Libération - 17.02.2020

(Martin Jones) #1

Libération Lundi 17 Février 2020 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 15


maisons de quartier ont périclité sous l’ac-
tuelle majorité.
Les deux attelages de gauche, qui ont prévu
de fusionner dans l’entre-deux-tours, ne sont
plus obsédés par la croissance. Résignés à
perdre des habitants et de l’emploi? Pas tout
à fait. «On ne veut plus se bercer d’illusions, ex-
plique Emilie Chamoux. Trop longtemps, les
pouvoirs publics ont fait appel à des entrepri-
ses providentielles qui ont laissé la ville en plan
après avoir touché des subventions.» «Et si on
misait enfin sur les bonnes énergies du terri-
toire qui existent déjà ?» complète Nathalie
Charvy, désignant aussi bien l’artisanat,
l’agriculture que l’informatique. La gauche lo-
cale veut du frais et du brassage. Génération-
nel, des étudiants aux retraités. Social, réu-
nissant les jeunes cadres capables de payer
leurs impôts et les exclus qu’il ne faudra sur-
tout pas oublier. Dans cette vision, le Never-
sois vieille souche croiserait le Parisien des-
cendu en une heure cinquante de train et fixé
en province à mi-temps.

«Bohèmes pas bourgeois»
La rue Pont-Cizeau sonne comme une partie
de chifoumi. Ruelle joueuse de la ville basse,
qui tranche avec la dépression des volets fer-
més. Maraîcher bio, boulangerie bio, bouche-
rie bio, papeterie... «On a des clients classe
moyenne, mais aussi des gens pas riches qui
mettent la priorité dans une meilleure alimen-
tation», explique le producteur de légumes
Guillaume Debeer. Des bobos? «Non, les gens
sont éventuellement bohèmes mais pas bour-
geois, s’amuse Wilfrid Sejeau, propriétaire des
deux librairies contiguës (et ancien conseiller
régional EE-LV). Les véritables bourgeois de

Nevers sortent peu de chez eux. Je ne les ai vus
qu’une fois, quand est paru un superbe album
à 400 euros sur l’art de la faïence. Ils avaient
des biftons de 500 balles. En fait, ils venaient
pour faire expertiser leur collection !»
Hormis cette voie à sens unique, pas d’em-
bourgeoisement en vue – la gentrification
bien connue. Nevers gère l’élémentaire : man-
ger, dormir. En tout, 70 % de la population
peut prétendre à un logement social, et pour-
tant 13 % des HLM restent inoccupés (7 % si
on retire les appartements évacués pour
cause de travaux). Le bailleur public, Nièvre
Habitat, démolit et reconstruit plus petit, plus
moderne, jardinet compris. Les cités sur les
berges de Loire sont particulièrement visées
par les chantiers, pour «redéployer» les gens
au «cœur de ville». Celui-ci continue de sentir
le vide : si le magasin au rez-de-chaussée est
condamné, l’appartement à l’étage ne peut
pas non plus être vivant. Pour tromper le re-
gard ou attirer des commerçants, la mairie a
posé des autocollants sur les vitrines désaf-
fectées. Joli tableau de la boutique rêvée,
comme cette fromagerie vintage et contem-
poraine à la fois. Les locaux trop longtemps
vacants sont par ailleurs surtaxés. De son
côté, l’opposition propose un grand plan pour
racheter les lieux déserts via une société
d’économie mixte. Les surfaces trop vastes se-
raient découpées en studios, l’insalubre mis
aux normes, le tout reloué à bon prix.
Les deux listes de gauche ont chacune leur ex-
pert : deux demi-frères. Les jeunes universi-
taires ont livré un exposé auprès de leur
groupe politique, début février. Sujet : Nevers.
«Une ville moyenne comme les autres ?» inter-
rogeait Achille Warnant, doctorant en géo -
graphie à l’Ecole des hautes études en scien-
ces sociales (EHESS). Ce fils d’un ancien chef
de section PS à Nevers, lui-même candidat
avec EE-LV et le PCF, répond que la ville est,
en effet, «comme les autres». Même si le choc
est atténué par la présence d’emplois publics
(municipalité, préfecture, tribunal, hôpital),
contrairement aux bourgades dépendantes
d’usines aujourd’hui fermées. Le militant grif-
fonne quelques pistes pour «redynamiser» la
cité : «En finir avec l’injonction à la croissance
démographique, cesser la concurrence des ter-
ritoires y compris au sein d’une même agglo-
mération...» Le géographe observe cependant
qu’un maire seul, fût-il courageux et dévoué,
ne peut pas jouer au magicien.
«Les partis politiques sont généralement dans
le déni», résume son frère, Elie Guéraut, so-
ciologue à l’Institut national d’études démo-
graphiques (Ined) et à l’université de Stras-
bourg. Lui a discouru devant la liste LFI-PS
(pour laquelle il n’est pas candidat). «Le thème
était “Lutter contre le déclin” mais, à la vérité,
on ne le peut pas. Les mécaniques sociales et
économiques ont changé.» Fantasmes brisés :
les nouveaux emplois sont loin de compenser
ceux précédemment détruits, les Neversois
d’adoption ne sont pas des cadres aisés mais
des pauvres d’Ile-de-France en quête d’un lo-
gement social, la dette de la ville augmente
et le nombre de contribuables ne cesse de
descendre... «En Allemagne, l’idée d’une dé-
croissance des villes moyennes est acceptée de-
puis les années 70, souligne Guéraut. Certai-
nes mesures se sont révélées concluantes
comme l’interdiction de l’étalement urbain.
Pour le reste, c’est-à-dire l’emploi, l’aménage-
ment du territoire, le social, la santé, nous
sommes dans des prérogatives de l’Etat.» •

