé d’intervenir à Lisbonne dans
une conférence consacrée à « La ré
sistance aux pouvoirs », aux côtés
de dissidents venus de Chine ou
d’Algérie et de l’ancien président
équatorien Rafael Correa, réfugié
politique en Belgique.
« Il me semblait que Piotr Pa
vlenski était une figure majeure »,
explique aujourd’hui Branco
au Monde. Le performeur russe n’a
pu s’y rendre mais a dépêché son
avocate de l’époque, Dominique
BeyreutherMinkov. Mais mainte
nant qu’il est luimême l’invité ve
dette d’une université parisienne,
Piotr Pavlenski a demandé à sa pe
tite amie, Alexandra de Taddeo, de
reprendre contact avec Branco sur
Facebook et de l’inviter à sa confé
rence sur « l’art politique ».
D’Alexandra de Taddeo, cette
brune de 29 ans qui traduit la con
versation, Branco ne sait presque
rien, ditil. Tout juste constatetil
que cette étudiante en droit à l’uni
versité ParisII parle parfaitement
le russe. Ellemême connaît Pa
vlenski depuis quelques mois.
Auparavant, celuici était marié à
une Russe, Oksana Chaliguina,
avec laquelle il vivait une union li
bre aux exigences étranges : parce
qu’elle n’avait pas respecté « l’hon
nêteté » que le couple s’était jurée,
Oksana s’est coupé la phalange
d’un doigt de la main droite, pour
se faire pardonner...
Alexandra de Taddeo, originaire
de Metz, vient d’un milieu plus
bourgeois et sans doute plus con
ventionnel que la précédente
épouse de Pavlenski. Mais elle a le
goût de l’étranger et des relations
internationales. « La politique
étrangère de la Fédération de Rus
sie en Arctique », c’est le titre du
mémoire de maîtrise pour lequel
elle s’est rendue en Arctique en
mars 2019, quelques mois après
avoir effectué un stage à l’Alliance
des avocats pour les droits de
l’homme, puis un autre à l’Unesco.
En 2016 et 2017, elle a aussi animé
deux émissions sur la Russie sur la
radio confessionnelle Fréquence
protestante. Membre du Conseil
parisien de la jeunesse, elle semble
s’intéresser beaucoup à la politi
que. Aux candidats aux élections
municipales dans la capitale, en
tout cas.
En novembre 2018, Alexandra de
Taddeo prend ainsi contact avec
Gaspard Gantzer, l’un des candi
dats à la Mairie de Paris, qui vient
de lancer son mouvement Pari
siennes, Parisiens. « J’ai initié la
création de la webradio de l’univer
sité de ParisII. Nous avons une
émission sur la précampagne pour
les municipales de 2020 », atelle
écrit à l’ancien conseiller en com
munication de François Hollande.
Les numéros de téléphone ont
bien été échangés mais la jeune
femme n’a ensuite jamais rappelé.
Gantzer ignore que, quelques mois
plus tôt, cette jeune femme dont il
a tout juste regardé les publica
tions sur Instagram, partageait des
vidéos intimes avec le portepa
role du gouvernement, Benjamin
Griveaux.
Une bagarre éclate
En somme, Juan Branco est l’invité
d’un couple qu’il connaît à peine.
Avant de se rendre au Panthéon,
l’avocat est passé dans le « squat »
qu’occupent Piotr et Alexandra, au
cœur du quartier de la Mouzaïa,
dans le 19e arrondissement de Pa
ris – en réalité, une maison occu
pée illégalement et dont le couple
a fait changer toutes les serrures,
au grand dam des propriétaires.
L’avocat devine « la situation pré
caire et socialement isolée » de Pa
vlenski. Aussi, après la conférence
à ParisII, alors qu’ils sont allés par
tager un verre, il propose à ses
nouveaux amis – c’est sa version –
de passer le Nouvel An en sa com
pagnie. Il a convaincu son amie,
Lola H., une étudiante en méde
cine dont les parents possèdent un
vaste appartement audessus du
Café de Flore, d’organiser une fête
le 31 décembre.
Ce soir de réveillon, l’assemblée
comprend donc les très jeunes in
vités de l’étudiante et les connais
sances de Juan Branco. Plusieurs
amis de l’avocat ont décliné l’invi
tation. L’éditeur Florent Massot a
fait faux bond, comme l’ancien
patron de Grazia parti chez Vanity
Fair Joseph Ghosn. Ou encore De
nis Robert, défendu en 2009 dans
l’affaire Clearstream – coïnci
dence du « petit Paris » – par
l’épouse de Benjamin Griveaux,
Me Julia Minkowski. Mais les nou
veaux amis de l’avocat, Alexandra
et Piotr, sont bien là.
C’est lors de cette fête qu’Alexan
dra évoque mystérieusement
« une importante action » et indi
que que Piotr pourrait, à cette oc
casion, solliciter Juan Branco pour
sa défense. « Je m’attendais à quel
que chose de l’ordre de ses actions
en Russie, je dois dire que j’étais en
thousiaste », reconnaît Branco.
