Libération - 17.02.2020

(Martin Jones) #1

Libération Lundi 17 Février 2020 u 23


autant renoncer à d’autres croyan-
ces et l’ont utilisée, dans cette so-
ciété très dure, pour se créer des
espaces d’autonomie, comme les
confréries. Le fait que la papauté
ait reconnu dès la fin du XVIe siècle
l’existence au Brésil d’une chré-
tienté remplie d’esclaves participe
aussi de la fabrique du consensus.
La papauté ne condamne pleine-
ment l’esclavage par une encyclique
(In plurimis) qu’en mai 1888, au mo-
ment de l’abolition de l’esclavage
au Brésil. Tant que l’esclavage per -
durait dans un grand pays catho -
lique comme l’Empire brésilien,
la papauté n’osait pas condamner
définitivement cette pratique qui
ne faisait pourtant plus du tout
consensus : l’esclavage avait été
aboli dans les années 1830 dans les
nouvelles républiques d’Amérique
espagnole, en 1848 dans les terri -
toires français, en 1865 aux Etats-
Unis. Cela souligne combien le Bré-
sil était important pour la papauté
tout au long de la période moderne.
Subsiste-t-il des traces de ce ca-
tholicisme colonial dans la so-
ciété brésilienne d’aujourd’hui?
Les formes actuelles de domination
et de violence sont des héritages
très directs de cette histoire. Par
exemple, les propos de certains diri-
geants du Brésil sur les Indiens rap-
pellent l’époque de la destruction
coloniale du monde indien.
L’un des héritages visibles de ce ca-
tholicisme colonial est l’importance
du religieux, qui touche la société
dans son ensemble et notamment
les classes populaires. Ces chrétiens
se désignent comme des «croyants»
(crentes), ils adhèrent souvent aux
Eglises évangélistes protestantes,
mais certains traits de leur religio-
sité rappellent les formes anciennes
du catholicisme.
Le dernier héritage est cette rela-
tion entre le Vatican et le Brésil telle
qu’elle s’est exprimée lors du sy-
node sur l’Amazonie. Même si le
pape n’a pas retenu l’idée, on peut
y voir une continuité historique
dans les relations entre le Vatican,
l’Amazonie et le Brésil : de la bulle
sur le mariage des esclaves de 1585
au synode de 2019, c’est la même
question, celle de l’adaptation du
catholicisme à prétention univer-
selle à des situations locales diffé-
rentes. Dans les deux cas, les
demandes émanent du terrain. Cu-
rieusement, le thème du mariage
est présent, des esclaves en 1585, ce-
lui des prêtres en 2019.
Recueilli par
CATHERINE CALVET

pas changer sa doctrine. La ques-
tion du mariage est très sensible,
surtout au XVIe siècle, la rupture
avec les protestants vient en partie
de cette problématique. Le mariage
doit permettre à la société coloniale
de pouvoir se revendiquer comme
une vraie société. Pour construire
une société chrétienne, il faut non
seulement proposer le baptême aux
colonisés mais aussi le mariage, si-
non c’est laisser les adultes en situa-
tion de péché mortel. Le mariage
des esclaves est un thème ancien
dans la théologie. Même si on parle
des «chaînes» du mariage car il est
en principe indissoluble, le mariage
est conditionné par la liberté de
consentement. Accorder aux escla-
ves le droit de se marier est la mar-
que d’une subjectivité qui lui est re-
connue. Il n’est plus seulement
considéré comme une marchandise
mais aussi comme une personne. Le
mariage fut un mode «d’incorpo -
ration» à la colonie pour les esclaves
et les Indiens.
En plus de ce mouvement d’«in-
corporation», un mouvement
d’«appropriation» se produit
dans un deuxième temps, et c’est
selon votre analyse la deuxième
condition pour faire société?
C’est un constant mouvement
d’aller-retour, le mariage est un ou-
til de contrôle des maîtres sur leurs
esclaves pour les stabiliser, mais
aussi une forme de reconnaissance
de la liberté de consentement des
esclaves et cela peut initier un pro-
cessus d’émancipation.
Indiens et esclaves sont aussi ac-
teurs dans cette société. Ils com-
prennent les règles et ils en jouent.
Une pétition adressée au pape par
les esclaves de Bahia au début
du XVIIIe siècle en est un bon exem-
ple. Aidés par un Jésuite italien, des
esclaves, hommes et femmes, rédi-
gent un texte en latin et reprennent
des arguments juridiques. Ils se re-
vendiquent comme les «fils soumis
de la très sainte Eglise» mais savent
qu’ils peuvent jouer sur les ambiguï-
tés de la position de l’Eglise catholi-
que, et choisir ce qui les arrange le
mieux entre plusieurs dépendances.
Ils sont des acteurs, subalternes,
certes, mais acteurs tout de même.
Ils savent que l’Eglise, témoin de
l’engagement des conjoints, doit as-
surer le droit à une vie maritale
commune. Dans le cas d’esclaves, ce
droit peut restreindre le pouvoir du
maître ; ce dernier ne peut plus ven-
dre ses esclaves comme il l’entend,
ceux qui sont mariés doivent pou-
voir rester ensemble.