Guerre fratricide au
PS de la ville, modes
de déplacements
dans une ville moyenne, amours et désa-
mours avec la Loire : Libé va publier tout
au long de la semaine cinq «cartes posta-
les» dédiées à la préfecture de la Nievre.

LIBÉ.FR

ris-Match en décembre 2018. Beaucoup d’ha-
bitants ont lu le reportage chez le coiffeur. Pas
contents qu’«on» s’attarde sur les paysages et
ce syndrome de dépression qu’ils appellent «la
niévrose». Ils ont l’impression que Paris, l’Etat,
la puissance jacobine, après les avoir abandon-
nés, leur vole leur pudeur. Ils sont des bêtes de
foire. Au mieux, des cobayes. Le maire a lui-
même joué de ces sentiments. Pour attaquer
ses prédécesseurs, à l’entame de son mandat,
il parlait d’une cité sinistrée, surdimension-
née : «Nous sommes au centre de la France mais
nous sommes au bout du monde». Voilà que
cette image le rattrape à son tour.
L’opposition voudrait semer une ville «écolo
et sociale» plutôt qu’une «smart city». Autre
forme de laboratoire. «Il faut
recréer du lien social, le
vrai, pas celui des super-
marchés ni des projets con-
nectés délirants», propose
Emilie Chamoux. L’autre
principale liste de gauche,
«Nevers écologique et soli-
daire» (EE-LV, PCF, etc.),
dessine une vision appro-
chante : «Tandis que les mé-
tropoles étouffent, les villes
moyennes respirent, selon la
cheffe de file Nathalie Charvy. Face à
la crise climatique, écologique, économique,
sociale, Nevers peut être porteuse de solutions.
Nous pouvons profiter d’un espace à taille hu-
maine, avec des communautés ouvertes et un
environnement naturel préservé.» Les pro-
grammes prévoient du végétal, des vélos, du
bio à la cantine (sans surcoût), une riche vie
culturelle et associative – alors que plusieurs

