Libération - 17.02.2020

(Martin Jones) #1

22 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Lundi 17 Février 2020


IDÉES/


la place des femmes et leur rôle sou-
vent très actif. Ce sont donc des
sources histo riques d’une grande ri-
chesse qui rendent une parole à ces
«oubliés» de l’histoire.
Comment adapter une institu-
tion aussi européenne que celle
du mariage dans le nouveau
monde?
Cela a demandé un vrai travail juri-
dique, théologique, intellectuel. Il
fallait que les missionnaires réali-
sent une étude ethnographique
précise de ces sociétés lointaines
afin d’y ajuster les règles très stric-
tes de l’Eglise. Par exemple, com-
ment passer d’un statut polygame
à un statut monogame? Quelle
épouse fallait-il garder? Selon la
tradition de l’Eglise, c’est forcément

la première, ce qui n’est pas facile à
faire appliquer ensuite sur le ter-
rain. Cette expérience coloniale
montre aussi comment une religion
s’est construite à l’échelle du
monde. Il fallait aménager tout en
respectant ce qu’on considérait
comme l’orthodoxie car le mariage,
dans la religion catholique, touche
au dogme.
D’où la promulgation de bulles
pontificales comme celle concer-
nant «le mariage des captifs»?
Le pape Grégoire XIII décrète
en 1585 une bulle selon laquelle les
«captifs de l’Ethiopie, de l’Angola et
du Brésil» peuvent se marier chré-
tiennement avec le conjoint de leur
choix sans tenir compte de leurs
anciens conjoints du temps de l’infi-

D


ans «Chère Amazonie»,
publiée le 12 février, le pape
François n’a finalement
pas retenu l’idée d’ordonner des
hommes mariés en Amazonie
comme cela avait été proposé par
une assemblée d’évêques de la
région en octobre 2019, face à la pé-
nurie de personnel religieux et à la
rude concurrence des Eglises évan-
gélistes. Mais le mariage était déjà
au cœur des débats entre le Vatican
et le Brésil, il y a plus de quatre
siècles. C’est ce que raconte dans
deux livres complémentaires Char-
lotte de Castelnau-L’Estoile, histo-
rienne à l’université Paris-Diderot,
à partir de recherches menées à
Rome, au Brésil et au Portugal. Le
premier ouvrage, Páscoa et ses deux
maris (PUF, 2019), est la biographie
d’une esclave bigame au XVIIe siè-
cle entre Angola, Brésil et Portugal.
Le second est un essai : Un catholi-
cisme colonial. Le mariage des In-
diens et des esclaves au Brésil (PUF,
2019). Les deux ouvrages s’intéres-
sent à la façon dont le mariage a été
un instrument de structuration des
sociétés coloniales, en l’occurrence
au Brésil. Malgré la violence et la
domination, les hommes d’Eglise
ont aussi cherché à faire société
dans ce monde d’Amérindiens,
d’esclaves importés d’Afrique et de
colons portugais. Le mariage appa-
raissait, pour eux, comme un
moyen de bâtir une société stable,
structurée et chrétienne. L’idée des
deux ouvrages est d’analyser la
construction d’une société colo-
niale escla vagiste à travers les dé-
bats sur le mariage, qui ne sont pas
réglés uniquement sur place, mais

avec la papauté qui s’est intéressée
à ces sociétés tropicales de l’autre
côté de l’Atlantique dès la fin du
XVIe siècle. Pour les esclaves eux-
mêmes, le mariage a pu aussi cons-
tituer, dans certaines circonstances,
un moyen de se faire reconnaître
comme personnes, alors qu’ils
étaient consi dérés comme des pos-
sessions, des marchandises.
Vous mettez en lumière des per-
sonnages normalement voués à
l’oubli historique, des esclaves,
des Indiens. Des dominés?
C’est en retrouvant des documents
anciens traitant du mariage des
Indiens et des esclaves que ce thème
m’est apparu central. A travers ces
documents ecclésiastiques sur le
mariage se dessinent des itinéraires
de vie, les stratégies de ces humbles
acteurs, hommes et femmes indiens
ou noirs, qui occupent des positions
subalternes dans cette société mais
qui néanmoins ont tenté d’être les
acteurs de leur propre existence.
Ainsi, c’est le cas de Páscoa, à qui j’ai
consacré un livre : une femme qui a
été esclave en Angola, puis au Brésil.
Son long procès pour bigamie qui
s’est joué sur trois continents per-
met de tracer le parcours d’une
femme ordinaire à l’extraordinaire
résilience. Elle a su tenir tête aux in-
quisiteurs. Les histoires de vie
de 75 couples, qui se sont présentés
pour se marier au tribunal de l’évê-
que, sont ana lysées dans l’autre li-
vre, Un catho licisme colonial, et
fournissent matière à réflexion sur
ce que représente le mariage pour
les esclaves. Ces histoires mènent à
la compréhension de toute une so-
ciété et permettent aussi d’éclairer

«Au Brésil, le mariage


a été un mode


d’incorporation des


esclaves et des Indiens


à la société coloniale»


De la mise en place
du mariage chrétien
pour les esclaves
et les Indiens
d’Amérique du Sud
à partir du XVIe siècle
au synode de 2019
sur l’ordination
d’hommes mariés
en Amazonie,
une même question
est soulevée selon
l’historienne Charlotte
de Castelnau-L’Estoile.
Celle de l’adaptation
du catholicisme,
à prétention universelle,
à des situations locales
différentes.

HANNAH ASSOULINE


Le mariage chrétien a été un instrument de structuration des sociétés
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