Libération - 17.02.2020

(Martin Jones) #1
20 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Lundi 17 Février 2020
FRANCE

Recueilli par
VALENTIN CEBRON

A


lors que la quaran-
taine des rapatriés
français de Chine
a pris fin, le premier décès –
hors continent asiatique –
d’un patient atteint du Co-
vid-19 est intervenu en
France. C’est celle qui était
encore ministre de la Santé ,
Agnès Buzyn, qui a annoncé
samedi la mort de ce malade
âgé de 80 ans, hospitalisé de-
puis fin janvier à Bichat (Paris
XVIIIe). L’état de santé de ce
ressortissant chinois, origi-
naire de la province du Hubei
et arrivé en France le 23 jan-
vier, s’était «rapidement dé-
gradé, a précisé l’ex-ministre.
Il était depuis plusieurs jours
dans un état critique.» Ce pa-
tient faisait partie des
douze cas de coronavirus re-
censés à ce jour en France :
sept personnes sont encore
hospitalisées et quatre sont
guéries. Entretien avec Frédé-
ric Vagneron, historien de la
médecine et des maladies in-
fectieuses et chercheur ratta-
ché au Centre Alexandre-
Koyré (EHESS-CNRS).
Est-il légitime d’avoir peur
du coronavirus?
Dans la presse, sur les ré-
seaux sociaux, mais aussi
dans les conversations pri-
vées : ce virus est
partout. La proli-
fération de l’in-
formation accentue l’inquié-
tude, chez les autorités
comme parmi la population.
Je pense que la vigilance des
citoyens est légitime, surtout
en raison des inconnues
concernant le nouveau coro-
navirus. C’est à cette gestion
de l’incertitude que doivent
faire face les autorités natio-
nales et internationales.
C’est-à-dire?
Les épidémies sont une cons-
tante historique. Elles testent
le ciment relationnel entre les
pouvoirs publics et les popu-
lations. Depuis le XIXe siècle,

les politiques sont de plus en
plus jugés sur leurs capacités
à protéger les gens. Or, depuis
trois décennies, on observe
un regard critique, voire dé-
fiant, d’une partie de l’opi-
nion à l’égard du discours des
autorités sanitaires. Des dou-
tes sont émis sur leur maîtrise
des épisodes
comme la vache
folle ou la grippe
aviaire. Après la grippe A
de 2009, l’OMS a par exemple
été accusée d’exagérer la gra-
vité du virus.
Le bilan mondial du co -
ronavirus dépasse les
1 650 morts. Dimanche, la
Chine a fait état de 68 000
contaminations sur son
territoire. Comment inter-
préter ces chiffres?
Restons prudents sur les chif-
fres qui circulent depuis le
mois de janvier. On parle d’un
taux de létalité un peu supé-
rieur à 2 % : ce chiffre corres-
pond au nombre de person-

nes décédées à cause du nou-
veau coronavirus par rapport
aux contaminations totales
avérées. Autrement dit, ce
sont les probabilités de suc-
comber après avoir été in-
fecté. Il faut bien évidem-
ment faire le distinguo avec le
taux de mortalité. Rapporté à
la population chinoise [plus
de 1,3 milliard d’habitants,
ndlr], un taux de mortalité du
Covid-19 de 2 % reviendrait à
plusieurs millions de morts.
Est-ce que ce taux de léta-
lité est élevé?
Tout dépend par rapport à
quoi. A titre de comparaison,
Ebola a un taux de létalité
de 50 % en moyenne. Sché-
matiquement, une personne
qui en est atteinte n’a qu’une
chance sur deux de survivre,
bien que ce taux puisse varier
entre 25 % et 90 % en fonction
des différentes épidémies
d’Ebola apparues de-
puis 1976, date de la décou-
verte du virus. Pour autant,

cela n’enlève rien à la gravité
du nouveau coronavirus.
Même avec une létalité peu
élevée, un virus qui se pro-
page largement dans la popu-
lation mondiale peut causer
une surmortalité importante :
c’est ce que l’on constate cha-
que année avec les épidémies
saisonnières de grippe.
Les chiffres sont-ils sous-
estimés?
C’est impossible d’avoir la
preuve formelle du nombre
total de contaminations. Il y
en a sans doute plus que dans
les annonces officielles.
Comme la grippe saisonnière,
beaucoup de personnes ma-
lades sont sans doute passées
entre les mailles du filet car
elles n’ont pas consulté, donc
n’ont pas été recensées. Cer-
tains experts britanniques
évoquaient déjà le 26 janvier
plus de 100 000 personnes
contaminées alors qu’a l’épo-
que les chiffres officiels fai-
saient état de 2 000 cas. Toute

cette incertitude autour des
chiffres favorise un climat
d’inquiétude.
L’OMS estime que ce nou-
veau coronavirus consti-
tue une «très grave me-
nace pour le monde».
Quelle a été la posture de
l’institution depuis le
début de l’épidémie?
Conformément au règlement
sanitaire international
de 2005, l’OMS a joué son rôle
d’alerte et de gestion de la
crise. Dès fin janvier, elle a
déclenché l’urgence sanitaire
internationale. L’alerte pré-
coce permet aux Etats de li-
miter la propagation du virus
par différents points d’en-
trée, de mettre en place des
dispositifs d’accueil, tout en
surveillant l’apparition de
nouveaux cas.
Outre l’aspect sanitaire,
l’action de l’OMS revêt-elle
une dimension politique?
Oui. L’institution donne cer-
tes l’alerte sanitaire au niveau

mondial, mais il convient de
s’interroger sur son rôle dans
le développement des systè-
mes de santé dans chaque
pays. On a aujourd’hui les
yeux rivés sur ce nouveau co-
ronavirus à cause de la me-
nace de contagion internatio-
nale qu’il représente. Les
pays les plus développés ont
les capacités de se préparer.
Mais comment des Etats dont
le système de santé est dé-
faillant vont-ils gérer l’appa-
rition de cas, même avec
cette alerte précoce? N’oubli-
ons pas qu’ils font face à d’au-
tres maladies bien identi-
fiées, comme la rougeole en
république démocratique du
Congo. Elle a déjà fait plus
de 6 000 morts. Pourtant, il
existe un vaccin. Ici, c’est
l’impuissance à se mobiliser
face aux inégalités de santé
criantes à l’échelle mondiale
qui frappe. Quid donc de l’ac-
tion de l’OMS par rapport à
cette urgence-là ?•

Covid-2019 : «L’épidémie teste la


relation population-pouvoirs publics»


INTERVIEW


Biodiversité : «Le pire
n’est pas obligatoire-
ment à venir»
En ces temps catastrophistes, le biologiste
Hervé Le Guyader fait le «pari de l’espoir»
et explique dans un ouvrage rafraîchissant com-
ment nous pouvons – encore, mais urgemment –
agir pour préserver la biodiversité. A retrouver
dans notre chronique «Le Fil vert».

LIBÉ.FR

Pour Frédéric
Vagneron, historien
de la médecine
et des maladies
infectieuses,
les réactions des
autorités sanitaires
face au coronavirus
soulèvent plusieurs
interrogations
politiques.

Les premières personnes rapatriées de Chine à leur sortie de quarantaine vendredi, dans les Bouches-du-Rhône. PHOTO HECTOR RETAMAL. AFP
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