Libération - 17.02.2020

(Martin Jones) #1

12 u Libération Lundi 17 Février 2020


Ce qu’en disent les opposants. Que la pre-
mière naissance majore la future retraite, très
bien. Mais en permettant la répartition de ces
bonus au sein du couple, le risque est grand de
voir les plus grosses pensions en bénéficier...
donc les hommes. Pour éviter cela, le gouver-
nement propose d’accorder d’office 2,5 % aux
femmes au titre de la maternité. Les députés
de l’opposition critiquent aussi la disparition
des trimestres accordés. Car ces derniers per-
mettaient aux femmes de rattraper (un peu) les
hommes. Ces majorations de durée d’assu-
rance leur permettent aujourd’hui d’atteindre
leur taux plein plus vite et donc de pouvoir par-
tir plus tôt. Demain, il y aura certes des points
maternité qui garantiraient une meilleure pen-
sion, mais il faudra atteindre l’âge d’équilibre
pour ne pas être pénalisée. Enfin, les parents
de trois enfants pourraient aussi y perdre : là
où, aujourd’hui, ils ont 10 % chacun, demain
ce sera 17 % à se répartir au sein du couple.
Ce que répondent les partisans. Le haut-
commissariat chargé de la réforme des retrai-
tes fait remarquer qu’actuellement ce bonus
de 10 % dès le troisième enfant bénéficie «da-
vantage aux hommes qu’aux femmes , ce qui ac-
centue ainsi les inégalités entre les deux sexes».
Par ailleurs, selon l’étude d’impact, revaloriser
les pensions dès la première naissance aidera
les familles monoparentales. La majorité ré-
pète qu’en cas de désaccord dans le couple, ces
bonus seront accordés automatiquement à la
mère, que les familles nombreuses «ne seront
pas pour autant défavorisées» puisque pour
5 enfants, par exemple, le coup de pouce sera
de 25 %. Enfin, les couples à cheval sur l’an-
cien et le nouveau système cumuleront des
avantages dans les deux systèmes : trimestres
accordés dans l’ancien et 5 % par enfant dans
le futur. Bingo.

LES PENSIONS DE RÉVERSION
Ce terrain était le plus miné. Le gouvernement
a été accusé de vouloir supprimer ces pen-
sions qui permettent aux veuves de profiter
d’une partie de la retraite de leur mari décédé.
Car dans le total des retraites versées aux fem-
mes, les pensions de réversion représentent
au total près de 20 %.
Ce qu’en disent les partisans. Ils y voient
la preuve des bienfaits du nouveau système
universel. Demain, les règles en matière de
réversion seront «les mêmes pour tous». Dans
son étude d’impact, le gouvernement expli-
que ainsi que «les règles [...] doivent être har-
monisées afin que l’accès à cette garantie et son
montant ne dépendent plus du statut du
conjoint». Désormais, il s’agira de maintenir
«un niveau de vie constant pour la personne
veuve», en conservant 70 % des droits à re-
traite dont bénéficiait le couple avant le dé-
cès. La pension, accessible à partir de 55 ans,
sera versée sans condition de ressources. «Le
nouveau système opère une redistribution fa-
vorable vers les veufs et les veuves dont la part
des retraites au sein du foyer est faible, notam-
ment les femmes», estime l’étude d’impact.
Ce que répondent les opposants. Jusqu’à
présent, ils pointaient le fait que les femmes
devraient attendre 62 ou 64 ans pour toucher
cette pension de réversion. Le gouvernement
ayant finalement maintenu l’âge d’accès
à 55 ans, on les entend moins sur cette ques-
tion. En revanche, ils s’inquiètent des couples
divorcés. Pour l’instant, le projet de loi renvoie
le sujet à une future ordonnance. Dans son rap-
port, Delevoye prévoyait un solde de tout
compte au moment du divorce. Est-ce à com-
prendre que l’homme offrirait une partie de ses
points à sa femme? Qu’il devra régler une
somme correspondant à une partie de sa future
retraite? Compliqué... On peut craindre qu’au
moment de la séparation, la femme ne soit pé-
nalisée. Surtout si elle n’a pas les moyens de se
payer un bon avocat. Là-dessus au moins, par-
tisans et opposants devraient être d’accord.•

parents peuvent désormais se partager).
Dans le public, c’est la moitié. Et à partir de
trois enfants, la pension est majorée de 10 %
pour chaque parent. Demain, le nouveau sys-
tème prévoit l’obtention de points pour le
congé maternité ou un congé parental. Mais
aussi une majoration de pension pour chaque
enfant, dès la première naissance et avec un
petit bonus quand on arrive à trois : 5 % pour
le premier, 10 % pour le deuxième, 17 % pour
le troisième, 22 % pour le quatrième.

chômage et qui, alors qu’elles auraient pu par-
tir à 62 ou 63 ans, devront attendre 64 voire
67 ans pour partir avec un taux plein.

