Le Monde - 18.02.2020

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MARDI 18 FÉVRIER 2020 économie & entreprise| 19


Godefroy de Bentzmann, président du syn­
dicat professionnel Syntec Numérique. Avec
Tech in France, association de l’industrie nu­
mérique, ce dernier vient d’adresser aux
pouvoirs publics dix recommandations
« pour une ambition européenne en matière
de cloud qui concilie souveraineté numérique
et besoins du marché ».
« Les données sont un élément de la création
de valeur, mais aussi un enjeu stratégique et
éthique, développe Michel Paulin, directeur
général d’OVH. Le stockage de ces données est
un acte de puissance. Aujourd’hui, 60 % des
données mondiales sont stockées par des ac­
teurs américains ou chinois. C’est bien un en­
jeu de souveraineté! L’Europe est­elle capable
d’apporter une réponse industrielle, finan­
cière, politique, éthique et stratégique à cet en­
jeu? » A l’heure de la cyberguerre, et malgré
l’échec de premières tentatives, les données
numériques sont des actifs qui méritent
d’être protégés. « On parle d’indépendance
énergétique, il est temps de parler d’indépen­
dance numérique! Il faut une stratégie de fi­
lière, un contrat entre l’Etat et les acteurs, et
que l’Etat agisse pour faire vivre ce marché »,
indique Edouard de Rémur.
L’Etat semble avoir pris la mesure des en­
jeux. Un des cinq projets du contrat signé fin
janvier par le comité stratégique de filière
pour les industries de sécurité, baptisé « Nu­
mérique de confiance », prévoit de structurer
l’offre française afin de sécuriser les données
sensibles des entreprises. « L’Etat doit avoir
une doctrine claire sur l’utilisation des don­
nées sensibles et, pour cela, il faut définir ce qui
est sensible pour chaque administration ou
entreprise, car la sensibilité est un concept très
différent d’une organisation à une autre », pré­
vient Servane Augier, directrice déléguée
d’Outscale, filiale cloud de Dassault Systèmes.

« IL FAUT CHASSER EN MEUTE »
Malgré ces efforts et cette prise de cons­
cience, il reste du chemin à faire. A commen­
cer par la construction d’un véritable écosys­
tème national d’offres. « Il faut chasser en
meute », rappelait récemment Marc Darmon,
directeur général adjoint de Thales et prési­
dent du comité stratégique de filière pour les
industries de sécurité.
Mais construire d’autres possibilités aux
offres intégrées, éprouvées, très fonctionnel­
les et accessibles d’AWS, de Microsoft ou de
Google ne sera pas une partie de plaisir. « Il
faut garder à l’esprit que les grands fournis­
seurs américains de cloud ont énormément
investi au cours de la dernière décennie, de
l’ordre de 150 milliards de dollars. Chaque an­
née, ils ont doublé la taille de leur infrastruc­
ture. Les problèmes qu’ils ont eu à résoudre
ont enrichi leur expérience et ils réalisent des
économies d’échelle en étant présents dans le
monde entier. Il est impossible pour de nou­
veaux acteurs d’atteindre ce niveau », argu­
mente Bernard Ourghanlian, directeur tech­
nique et sécurité de Microsoft France.
Message reçu pour Jean­Noël de Galzain :
« Il n’est pas nécessaire de créer de nouveaux
acteurs, il faut adapter et développer les of­
fres existantes. Avec OVH, Outscale, Oodrive
et bien d’autres, nous avons un potentiel fa­
buleux. Nous ne travaillons pas en adversai­
res, il nous faut bâtir des espaces de con­
fiance avec des partenaires européens ou
américains. L’enjeu est de maîtriser l’ensem­
ble de la chaîne de valeur. »
La souveraineté a toutefois un prix. « On
nous dit que le cloud souverain français coû­
tera entre 10 % et 15 % de plus et qu’il offrira
moins de fonctionnalités au début que les so­
lutions américaines... La question est donc :
quel est le coût de la souveraineté et qui est
prêt à le payer? », s’inquiète Stéphane Volant.
Les grands acteurs américains ne restent
pas indifférents à cette aspiration à la souve­
raineté. De fait, ils participent aux groupes de
travail du projet de cloud souverain euro­
péen. « La nouvelle génération de politiques a
une meilleure culture du numérique ; quand
Emmanuel Macron parle en anglais devant les
start­up à Station F ou que Thierry Breton évo­
que le sujet au niveau européen, cela aug­
mente la visibilité de la France. Nous avons de
bons ingénieurs et décideurs, les industriels
sont prêts à y aller, il semble que les étoiles
soient alignées pour que le cloud souverain de­
vienne réalité », analyse Francis Weill, prési­
dent d’EuroCloud, association des acteurs du
cloud. Reste à convaincre un acteur essentiel,
et souvent moins enthousiaste : le client.
sophy caulier

