Libération - 17.02.2020

(Martin Jones) #1

24 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Lundi 17 Février 2020


enseignement (3).
La sociologie enseignée en SES est éman-
cipatrice pour tou.te.s les élèves, et en par-
ticulier celles et ceux des classes populai-
res : elle leur permet de mettre des mots et
des explications sur l’échec ou la réussite
scolaire, de questionner les discours idéo-
logiques du don et du mérite individuel,
mais aussi de pointer les limites d’une
école qui peine à faire réussir l’ensemble
des élèves.
Soumis·es au sens commun et traversé·e·s
par les débats de notre époque, les élèves
ont plus que jamais besoin d’interroger ra-
tionnellement le fonctionnement de nos
sociétés. Le rôle de l’Ecole et des ensei-
gnant·e·s doit être d’initier les élèves au
temps long du raisonnement et aux
démarches scientifiques nécessaires à
l’exercice de tout esprit critique.
Par l’enseignement des inégalités, les SES
ont vocation à contribuer à ce cercle ver-
tueux de formation des futur·e·s
citoyen·ne·s indispensable à la pérennité
et au progrès de nos démocraties.•

(1) Quelle école voulons-nous? de Jean-Michel
Blanquer et Edgar Morin, éd. Odile Jacob, 2020.
(2) Des propos similaires avaient été tenus
dès 2014 dans l’Ecole de la vie , de Jean-Michel
Blanquer, éd. Odile Jacob, 2014.
(3) «Comment enseigner Bourdieu aux élèves des
milieux populaires ?» de Clarisse Guiraud et
Tiphaine Colin, Idées, numéro 129, 2002.
«La sociologie de Pierre Bourdieu et l’enseigne-
ment des sciences économiques et sociales»,
d’Edwige Corcia, in Pierre Bourdieu, les champs
de la critique, BPI-Centre Pompidou, 2004,
pp. 87-95.
«Enseigner Pierre Bourdieu dans le 9-3 : ce que
parler veut dire», de Fabien Truong, in Idées éco-
nomiques et sociales, numéro 160, 2010 /2,
pp. 72-77.

Une telle accusation est choquante, d’au-
tant plus qu’elle est formulée par un mi-
nistre de l’Education nationale. Imaginons
un instant que Jean-Michel Blanquer ait
tenu le même discours à propos d’autres
sciences comme par exemple celles du cli-
mat. S’il les avait présentées comme étant
trop pessimistes et avait accusé leur ensei-
gnement de renforcer les comportements
à l’origine du réchauffement climatique,
quelles auraient été les réactions de la
communauté scientifique et éducative?
Il est nécessaire de rappeler que la socio -
logie, comme toute science, produit des
savoirs afin de comprendre et de penser la
réalité sociale sur des bases rationnelles.
Elle n’a pas pour vocation d’inciter à l’opti-
misme ou au pessimisme.
En dévoilant le fait que les inégalités sco-
laires reflètent en grande partie les inéga -
lités sociales et contribuent à les légitimer,
la sociologie a le pouvoir d’ébranler le sens
commun et de nourrir la réflexion
citoyenne des élèves. Face à cette réalité
sociale – si difficile à admettre que le mi-
nistre lui-même s’efforce de la minorer –
nombreu·x·ses sont les élèves qui résis-
tent, persuadé·e·s que «quand on veut, on
peut», et la quasi-totalité continue d’adhé-
rer à l’idéal méritocratique.
Il peut arriver que les élèves en viennent à
se demander si leur origine sociale les
condamne à échouer. Toutefois, Jean-Mi-
chel Blanquer manque-t-il à ce point de
confiance envers les enseignant·e·s de
sciences économiques et sociales (SES)
qu’il les pense incapables de leur apporter
des réponses? C’est précisément parce que
nous ne sommes pas de simples exécu-
tant·e·s, mais des professionnel·le·s ques-
tionnant nos propres pratiques, que nous
avons su développer des stratégies didacti-
ques pour intégrer ces réactions à notre

IDÉES/


Le livre vient rappeler une vérité
essentielle : littérature et censure
ne riment pas. Ces deux-là sont
ennemies, ne s’aiment pas, se
contredisent et s’annulent. C’est
aussi vrai pour la censure politi-
que que pour la censure morale.
Nous n’aborderons donc pas
Matzneff par la morale, mais par
la littérature ou le style. Nous, qui
officions dans l’édition et l’atelier
du livre, il faut avouer que nous
ne l’avions pas lu. Nous sommes
comme l’écrasante majorité des
lecteurs français, le nom nous
était connu de loin, comme une
lumière affadie. Par curiosité, par
honnêteté, nous avons lu trois de
ses livres depuis : un roman, la
Lettre au capitaine Brunner, et
deux recueils de chroniques,
Maîtres et Complices , et Séraphin,
c’est la fin! C’est peu car l’homme
a écrit près d’une cinquantaine
d’ouvrages, une production qui
s’explique par le besoin d’argent,
compréhensible, et la pulsion de
l’écriture journalière, la tentation
de la confession liée à l’illusion
d’être un réprouvé.
Trois livres ont suffi pour mettre
en valeur une caractéristique
chez l’écrivain : la répétition. Les
noms, les références, les mots
sont les mêmes depuis les an-