LES DROITS FAMILIAUX
Pour les femmes, faire des enfants handicape
souvent une carrière et donc la future pen-
sion de retraite. Aujourd’hui, une naissance
offre, pour une salariée du privé, huit trimes-
tres de cotisation (quatre au titre de la mater-
nité et quatre au titre de l’éducation que les

«C’est sur Facebook que je suis les actualités sur la réforme des
retraites. Je suis tombée sur un dessin où on voyait une vieille
infirmière en train de soigner une petite jeune. L’infirmière lui
demande : «Vous faites quoi dans la vie ?» La jeune répond qu’elle
cherche du travail. Je me suis reconnue dans cette petite vieille.
Comme elle, je me dis que je vais mourir au travail. Je suis infir-
mière depuis 2017. C’est quand je suis rentrée aux pompiers vo-
lontaires que j’ai compris qu’il fallait que je devienne infirmière.
J’aime prendre soin des gens. C’est un boulot physique, qui n’est
pas reconnu comme tel, mais je ne me verrai jamais quitter l’hôpital public. Je travaille
en infectiologie. Dans mon équipe, on est 90 % de femmes. La plus âgée a 60 ans. Elle
a un poste aménagé : elle est coordinatrice et fait de l’administration. Elle part bientôt
à la retraite, son poste ne sera sûrement pas remplacé. Moi, je suis de 1986, donc je
vais travailler jusqu’à 64 ans. Je ne sais pas si à 64 ans, on est encore en capacité de
pousser un lit, de faire des prises de sang plié en deux et de changer des pansements.
Ça m’angoisse. Quand tu as travaillé pendant quarante ans, tu as envie d’avoir une
vie décente. Mais comment, avec une pension de 1 000 euros, peut-on payer son loyer,
avoir des loisirs et gâter ses petits-enfants? Je suis très pessimiste : je pense que le gou-
vernement ne fera pas machine arrière car il n’imagine pas nos conditions de travail.»
Recueilli par MATHILDE FRÉNOIS (à Nice)

ANAÏS, 33 ANS, INFIRMIÈRE AU CHU DE NICE
«JE ME DIS QUE JE VAIS MOURIR AU TRAVAIL»

DR

«J’ai commencé à
travailler à 15 ans, à
Sète. Les étés, et les
week-ends le reste
de l’année, je faisais
le ménage dans des
villages vacances.
La société de net-
toyage n’était pas
regardante sur mon âge, je n’étais pas dé-
clarée. Depuis, je n’ai jamais arrêté de tra-
vailler : d’abord dans une cafétéria à Sète,
puis dans une pizzeria à Montpellier. Mais
la pizzeria a été incendiée, et je me suis re-
trouvée au chômage. Ensuite, j’ai enchaîné
les CDD dans la restauration avant de tra-
vailler dans un magasin asiatique. Après
trois ans et demi, j’ai été licenciée. J’ai re-
trouvé une place dans la restauration col-
lective, mais j’ai eu un accident du travail

et j’ai été licenciée pendant mon arrêt ma-
ladie. Ça m’a dégoûtée. Ensuite, j’ai tra-
vaillé dix ans dans la grande distribution
comme employée polyvalente. Et en 2017,
j’ai décidé de passer un CAP de boucherie.
Depuis novembre, je travaille comme bou-
chère dans un grand magasin bio. Durant
ma vie, j’ai connu pas mal de galères : trois
périodes de chômage, des conditions de
travail pénibles, harcèlement, maladies,
accidents... Les trois quarts du temps au
smic, je n’ai pas pu mettre d’argent de côté.
J’ai cotisé toute ma vie, mais je n’ai aucune
idée de ce que je vais toucher à ma retraite.
Je n’ose pas imaginer. En tant que céliba-
taire sans enfant, je risque d’être pénalisée.
Je vais devoir travailler jusqu’à 65 ans, je
serai complètement déglinguée.»
Recueilli par SARAH FINGER
(à Montpellier)

KARINE, 47 ANS, SALARIÉE D’UN MAGASIN BIO
«JE RISQUE D’ÊTRE PÉNALISÉE»

DR

«Mon parcours est très morcelé, avec des périodes de chômage,
d’intérim, de travail salarié. Je n’ai aucune idée de ce que je tou-
cherai à ma retraite. On doit encore s’attendre à d’autres réfor-
mes, alors je n’ai pas envie d’y penser. On verra le jour venu. Mais
quand on modifie les règles, on sait bien que c’est toujours au
détriment des gens. Ces dernières années, j’ai beaucoup travaillé
en indépendante et je ne pourrai sans doute pas prétendre à
grand-chose. Quand je vois tout ce que j’ai donné au RSI (régime
social des indépendants) et que le jour où j’ai été hospitalisée,
je n’ai pas touché un centime... Je pense que je vais devoir travailler jusqu’à 67 ans
pour avoir une carrière complète. J’ai commencé en intérim, avec toutes sortes de
petits boulots, avant d’être embauchée chez Yves Rocher, où je suis restée dix-sept ans.
Puis j’ai de nouveau travaillé en intérim et ensuite comme commerciale. Mais, vivant
seule avec deux enfants, c’était compliqué. En 2007, j’ai cherché autre chose mais je
me suis rendu compte que mon âge posait problème. J’ai voulu reprendre une entre-
prise. L’occasion s’est présentée avec une agence matrimoniale. Je travaillais beau-
coup. Pour 600 euros par mois, avant d’arriver à 1 800 euros. En 2015, je suis repartie
de zéro en m’orientant vers la torréfaction de café. Mais cette activité ne m’apportera
quasiment rien pour la retraite, car en micro-entreprise on cotise très peu.»
Recueilli par PIERRE-HENRI ALLAIN (à Rennes)