Le cloud public et la question de la souveraineté


SOURCES : SÉNAT, ANSSI, GARTNER, SYNERGY RESEARCH, AMAZON, OVH Infographie : Marianne Boyer, Maxime Mainguet

Un marché en forte croissance...
Marché mondial du cloud public*
en milliards de dollars

*A l’inverse d’un
cloud privé, les
infrastructures
d’un cloud public
sont utilisables
par plusieurs
entités et ne sont
jamais situées
chez le client.

196,

266,

354,


2018 2020 2022

... dominé par les géants américains et chinois

Part du marché mondial au 4e trimestre 2019, en %

Infrastructures cloud :

Américaines

Chinoises

33 %


Amazon/AWS

18 %


Microsoft/
Azur

8 %

Google

6 %

IBM

5 %

Alibaba

3 %

Salesforce
2 %

Oracle
2 %

Tencent

Chire d’aaires en 2019,
en milliards de dollars

OVHcloud
(Etats-Unis) (France)

Amazon/AWS

32


0,

... sous la surveillance
des autorités.

EN CHINE
2017
Loi stipulant que tous
les acteurs chinois
(particuliers et entreprises)
doivent coopérer avec les
services de renseignement
si ces derniers l’exigent.

AUX ÉTATS-UNIS
2018

Cloud Act. Loi stipulant
que les entreprises
américaines doivent si
besoin (crime, menace
terroriste, etc.) fournir
des données stockées
dans leur serveurs, qu’ils
soient aux Etats-Unis ou
à l’étranger.

2011
Lancement oiciel
d’Andromède, projet
visant à créer un cloud
souverain français.

2012
Avec la participation de la
Caisse des dépôts, lancement
de : Cloudwatt, par Orange, et
de Thales Numergy, par
Numericable-SFR et Bull

2014
L’agence nationale de sécurité
des systèmes d’information
(Anssi) teste un référentiel
d’évaluation des « clouds
de conance ».

2015
Orange rachète 100 %
des parts de Cloudwatt.
La Caisse des dépôts (et donc
l’Etat) n’est plus au capital.

2016
Numericable-SFR rachète
100 % des parts de Numergy.
La Caisse des dépôts n’est plus
au capital.
Publication du référentiel
d’évaluation des « clouds de
conance » par l’Anssi.

2020
Orange met n à Cloudwatt.
Signature du contrat
stratégique de la lière
« industrie de sécurité »,
visant notamment à la
création d’un « cloud
de conance ».

Un constat qui pousse les autorités
à créer un « cloud de conance »
pour les acteurs français

EN FRANCE

« LA QUESTION 


EST : QUEL EST 


LE COÛT DE 


LA SOUVERAINETÉ 


ET QUI EST PRÊT 


À LE PAYER ? »
STÉPHANE VOLANT
président du CDSE

bernard charlès est directeur
général de Dassault Systèmes,
qu’il a rejoint en 1983, deux ans
après sa création. Devenue leader
mondial des logiciels de concep­
tion, de fabrication et de simula­
tion industrielle, la société est en­
trée au CAC 40 en septembre 2018.
Le capitaine d’industrie invite les
politiques français et européens à
s’engager pour la protection du
patrimoine que constituent les
données numériques.