Evoqueton déjà ce soirlà, autour
de coupes de champagne, le nom
de Benjamin Griveaux et ses
échanges intimes? Parleton plus
généralement d’« outings » en
tout genre, comme lorsqu’il avait
suggéré une « sympathique pro
motion canapé » du secrétaire
d’Etat Gabriel Attal, « pacsé à la
ville » avec un conseiller politique
de l’Elysée?
Personne n’ignore en tout cas
combien Branco déteste le nou
veau pouvoir. Dans son livre Cré
puscule, il étrille aussi bien Attal,
qui fut son condisciple à l’Ecole al
sacienne (6e), que Griveaux, ce pi
lier de la Macronie triomphante,
naguère proche de Dominique
StraussKahn, dont il détaille les
salaires et les avantages au porte
parolat du gouvernement.
Le soir du 5 janvier 2019, Branco
se trouvait aux côtés d’un groupe
de « gilets jaunes » et de manifes
tants vêtus de noir lorsque quel
quesuns d’entre eux, du haut d’un
engin de chantier, avaient tenté de
forcer le porche en bois du minis
tère, rue de Grenelle. Depuis, l’avo
cat se vante souvent de cette soirée
où Griveaux a dû être exfiltré par
son service de sécurité : « A la vio
lence du gouvernement, ils ont ré
pondu en investissant le lieu censé
porter leurs mots. »
Le 31 décembre, la soirée bat son
plein dans l’appartement du bou
levard SaintGermain lorsqu’une
bagarre éclate. Piotr Pavlenski, fu
rieux de la réflexion d’un des invi
tés, lui assène un coup de poing
dans la figure. Selon des témoins,
le Russe s’empare même d’un cou
teau, et pendant qu’on cherche à le
maîtriser, reçoit une bouteille de
champagne sur le crâne. Il par
vient cependant à planter son
arme dans la cuisse d’un invité et
trace une longue estafilade sur le
visage d’un autre. Lorsque la police
arrive, le couple a disparu. Diman
che 16 février, Piotr Pavlenski a
d’ailleurs été entendu en garde à
vue au sujet de cette agression.
Début février, l’activiste russe re
prend néanmoins contact avec
Juan Branco et lui montre les fa
meuses vidéos de Benjamin Gri
veaux, dont tout le monde ignore
encore l’existence.
Il est loin ce temps où, comme le
11 janvier 2017, l’avocat s’encom
brait de scrupules : « Voir que l’in
time et le sexuel restent, en nos es
paces “civilisés”, des armes de des
truction politique, est désespé
rant. » Le défenseur de Julian
Assange, auteur des WikiLeaks,
considère désormais que toute vé
rité doit être exposée – qu’impor
tent les conséquences. « Le citoyen
doit luimême décider ce qui peut
être reçu ou non. Toute création
d’intermédiation, y compris jour
nalistique, crée un pouvoir et ce
pouvoir peut être vecteur de corrup
tion », développetil sur Fran
ce Culture, le 11 février. Quelques
heures avant le scandale.
« C’est ta décision »
Voilà les vidéos postées sur le site
Pornopolitique.com, créé quel
ques semaines plus tôt par Piotr
Pavlenski. Elles sont aussitôt re
prises par des sites de « gilets jau
nes ». Mais ce sont deux Tweet
renvoyant vers Pornopoliti
que.com qui leur donnent une
audience plus large. Le premier
est l’œuvre de l’exurologue et
chroniqueur à L’Express Laurent
Alexandre. Le second du député
Joachim SonForget, exclu de La
République en marche (LRM) à la
suite de propos sexistes, avant de
s’afficher sur Twitter avec Marion
Maréchal, puis de tenter de faire
d’Alexandre Benalla son assistant
parlementaire.
Nous sommes dans la soirée du
jeudi 13 février. A Paris, au Théâtre
du RondPoint où Juan Branco
vient de donner une nouvelle
conférence, cette fois avec l’écri
vain Alain Damasio, l’avocat mon
tre les vidéos à son préfacier Denis
Robert et aux convives qui parta
gent sa table au restaurant. Le can
didat à la Mairie de Paris Benja
min Griveaux, lui, sait déjà qu’il va
renoncer à sa campagne : il a ap
pris ce qui se tramait la nuit précé
dente par le député (LRM) de Paris
Mounir Mahjoubi, luimême
alerté par... l’équipe de Cédric Vil
lani, le candidat dissident de LRM.
Estce pour ne pas se faire pho
tographier ou parce que l’épreuve
est trop rude? Griveaux renonce
à se rendre à l’Elysée et téléphone
longuement à Emmanuel Ma
cron. Le secrétaire général de
l’Elysée, Alexis Kohler, comme le
conseiller Philippe Grangeon,
sont d’avis que le candidat pour
rait poursuivre sa campagne. Le
président de la République laisse
le choix au candidat : « C’est ta dé
cision. Si tu veux y aller, je te pro
tège et on se met en phalange der
rière toi. » Griveaux décline. Il
n’ignore pas que sa cote de popu
larité était déjà faible. Selon les in
formations du Monde, il sait, sur
tout, que ses ennemis détiennent
d’autres images compromettan
tes. Autant s’éviter un supplice
lent.