GUYLAINE, 58 ANS, TORRÉFACTRICE À PAIMPONT
«JE N’AI AUCUNE IDÉE DE CE QUE JE TOUCHERAI»

DR

FRANCE


ses consacrées aux re-
traites (13 à 14 % du PIB) et en indexant les fu-
turs points non plus sur l’inflation mais sur
les salaires, aurait un «effet redistributif»
vers les plus précaires. Donc en majorité des
femmes. Une note de l’Institut des politiques
publiques (IPP) publiée en juin 2019 souli-
gnait que cette règle des vingt-cinq meilleu-
res années «avantage relativement plus les
carrières ascendantes par rapport aux car-
rières moins dynamiques».
Et que pour une
personne qui aura eu une «carrière heurtée»,
on ira chercher, pour constituer la future
pension, «des cotisations versées en début de
carrière»
donc «comptabilisées à un niveau
plus faible»
car indexées sur l’inflation et non
les salaires. Reste à savoir si l’indicateur fina-
lement choisi (revenu d’activité moyen par
tête) sera vraiment dynamique... Par ailleurs,
le gouvernement insiste sur un autre chan-
gement qui favorisera les plus précaires :
«Chaque rémunération fera l’objet de cotisa-
tions qui permettront d’acquérir des points,
quelle que soit la rémunération, y compris
lorsqu’elle est inférieure à celle exigée au-
jourd’hui pour valider un trimestre (150 heu-
res smic),
est-il rappelé dans l’étude d’impact
du projet de loi. Le nouveau système sera plus
favorable que le système actuel pour les rému-
nérations les plus faibles et pour les femmes
plus nombreuses dans ces situations.»
Enfin,
il s’engage à ce qu’un «assuré durablement
à temps partiel, par exemple à 80 % du smic
toute sa carrière»
, perçoive un «minimum de
pension “complet” lors de son départ à la re-
traite».


L’ÂGE D’ÉQUILIBRE
Dans le futur système (et même dès 2022 en
fonction de ce que décideront les partenaires
sociaux), il faudra travailler jusqu’à une cer-
taine borne (64, 65 ans ou plus) pour avoir sa
retraite à taux plein. En choisissant de partir
avant, on subit une décote de 5 % par an. Si on
part après, on a droit à un bonus de 5 %. Au-
jourd’hui, les générations concernées par le
système universel sont censées cotiser 172 tri-
mestres pour obtenir le taux plein ou bien,
s’ils ne les ont pas, aller jusqu’à 67 ans pour ne
pas subir de décote sur leurs pensions.
Ce qu’en disent les partisans. Que beau-
coup de femmes n’auront plus, justement, à
attendre 67 ans pour liquider leur pension. Se-
lon l’étude d’impact du gouvernement, «28 %
des femmes avanceraient leur départ»
dans le
futur régime. «Il s’agit pour l’essentiel de fem-
mes aux carrières incomplètes, contraintes
dans le système actuel d’attendre l’âge d’annu-
lation de la décote pour prétendre à une pen-
sion à taux plein et donc au minimum de pen-
sion»,
peut-on lire. Et «parmi celles qui
avancent leur départ à la retraite, plus des
deux tiers bénéficieraient d’une augmentation
significative de leur pension (supérieure
à 5 %).»
En revanche, selon le même docu-
ment, «25 % des femmes différeraient leur dé-
part à la retraite»,
d’environ six mois en
moyenne pour la génération 1990. «Pour les
femmes concernées, la pension après réforme
serait en conséquence plus élevée que dans le
système actuel»,
précise le gouvernement.
Ce que répondent les opposants. Que ces
projections ne tiennent pas... Car l’imposante
étude d’impact du gouvernement se base sur
un âge d’équilibre fixé à... 65 ans. Or, puisque
le système devra rester équilibré et qu’il n’est
pas question de toucher aux taux de cotisa-
tion ou au niveau des pensions, il risque
d’évoluer en fonction de l’espérance de vie et
d’être fixé, comme l’a calculé Libération,
à 66 ans pour la génération 1987, ou encore
67 ans pour la génération 1999. Par ailleurs,
ces mêmes opposants pointent aussi les per-
dantes : ces femmes, sans grande qualifica-
tion qui ont commencé à travailler à 20 ans,
auront tout fait pour ne pas se retrouver au


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