Libération - 17.02.2020

(Martin Jones) #1

28 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Lundi 17 Février 2020


«T


u me dis qu’on te prend pour un ro-
bot /Je te serre plus fort pour te don-
ner de l’amour /L’amour, qui est le
principe à suivre /Surtout en ces temps tristes /
En ces temps de misère, de misère sociale.»
Ainsi prêche Julien Gasc, chanteur incitatif,
dont tous les albums ont des airs de mani -
festes, pour musicaliser la langue française
différemment, autant que pour vivre autre-
ment. Trêve internationale, le titre de la chan-
son progressive qui ouvre l’Appel de la forêt,
son troisième album solo, se fait le garde-fou
au bord d’un monde capitaliste dont il veut
nous préserver. «Les deux points du disque,
c’est “résistez” et “je vous aime”», tranche-t-il
devant une assiette de foie d’une brasserie de
Barbès. De sa voix lasse, il incite à sortir des
bois : « Samedi, j’étais aux manifs, à mon retour
de Londres j’étais aux manifs, la France va
mal. Tu vas marcher un peu aussi, toi, par-
fois ?» Sur l’Appel de la forêt, dernier volet
d’une trilogie ouverte avec Cerf, biche et faon
et Kiss Me, You Fool !, Julien Gasc chante aussi
son «autre idée du végétal» en s’imaginant
amoureusement en plante. Ses racines à lui

tion de l’album. Quand Julien Gasc lui liste
ses envies («des scènes de chasse, une petite
fille faisant le mur pour rejoindre un arbre
dont elle est tombée amoureuse»...), ses tenta-
tions naturalistes exigent un écrin moins brut
que d’ordinaire, un son haute-fidélité et un
temps de préparation plus long. «L’écriture du
texte m’a posé des colles, ça a été délicat de re-
venir à quelque chose de très simple, de revenir
à dire “je t’aime, je pense à toi” sans passer par
des mots trop complexes», concède-t-il.
L’état du monde contamine les chansons éna-
mourées aux parois trop fines, mais la fin du
monde était déjà pour hier, nous rappelle-t-il :
«Les gens l’ont toujours évoquée. A Angers, j’ai
vu la tapisserie de l’Apocalypse de saint Jean ;
mes grands frères de Stereolab, c’est pareil, ils
en parlent depuis le début de leurs disques.
Je pense aussi à David Axelrod avec l’album
Earth Rot au début des années 70 et son image
de la Terre après une explosion nucléaire...
Nous, les artistes, ne sommes pas des institu-
tions, on est plus des médiums, des canaux qui
pensent le présent et l’avenir.»

«Fanatique». Ainsi, Gasc prend son temps,
optant pour un rythme ralenti adapté à une
coupe du présent, dont le percussionniste
Eno Inwang rend toute la complexité avec
une approche qui garde la douceur pour
boussole, allant chercher une transe du côté
du jazz et de la richesse des rythmiques brési-
liennes. Le décalage entre les airs légers et des
textes plus mélancoliques fonctionne parti-
culièrement sur la bossa-nova de Maraca-
bela, qui incite les femmes de son entourage
à se libérer des pesanteurs et obligations. A
la lisière du second degré, l’easy listening à
l’orgue de Libertas et Firegasc installe un cli-
mat joyeux dans une soirée pourtant pleine
de tristesse et d’ «anthropodéni» (concept de
l’éthologue Frans de Waal qui fait tomber la
frontière entre humain et animal). Le Tarnais
y raconte une nuit à devenir félin et reptile,
terrassé d’avoir été planté par sa tendre au
nouvel an 2018.
Julien Gasc n’est pourtant plus un saule
éploré mais un roc, qui peut défendre une pop
française telle qu’on ne l’entend plus ni ne la
célèbre jamais aux victoires de la musique.
Il préfère éviter soigneusement la chanson
française «ennuyeuse et terne, une scène de la
copie à Paris comme à Londres. Moi, je survole
ça mollement, j’écoute du jazz, du r’n’b, de la
soul. Je suis dans le paradoxe d’être dans quel-
que chose de très humble et fanatique», dit-il,
citant la pionnière du hip-hop Sylvia Robin-
son comme l’une de ses lubies actuelles. Il
se réjouit de ses dernières collaborations :
sur l’album InBach d’Arandel, «très doux», et
Aquaserge, avec qui il prépare des réadapta-
tions de musique contemporaine pour une
série de concerts. «Il y a beaucoup de drames
dans la pop, d’incompréhension entre produc-
teurs, labels, musiciens, artistes, beaucoup de
disques se sont faits dans la douleur. Moi, j’ai
besoin d’être caressé dans le sens du poil, je suis
ennemi de toute contrainte, c’est mon côté
félin.» Animal, végétal, mais surtout humain.
CHARLINE LECARPENTIER

