Libération - 17.02.2020

(Martin Jones) #1

Libération Lundi 17 Février 2020 u 27


CULTURE/


Marshall ferait-il la même musique
s’il n’était qu’un inconnu parmi les
milliers qui déversent leurs albums
autoproduits sur les réseaux chaque
année? Question absurde s’il en est,
qu’on ne perd jamais son temps à
poser. «Je sais pas, man. J’ai com-
mencé à l’âge de 13, 14 ans et à l’épo-
que, j’étais tout seul. Personne ne
faisait de la musique comme moi. Un
des concerts qui ont changé ma vie,
c’était ici
[à Paris, ndlr] , à la Flèche
d’or. Je me souviens de l’impact que
ça a eu sur ma carrière, parce qu’un


inconnu dans le public m’a filmé et
a mis la vidéo sur Internet. C’est
parti de là, et je ne sais pas vraiment
comment, ni pourquoi. Je me sou-
viens juste que devenir musicien,
monter sur scène pour m’y exprimer,
était la chose que je désirais le plus
au monde. Ce n’est pas mon rôle de
commenter le sort de ceux qui n’ont
pas eu la chance de bénéficier de ce
miracle.»
Par miracle, courage ou tempéra-
ment – perçu un peu tard ici-bas,
mea culpa –, Marshall a creusé son

trou et son sillon, pour finalement
nous révéler de quel bois dur et
sombre il était fait. Un artiste inca-
pable de faire pour faire plaisir à qui
que ce soit d’autre qu’à lui-même.
«Après le premier album, il y a eu
une période difficile où mon monde
est devenu bizarre et je me suis laissé
emporter par mon ego. Rien de très
grave, je crois, mais je me souviens
d’avoir été horrible avec des gens, et
ça a nui à ma musique, j’ai énormé-
ment composé sans trop y croire – ces
trucs sont probablement dans un
coffre quelque part. J’ai découvert
que j’ai besoin de lutter pour être
inspiré. Heureusement pour moi,
ma vie a tendance à me mettre des
coups de pied au cul et à me renvoyer
au fond du trou. En vieillissant, j’ai
appris à apprécier les difficultés.»

SEMI-RETRAITE
EN PROVINCE
Inspiré : quiconque passera une tête
par exemple dans Please Complete
Thee – la complainte visqueuse,
abattue, finalement lumineuse qui
boucle Man Alive! – n’aura que
l’idée à la bouche pour qualifier ce
qu’il entend. Plus encore que The
Ooz, grand disque paysage (urbain),
ce nouvel album au titre léger
( «man alive !» signifie quelque
chose comme «doux Jésus», en plus
profane) vient des profondeurs de
l’être King Krule, et sa beauté ardue
a tout à voir avec ce qu’Archy Mar-
shall a vécu en l’écrivant minute par
minute, convulsion après convul-
sion. Le Brexit. La société de sur-
consommation. Le réchauffement
climatique. L’apocalypse en direct
dans la paume de la main. Aussi
une semi-retraite en province, près
de Manchester, et la naissance de
son premier enfant. Comment on
écrit lorsque tout change, parce que
son pays vote massivement la sé-
cession avec le reste du continent
ou qu’une nouvelle vie vient faire
voler en éclats vos priorités? En se
repliant sur ce qu’on ressent,
comme un poète.
«Je suis toujours égocentrique
quand j’écris et je crois que c’est ce
qui aide les gens. 2019 a été une an-
née magnifique pour moi, mais ça a
été aussi une année de mort – des
proches se sont suicidés. C’est verti-
gineux. Mais la musique aide.» Mar-
shall, qui avoue une acuité inédite
dans sa vie et un déluge inattendu
«d’immense positivité», inviterait
presque à séparer ce qu’il a com-
posé avant de devenir père (la
grande majorité) et après. Par
exemple Stoned Again, récit d’er-
rance dans les rues de Londres, en
exil dans son propre quartier, à zig-
zaguer entre les voitures des «yup-
pies», une carte à gratter dans une
main, un joint d’herbe dans l’autre,

pour finir la tête dans le caniveau?
Aucun jeune père n’oserait écrire
une telle décharge de haine à l’en-
droit des riches qui défigurent la ca-
pitale britannique et boutent hors
de ses murailles les populations
modestes qui ont fait sa culture.

DICTAPHONE
À CASSETTE
Notoirement grandi dans le district
londonien de Southwark, dans le
quartier d’East Dulwich, Marshall
ne fait pas mystère de son agace-
ment. Il n’en peut plus de lire des
articles sur son manor («quartier»,
en cockney) dans le magazine de
l’Eurostar. «C’est quoi le mot qu’on
utilise pour les chiens, déjà? Territo-
rial. Je défends mon territoire. Ces
rues qui m’étaient intimes et que je
ne reconnais plus. Foutues en l’air
par ceux qui nous méprisent. Les
tours en verre qui poussent partout.
Mais je ne crois pas que ça dérange
tant que ça.» En métaphores, ima-
ges et ambiances, la ville est partout
dans Man Alive !, «Peckham Rye
à 5 heures et demie du mat», «pro-
chaine station : Wapping» , «ces rues
vides /Qui apparemment me mènent
toutes à toi». Aussi dans le son, des
panoramas qui servent de décor à
ses chansons aux textures méticu-
leuses, qui évoquent autant le dub
industriel des géants Kevin Martin
(The Bug, King Midas Sound...) que
le bitume ou la fumée de la pollu-
tion. Aucun hasard, Marshall sait
très bien ce qu’il fait, et ce qu’il veut

faire avec le son. Le premier instru-
ment de musique qu’il a eu entre les
mains, enfant, était un dictaphone
à cassette, une merveille «interac-
tive» qui lui permettait d’enregistrer
des voix et de «transformer le son du
monde». Si Man Alive! est si dense
et si épais, c’est à moitié pour sa
poésie, une autre pour ce qu’il dé-
peint, «le bruit blanc, le son de la
rue, le son de la nature, le son des
humains. J’essaie d’être honnête
quand j’écris et que je décris ma vie.
Je suis obligé de prendre en compte
ce qui m’entoure. C’est pour ça que
j’adore les textures, les paysages so-
nores, le cinéma, la mixture de la ré-
alité et de la surréalité».
Aussi le son du saxophone qui
hurle, lui suggère-t-on pour finir, en
référence à celui de l’inconnu
argentin Ignacio Salvadores qui
s’étale de partout, de nouveau après
The Ooz, dans ce nouveau disque.
Se confondant parfois avec sa voix,
quand elle se laisse envahir par la
colère et ressemble à un cri. Il n’y a
pas de hasard : «Quand Ignacio joue,
c’est dément, un dragon, une ex -
tension de tout ce que tu ressens, qui
remplit tout l’espace, et tu es inca -
pable de savoir si tu veux que ça s’ar-
rête ou que ça continue.» •

KING KRULE
MAN ALIVE! (XL / Beggars).
En concert le 4 mars à l’Olympia.
A voir début avril dans Echoes,
la nouvelle émission live d’Arte,
présentée par Jehnny Beth.

King Krule, le 27 janvier à Paris.
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