De quelle manière
la souveraineté doit­elle
s’appliquer aux données
numériques?
Le monde dans lequel nous vi­
vons n’est plus seulement physi­
que, c’est un monde agrandi par le
virtuel, le numérique. Cela néces­
site de définir de nouvelles con­
ventions sociales, sociétales,
d’éthique, d’interactions... Au fil
de l’histoire, des choses intangi­
bles comme les frontières, qui dé­
finissent un territoire, ou les fré­
quences de communication sont
devenues les éléments du patri­
moine d’un pays. Aujourd’hui, les
données font partie de notre pa­

trimoine. Nous n’acceptons pas
que nos autorités de police et de sé­
curité accumulent des données sur
nos déplacements, et c’est interdit
par la CNIL [Commission nationale
de l’informatique et des libertés],
mais des plates­formes étrangères
le font, totalement et sans limites,
en échange d’un service qui nous
est offert! Il me paraît anormal que
l’on passe des accords avec des pla­
tes­formes étrangères sans avoir
posé la question de la souveraineté
des données qui y sont stockées.

Le cloud souverain,
qui garantit la confidentialité
et l’hébergement des données
en France, répond­il à cette
question?
La notion de cloud souverain doit
répondre à des règles de précaution
définies. Nous avons développé
une telle solution pour nos clients,
non seulement en France et en Eu­
rope, mais aussi dans différentes
parties du monde. Et nous avons
même démontré que c’était renta­
ble. Mais le cloud souverain n’est
pas un problème informatique! Il
doit surtout répondre au problème
de dissymétrie commerciale.

Qu’entendez­vous par
« dissymétrie commerciale »?
Google Maps sait où vous êtes et
où vous allez, mais il y a une dissy­
métrie entre les données récoltées
et le service que vous obtenez en
échange. De plus, vous n’avez pas
conscience de la valeur que ces
données représentent pour eux.
Dès qu’il existe une dissymétrie de
ce type, l’Etat régalien doit interve­
nir car cela a un impact sur les con­
ventions sociétales. C’est un vrai
sujet politique.
Prenons le domaine de la santé.
Toutes les données numériques
qui traitent de la santé des indivi­
dus font partie du patrimoine
d’une nation. Ce « bien commun »,
au sens de Jean Tirole [prix Nobel
d’économie 2014], doit permettre de
rendre un service de santé efficace
et abordable. Pour cela, il convient
de définir des règles de protection,
de droit d’usage, de partage, etc.
Grâce aux données stockées sur
une plate­forme de prise de rendez­
vous chez le médecin, aux feuilles
de soins, aux comptes rendus
d’examens..., en fait tout ce qui en­
tre dans le parcours de santé, il est
possible de « profiler » une popula­

tion ou de prédire une épidémie.
Ces données doivent être au service
du soin en France. Et c’est la voca­
tion du ministère de la santé de gé­
rer ces données plutôt que celle
d’un service hébergé sur une plate­
forme étrangère, même chiffrée!

C’est donc à l’Etat de réguler
l’hébergement des données?
Je ne suis pas du genre à deman­
der plus de régulation de l’Etat,
mais il faut prendre conscience que
notre monde étendu, où réel et vir­
tuel s’entrelacent, demande que de
nouvelles règles soient définies. Si
un opérateur, disons une plate­
forme étrangère, utilise les infras­
tructures que sont les routes pour
proposer un nouveau service à la
population, il ne serait pas anormal
qu’il paie un droit d’utilisation à
l’Etat et lui restitue les données col­
lectées. Ce qui permettrait à l’Etat
de comprendre les flux et donc
d’optimiser le service et sa qualité
dans un environnement multimo­
dal de transport. Mais le politique
commence seulement à compren­
dre ce modèle économique, ses en­
jeux et ses conséquences.
propos recueillis par so. c.

Bernard Charlès : « L’Etat doit intervenir »

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