siège prospère de la chambre départementale
d’agriculture entre 1970 et 2006, qui présen-
tait tout le confort moderne et du rendement
à l’hectare, bâtiment aujourd’hui fracassé,
vitres explosées, câbles pendant comme des
tripes. Le projet de rachat municipal a tourné
court, à cause de l’amiante et du prix. Que va-
t-il devenir? Hôtel? Terrain vague? Nul ne
sait. Voici donc un nouvel édifice fantôme en
bord de Loire.
Nevers, rond-point géant pour gilets jaunes.
L’équivalent du Nord ou de l’Est mais sans les
mines ni les plans de reconversion. Les télés
adorent venir ici, capter les hôpitaux trop pe-
tits et les hypermarchés trop vastes, les usines
condamnées, un centre-ville à volets fermés.
Images faciles de la France en déclin. La
population de la préfecture de la
Nièvre est passée de 45 000
à 33 000 habitants en qua-
rante ans. Avec, pour consé-
quence électorale, la pre-
m i è r e m o n d i a l e d u
macronisme. «Je le dis hum-
blement, je suis un précur-
seur»,
déclare le maire Denis
Thuriot, 53 ans, en lice pour sa
réélection. Sa prouesse aux mu-
nicipales de 2014 annonce ce que
sera la présidentielle de 2017 : ce cadre
du PS se présente sans étiquette, jure fidélité
aux idéaux de gauche mais s’allie à l’UMP et
l’UDI dans l’entre-deux-tours.
C’est ainsi que l’avocat ravit à ses camarades
le bureau d’édile, à l’exception d’une pièce de
musée qu’il exige de récupérer sous peine de
porter plainte : l’écharpe de Pierre Bérégovoy,
son légendaire prédécesseur (1983-1993). Les
perdants racontent une «trahison». Mais il se
trouve que Nevers a de la «chance» : c’est une
ville ordinaire en souffrance. Dès 2017, les
marcheurs décident d’en faire leur labora-
toire, perfusé de subventions, égayé de visites
ministérielles. Colossal enjeu : si l’emploi, la
santé, la sécurité sont maintenus ne serait-ce
qu’en façade, Macron pourrait se vanter
d’avoir redressé le pays.


Cité sinistrée
L’ex-forteresse socialiste devient une «start-up
nation». Plus exactement une «smart city». Le
réverbère place Carnot, dans le quartier du
pouvoir, n’est autre qu’un «e-tree» – un arbre
solaire connecté. Feuillage en panneaux pho-
tovoltaïques, tronc permettant de recharger
le téléphone portable... Las, la branche qui
sert de fontaine à eau ne fonctionne plus. Ce
prototype claironne l’ambition nationale-mu-
nicipale. «L’aspect “smart” peut être une forme
de régénération,
justifie Thuriot. Magny-
Cours
[le circuit automobile voisin, ndlr], le
charolais, le bois... tout cela n’a pas suffi. Il
faut se battre avec les nouvelles technologies.
Celles-ci ne sont pas réservées aux métropoles.»

Monsieur le maire se prévaut de plusieurs di-
zaines d’emplois créés dans l’incubateur à
start-up. Se félicite d’un coussin 3.0, «Viktor»,
mis au point par un ingénieur du cru à desti-
nation des Ehpad (fonds privés : 1,2 million
d’euros). Parade sur ce passage piéton de
l’avenue Bérégovoy, dont les bandes blanches
s’allument sitôt un orteil posé (financement
public : 77 000 euros).
«Le maire est-il vraiment connecté ou décon-
necté ?»
interroge Emilie Chamoux. La tête de
liste de «Nevers vivant», coalition LFI-PS-Gé-
nération·s-Place publique, estime que «le tout-
numérique ne correspond pas à ce territoire,
qui a d’autres besoins et qui, d’ailleurs, a des
difficultés d’accès à Internet, notamment chez
les personnes âgées».
Elle ajoute : «Vous
connaissez la situation...»
Les chiffres bruts :
un quart de la population sous le seuil de pau-
vreté, un quart de logements vacants et autant
de commerces fermés. A l’horloge, c’est Nevers
moins le quart. Une «ville morte», assène Pa-


10 km

NIÈVRE

YONNE

CHER

ALLIER

SAÔNEETLOIRE

Nevers

En bord de Nièvre.
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