Quel rôle joue ensuite l’avocat
du trio? « L’inénarrable avocat et
activiste Juan Branco m’a envoyé,
ce midi, un lien audelà du réel (si
gné par l’artiste Piotr Pavlenski) »,
écrit le 12 février sur les réseaux
sociaux une certaine Zoé Sagan.
Une mystérieuse créature qui tra
que dans des chroniques acides
les « dérives » du monde de la
mode, de la culture et du journa
lisme, une jeune plume énigmati
que qui semble proche de Juan
Branco (certains assurent même
que Zoé Sagan est un pseudo
nyme de l’avocat ou qui désigne
un collectif) et vient tout juste de
publier au Diable Vauvert (l’édi
teur de Branco) un premier ro
man engagé, Kétamine (496 p.,
23 euros) « critique sociale au vi
triol par une Balzac 2.0 ».
« Résistance » à Macron
Branco détaille, devant les micros,
les motivations de Piotr Pa
vlenski : montrer ces vidéos et ces
SMS, échangés durant quelques
semaines, au printemps 2018,
sont une manière de dénoncer la
« tartufferie » de Benjamin Gri
veaux, qui avait mis en avant du
rant sa campagne des « valeurs fa
miliales ». Un « geste de résis
tance » à Emmanuel Macron...
« Piotr considère que le régime ma
cronien s’assimile de plus en plus
au régime poutinien », explique
Branco. Mais dimanche, sur Twit
ter, il se montre tout à coup plus
prudent : « Si j’ai été heureux de
voir ce couple, dans son innocente
folie, se jouer de tous pour révéler à
quel point cette société sombre
dans la plus scabreuse inanité dès
qu’on lui propose une fixation libi
dinale, je n’y ai évidemment pas
participé. Sinon comment les re
présenter? »
Comment, en effet? A l’AFP,
Piotr Pavlenski a expliqué qu’il a
bien « consulté » Me Branco avant
de « mettre la vidéo en ligne ».
Dans l’aprèsmidi, l’avocat se pré
sente néanmoins dans les locaux
de la police judiciaire parisienne
pour rencontrer celui qu’il
nomme déjà son « client » russe.
Et s’indigne : « Le parquet, en une
violation exceptionnelle des droits
de la défense, a décidé de s’opposer
à ma désignation. » Impossible :
seul le bâtonnier peut demander
à un avocat de se retirer. En vérité,
l’activiste russe n’a jamais dési
gné Juan Branco pour le défendre,
il a choisi dès samedi Me Marie
Alix CanuBernard, également dé
signée par Alexandra de Taddeo,
avant que l’avocate pénaliste ne
renonce, dimanche, à assurer la
défense de ses clients.
Benjamin Griveaux, lui, a porté
plainte samedi dans les locaux de
la direction de la police judiciaire
pour atteinte à l’intimité de la vie
privée. Une enquête préliminaire
a été ouverte. M. Griveaux a égale
ment visé Laurent Alexandre et
Joachim SonForget.
Les responsables politiques,
horrifiés par cette opération
commando, ont unanimement
volé à son secours. LFI, l’ancien
parti choisi par Branco aux légis
latives de 2017, a également dé
sapprouvé la publication des vi
déos. Mais une partie radicalisée
de l’opinion continue de poursui
vre le candidat déchu de sa vin
dicte. Selon son avocat, Me Ri
chard Malka, un groupe de « gi
lets jaunes » a publié sur les ré
seaux sociaux adresse et code
d’entrée de Benjamin Griveaux,
qui vit depuis samedi 15 février
sous protection policière. Un cau
chemar sorti des cerveaux fous
d’un activiste russe, d’une intri
gante et d’un avocat bien décidé à
faire tomber le lieutenant de son
pire ennemi : le président de la
République.
raphaëlle bacqué,
ariane chemin
et simon piel
Piotr Pavlenski, le 14 février, à Paris. LIONEL BONAVENTURE/AFP
A P R È S L A R E N O N C I A T I O N D E B E N J A M I N G R I V E A U X
GRIVEAUX A APPRIS
CE QUI SE TRAMAIT
LA NUIT PRÉCÉDENTE PAR
LE DÉPUTÉ (LRM) MOUNIR
MAHJOUBI, LUIMÊME
ALERTÉ PAR L’ÉQUIPE
DE CÉDRIC VILLANI
SELON LES INFORMATIONS
DU « MONDE », GRIVEAUX
SAIT QUE SES ENNEMIS
DÉTIENNENT
D’AUTRES IMAGES
COMPROMETTANTES
Juan Branco, le 14 février, à Paris. LIONEL BONAVENTURE/AFP
Derrière la chute
de Griveaux, un
trio sans foi ni loi