nées 60. Les écrivains qui domi-
nent le huis clos de Matzneff sont
souvent romains (Sénèque et Pé-
trone), rares et intimidants
(Quinte-Curce et Isaac le Syrien),
brillants et insolents (Byron et
Wilde). Ils sont si exquis, ils se-
raient si mal lus, explique un Ga-
briel Matzneff qui en dit toujours
la même chose. Ils incarnent «la
noblesse de la vie et de l’esprit»,
élèvent «le cœur et l’âme», sont
grands seigneurs, aristocrates,
esthètes, oisifs, offusqués par le
moindre soupçon de vulgarité.
Tous sont schismatiques, un ad-
jectif qu’affectionne l’écrivain or-
thodoxe, athée à mi-temps, dit-il,
et admirateur d’un Christ qui as-
sure une rédemption à deux vi-
tesses. Etre bourgeois est un
comble d’horreur, et Flaubert est
aussitôt brandi comme caution.
La res romana est jugée bien
supérieure à la res publica.
On reconnaît là le panthéon d’un
homme qui n’est pas sans cul-
ture, une galerie passéiste, pres-
que puérile et peu audacieuse.
N’y figure pas un contemporain,
pas un moderne, pas un écrivain
qui soit un risque, une surprise.
Que des noms établis, avec un
penchant pour les plumes droi-
tières, mais une préférence pour

Rebatet, Céline étant jugé trop
peuple.
Le style de Gabriel Matzneff cor-
respond au contenu : il est joli,
académiquement correct, super-
ficiel, semé d’imparfaits du sub-
jonctif et de termes raréfiés.
Est-ce lui, ce style, qui tient ces
textes, comme chez les grands
écrivains? Non, ce qui les tient,
ce qui en fait la tension, c’est la
détestation ressassée des cen-
seurs, invariablement appelés
«psychiatres», «quakers et quake-
resses», «inquisiteurs», «phari-
siens», «kagébistes» de droite ou
de gauche, c’est égal. Les univer-
sitaires et les vrais théologiens
sont aussi honnis ; c’était attendu
car lorsqu’ils sont bons, ils sont

rigoureux et ils ont du savoir.
Alors faut-il s’étonner de voir les
éditeurs français, peu censeurs,
publier et republier ces textes qui
tournent comme un disque rayé,
préfacés par Matzneff lui-même?
Il y a des écrivains majeurs et des
écrivains mineurs. Les premiers
sont peu nombreux ; les seconds
sont légitimes, sinon, d’ailleurs,
les maisons mettraient la clé sous
la porte. Il faut aussi que celles-ci
cherchent, tâtonnent, voire, se
trompent. La vie des lettres est
toujours en friche. Les petits édi-
teurs indépendants, eux, sont
plus louables quand ils déterrent
des nouvelles voix que quand ils
se contentent des miettes refu-
sées par les grands. Mais nous
n’incriminerons personne. Nous
sommes tous responsables, au
sens où Sartre disait que nous
sommes responsables d’événe-
ments qui nous précèdent.
Aujourd’hui, Gabriel Matzneff,
ainsi que Vanessa Springora,
nous apprennent que l’écrivain a
déposé ses archives à l’Institut de
la mémoire de l’édition contem-
poraine. La démarche est logique
quand on a si peur de la fin.
L’écrivain veut la postérité.
Je crains qu’il n’ait que
l’actualité.•

Le style Matzneff? Une éternelle répétition


A la lecture de trois
livres de l’écrivain,
les noms et références
sont les mêmes
depuis 1960, des
textes qui tournent
tel un disque rayé.

U


ne rentrée littéraire fran-
çaise n’en serait pas une si
elle ne comprenait un
scandale. Celle de janvier 2020 a
eu le sien : il est né d’un témoi-
gnage intitulé le Consentement
(Grasset), récit de Vanessa Sprin-
gora, qui fut la jeune, très jeune
maîtresse d’un homme réputé
pour son goût des adolescentes et
des garçons pré-pubères. Beau-
coup disent le découvrir, crient
avec les loups, s’indignent. On ne
leur donnera pas entièrement
tort. La très grande différence
d’âge, l’idée que l’on initie l’autre
et tout ce que ce verbe, initier,
comprend de douteux et de fa-
cile, ne sont pas très sympathi-
ques. L’innocence est un bien
précieux, qui se perd trop tôt
dans la vie. N’importe qui n’est
pas en droit de vous l’arracher.
Paradoxalement, le Consentement
aura eu une vertu que son au-
teure n’avait peut-être pas prévue.

DR

Par
CÉCILE DUTHEIL
DE LA ROCHÈRE

Editrice et critique

D


ans un ouvrage paru au début de
l’année (1), Jean-Michel Blanquer
s’en prend une nouvelle fois (2) à la
sociologie et à son enseignement scolaire,
dans des termes violents : «Il me semble
qu’il existe une tendance dans la sociologie
française à lire la société à travers le seul
prisme des inégalités. [...]. Il arrive ainsi
que certains sociologues finissent par ren-
forcer les inégalités qu’ils dénoncent, en
générant une sorte de pessimisme de prin-
cipe. [...]. Je cite souvent le livre de Sté-
phane Beaud, 80 % au bac... et après?
[La Découverte, 2002,ndlr]. Un jeune issu
de l’immigration y explique qu’à force d’en-
tendre parler de Pierre Bourdieu dans ses
cours de SES, il a fini par intégrer l’idée
qu’il n’avait aucune chance de réussir,
parce qu’il venait d’un milieu défavorisé !»

Au lycée, des


sciences sociales


émancipatrices


N’en déplaise au ministre
de l’Education nationale
l’enseignement de
la sociologie n’a pas
pour vocation d’inciter
à l’optimisme
ou au pessimisme
mais à interroger
les réalités sociales.

Par
L’ASSOCIATION
DES PROFESSEURS
DE SCIENCES
ÉCONOMIQUES
ET SOCIALES (APSES)
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