Libération - 17.02.2020

(Martin Jones) #1

26 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Lundi 17 Février 2020


King Krule


Poète de l’arène


Propulsé très jeune, Archy Marshall n’a pas cédé


aux sirènes de la pop facile. Musique lancinante,


textures sonores urbaines, paroles sombres


et inspirées : sur «Man Alive !», le Londonien,


désormais père, reste fidèle à son tempérament


et à ses obsessions. Rencontre.


P


aris, Xe arrondissement. Ar-
rivé sur les lieux de la rencon-
tre (le bureau parisien de sa
maison de disques) en même temps
que le taxi qui le transportait depuis
la gare du Nord, on a pu constater
avant toute chose de quelle manière
Archy Marshall en chair et en os dé-
tonnait avec son icône. Habits ba-
nals, épi d’après la sieste (dans l’Eu-
rostar), le gaillard reste out of this
world par son gabarit et son visage,
aux angles comme coupés à la
serpe ; c’est un garçon qui n’a jamais
fait son âge, vieilli par sa voix depuis
qu’il a 14 ans, et qui aura sans doute
encore l’air d’un gamin quand la
Manche aura englouti Brighton sous
les eaux. Mais dès la première
phrase échangée, on constate la dis-
sonance. On veut bien croire que
le pilier de pub intimidant, lu nettes
noires sur le nez, que décrivait un
journaliste de Vice dans une inter-

view de 2017 a bel et bien existé,
mais ce n’est pas lui qui répond à
nos questions. «Conversation doesn’t
run dry, because it doesn’t begin» («le
dialogue ne se tarit pas car il n’a pas
commencé»), déplorait Ryan Bassil,
le journaliste en question. A celui de
Libé , ce jour de janvier, le grand rou-
quin derrière King Krule parle lente-
ment, gentiment, claquant seule-
ment la langue quand il réfléchit,
agacé de ne pas être plus précis. Ras-
sasié par un kebab, requinqué par la
session photo dont le résultat s’ad-
mire ci-contre, rasséréné par une
petite impro sur le piano du bureau

- Lettre à Elise digressée en Inspec-
teur Gadget
–, il est sympa.


«SOMMES
DÉLIRANTES»
Pourquoi l’a-t-on si souvent décrit
comme intimidant? Peut-être parce
que peu lui importe de séduire l’in-
tervieweur, par convenance sociale
ou pour l’efficacité de sa promo. Pa-
reil pour son art. A l’inverse de tant
d’artistes de sa génération, Archy
Marshall n’en fait qu’à sa tête plutôt

que de soigner une carrière. D’au-
tres, portés par une hype aussi in-
tense, même moins jeunes (né
en 1994, il a sorti son premier album
chez les branchés XL à l’âge de
19 ans), auraient perdu les pédales
et fait de la soupe illico. Impres-
sionné par la liberté partout étalée
de Man Alive! , troisième album
sous ce nom concentré et dénué de
la moindre simagrée ironique, on
lui évoque le cas de Selena Gomez,
superstar qu’on a entendue début
janvier quémander l’aumône de ses
fans parce qu’elle s’était trouvée nu-
méro 2 des ventes aux Etats-Unis
derrière un jeune newcomer du rap,
Roddy Ricch. Que penser de cette
absurdité capitaliste qui voit une
pop star ne plus faire confiance à
ses chansons pourtant toutes dé-
vouées à faire des succès? Archy
Marshall, qui s’est fait sa réputation
tout seul, se prend pour un poète, et
rien d’autre ne semble avoir d’im-
portance. «La machine est la ma-
chine. Je ne vends pas de la musique.
Eux si. A une époque de ma vie, je re-
cevais beaucoup d’offres des gens de

la mode, de la télé... De la merde,
mais pour des sommes de plus en
plus délirantes. J’ai pas vraiment
suivi le mouvement. Dans un certain
contexte, je ne refuse pas les ponts
d’or. Et vu l’état de l’industrie, je
comprends que beaucoup acceptent.
Mais je ne veux pas me cramer. Je
suis un poète, tu vois ?»
On acquiesce, sans oser confier à
l’Anglais qu’on avait prédit, au
moins dix fois depuis la sortie de
6 Feet Beneath the Moon, en 2013,
qu’il déraperait vers le pire. Trop

doué dans son invention au micro
ou derrière les machines, trop sexy
avec sa moue de bébé Johnny Rot-
ten, trop parfait dans sa capacité à
glisser en un pas de danse de Chet
Baker à The Damned, il était écrit
qu’il devait céder vite au cirque pop
et faire du fade, façon Florence and
the Machine ou London Grammar.
Erreur de jugement – de A New
Place 2 Drown à The Ooz, le Londo-
nien n’a fait que plonger plus pro-
fond dans les tréfonds de son art et
s’éloigner de la facilité. Mais Archy

Par
OLIVIER LAMM
Photos TURKINA FASO.
MODDS
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