père, les enfants ont le même statut
juridique que leur mère.
Le mariage n’a-t-il pas aussi
participé à la disparition de la
culture amérindienne?
La polygamie était au cœur de la
société indienne tupi (du nom des
Amérindiens du littoral brésilien),
à la fois sur le plan économique
et politique car cela participait du
prestige des chefs. De fait, le ma-
riage chrétien oblige les Indiens
à renoncer à une partie de leur
culture, d’où leur réticence. Il y a
aussi une autre forme de dispari-
tion des Amérindiens lors des ma-
riages intereth niques, souvent fa-
vorisés par les maîtres. En effet,
les enfants des Indiens deviennent
des esclaves et des métis (cabras,
pardos). Ces nouvelles catégories
contribuent à l’invisibilisation pro-
gressive de la population indienne
du Brésil.
Le mariage était-il la seule voie
d’émancipation?
On peut sortir de l’esclavage par
l’affranchissement puisque la
traite, intense et continue au Brésil,
permet de renouveler constam-
ment les effectifs d’esclaves. Les af-
franchis peuvent parfois deve-
nir eux-mêmes propriétaires d’es -
claves. L’affranchissement, qui
était fréquent au Brésil mais sans
être pour autant facile, était la sou-
pape de sécurité de ce système.
Dans l’espoir d’obtenir une lettre
d’affranchissement, beaucoup d’es-
claves restaient soumis et tra-
vaillaient plus afin d’économiser
pour acheter leur liberté vendue
très cher par les maîtres. C’est cette
somme qui permettait à ces der-
niers d’acheter immédiatement un
nouvel esclave.
Est-ce ce catholicisme colonial
qui a permis au système esclava-
giste brésilien de durer si long-
temps?
Le Brésil a en effet une histoire sin-
gulière en Amérique latine, l’impor-
tation d’esclaves y a été plus pré-
coce, plus durable et plus massive
que dans les autres pays du conti-
nent. La religion catholique a pro-
bablement joué un rôle dans cette
durabilité. Comme l’avait écrit
le grand historien de l’esclavage de
l’Antiquité, Moses Finley, une so-
ciété esclavagiste ne peut tenir
et durer qu’avec un minimum de
consensus. Or le mariage et plus lar-
gement la religion catholique per-
mettent de fabriquer du consensus.
D’autant que les esclaves et les af-
franchis se sont rapidement appro-
prié la religion catholique sans pour

CHARLOTTE DE
CASTELNAU-
L’ESTOILE
UN CATHOLICISME
COLONIAL.
LE MARIAGE
DES INDIENS ET
DES ESCLAVES
AU BRÉSIL PUF,
560 pp., 29 €.

coloniales. PHOTO DR


délité. Les «captifs» désignent bien
sûr les esclaves, c’est donc une
forme de reconnaissance par l’Eglise
de la première société esclavagiste
de l’histoire du monde moderne.
Cette société est née entre l’Angola
et le Brésil dans les années 1580.
C’est pour cette raison que je parle
de «catholicisme colonial». A côté de
la conquête coloniale civile, ce sont
les religieux qui écrivent la gram-
maire juridique, le droit de ce nou-
veau monde en matière de mariage.
Le pape veut que la tradition juridi-
que de l’Eglise continue de s’impo-
ser même outre-Atlantique.
C’est une «globalisation» de la
doctrine catholique?
Plutôt l’adaptation de la doctrine à
un monde élargi, car l’Eglise ne veut

«Ces histoires


permettent
d’éclairer la place

des femmes et


leur rôle souvent


très actif. Ce sont


donc des sources
historiques d’une

grande richesse qui


rendent une parole


à ces “oubliés”


de l’histoire.»


L’institution catholique n’est
pas pour autant anti-esclavagiste,
elle-même possède des esclaves.
L’Eglise est dans une situation am-
biguë, protéger la liberté du sacre-
ment en même temps que la péren-
nité de l’ordre esclavagiste. Ainsi,
elle admet que les esclaves puissent
choisir librement leur conjoint.
Cela n’est pas sans conséquence
pour les maîtres : si un homme
esclave épouse une femme libre,
leurs enfants seront libres et n’ap-
partiendront plus aux maîtres.
Dans le cas d’unions mixtes sur
le plan juridique (entre un conjoint
esclave et un conjoint libre),
l’Eglise du Brésil fait signer au
conjoint libre un engagement à
suivre son conjoint esclave en cas
de vente ou de déplacement.
Le conjoint libre peut donc per-
dre une partie de sa liberté?
En fait, tout dépend de son sexe
et de son statut social, qui n’est
pas forcément en totale adéqua-
tion avec le statut juridique. Si le
conjoint libre est un homme blanc
ou une affranchie qui a quelques
biens, il ne perd pas sa liberté ; en
général, il ou elle va œuvrer pour
affranchir son conjoint esclave, en
le rachetant à son maître. Le ma-
riage est alors une étape dans une
ascension sociale. En revanche,
lorsqu’un Indien libre épouse une
femme esclave africaine, cela re-
vient pour lui à entrer dans une
forte dépendance, c’est une ma-
nière de se choisir un maître ; les
enfants issus d’une telle union se-
ront métis sur le plan ethnique et
esclaves sur le plan juri dique. Selon
la loi du ventre, qui est un principe
de droit romain encore valide dans
les sociétés modernes esclava -
gistes, quel que soit le statut du

CHARLOTTE DE
CASTELNAU-
L’ESTOILE
PÁSCOA ET SES
DEUX MARIS.
UNE ESCLAVE ENTRE
ANGOLA, BRÉSIL ET
PORTUGAL
AU XVIIE SIÈCLE PUF,
304 pp., 19 €.
Free download pdf