JULIEN GASC
L’APPEL DE LA FORÊT (Born Bad).

sont dans le Tarn, où il a grandi dans une maison
dans la forêt, et s’est rodé à marcher des kilo-
mètres à pied à la lumière de la lune pour ren-
trer chez lui. «Le ciel me donnait ma voie. Je
me sentais protégé. Où que je sois, j’entends cet
appel de la forêt, même dans le brouhaha. Je
suis fatigué du smog et de la pollution sonore,
souffle-t-il, évoquant son installation tempo-
raire dans un Saint-Ouen méphitique. Je vis
un peu comme un baladin, un bohémien, j’ai
gardé trois sacs Tati et demi de disques.»

«Biscotos». Sa voix monotone, volontiers
molle en discussion, prend ici une nouvelle
ampleur, plus liturgique (Pagode) ou souple,
ourlée par celle de la Franco-Américaine Ca-
therine Hershey, qui verse dans l’anglais et

harmonise autour de lui, faisant écho à ses
débuts de musicien aux chœurs et claviers du
groupe Stereolab, par le biais de son amie Læ-
titia Sadier. «J’avais plutôt l’habitude d’utili-
ser ma voix de fausset, mais je suis passé dans
le registre bas, peut-être par défi de chanter
ailleurs.» Un changement qui s’entend au
creux de l’oreille, et qu’il accomplit sans trop
forcer. «Je n’ai pas envie de montrer des bisco-
tos, j’ai envie de me confier. Les gens ont du
mal à livrer des émotions et moi, je suis là pour
ça. J’en ai marre de ce mythe d’Hypérion, du
surhomme et de la surfemme. J’ai envie de dire
que je suis brut, à la fois fort et faible, la chan-
son Giles and Jones parle de cette révolution
intérieure, qui existe aussi par extension au-
tour de nous.»
Qui cherche un gourou pourra en trouver un
avec Julien Gasc, dans ses incitations et sa fa-
randole de «tu» qui refuse tout commande-
ment. Le visuel de la pochette de l’album a été
pensé pour vibrer, donner mal aux yeux : une
aquarelle de la plasticienne Sophie Vendryes,
évoquant au départ le Brésil, avec une coupe
d’agate psychédélique. Comme pour l’album
précédent, il est pourtant parti enregistrer à
Londres, une seconde nation pour ce dévot
de la scène rock progressive et des passions
mods adolescentes. Si l’Appel de la forêt devait
un temps être entièrement en anglais, le Sud
de la France a vite rappliqué, dans le texte
et en la personne de Benjamin Glibert, du
groupe Aquaserge, venu assurer la produc-

Julien Gasc, grandeur nature


Tête de proue d’Aquaserge,
le chanteur sort son troisième
album solo, «l’Appel de la
forêt». Un emballant album
de chansons pop et politiques,
plus singulier que jamais.

PHOTO CAYO SCHEYVEN


CULTURE/
MUSIQUES

«Le ciel me donnait


ma voie. Je me sentais


protégé. Où que je sois,


j’entends cet appel
de la forêt, même dans

le brouhaha. Je suis


fatigué du smog et


de la pollution sonore.»
Julien Gasc
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