Libération - 17.02.2020

(Martin Jones) #1

Libération Lundi 17 Février 2020 u 29


L


a belle idée du label
Night Dreamer : réu-
nir deux des voix de
la samba actuelle pour une
session en toute intimité.
D’un côté, Seu Jorge, chan-
teur multi-récompensé connu
pour ses reprises de Bowie
dans le film de Wes Anderson
la Vie aquatique (2005), mais
surtout signataire de Caro-
lina, une chanson qui le fit
entrer au début du siècle dans
le club des sambistes avérés.
De l’autre, Rogê, tenu comme
l’une des ultimes merveilles
par tous ceux qui aiment la

certains le furent dans le
mois précédant l’enregistre-
ment – deux jours fin août
aux Pays-Bas –, Caminhão
rappelle que leur première
collaboration remonte à
vingt-trois ans. Ecrit dans
la maison de Seu Jorge, ce
thème figura sur Baile do
brenguelé (2014), le deuxième
recueil de Rogê. Les deux en
délivrent ici une nouvelle
version, dépouillée comme
l’exige la formule de ce
disque, un tête-à-tête sur le
mode acoustique, sans addi-
tif, si ce n’est le judicieux ren-
fort de deux percussionnistes

de première main, Peu Meur-
ray et Pretinho da Serrinha,
et de João Goncalves sur
deux titres.

Sentiments. «C’est comme
une photographie de notre
longue amitié, sans Photo -
shop», s’amuse Rogê, joint par
mail. On ne saurait le contre-
dire, tant ces trente-trois mi-
nutes célèbrent leurs qualités
de mélodistes à l’ancienne,
leur complémentarité vocale
et leurs doigtés respectifs sur
la guitare, rappelant à bien
des moments l’élégante classe
des aînés de la samba. A la clé,

cette entente cordiale, très
communicative, rappelle que
la musique, avant d’être une
affaire de virtuosité, c’est une
histoire de sentiments parta-
gés, comme explicité sur Pra
você amigo, une chanson
signée du seul Rogê, dont on
peut espérer qu’il puisse enfin
passer le mur de l’Atlantique
Nord grâce à ce disque de
trois fois rien, et pourtant si
charmant.
JACQUES DENIS

SEU JORGE & ROGÊ
DIRECT-TO-DISC
SESSIONS (Night Dreamer).

R


emarqué aux baguettes
et manettes pour la soul
jazz sister Zara McFarlane,
remarquable dans le duo
qu’il forme avec le saxophoniste
Binker Golding, le batteur Moses
Boyd s’est installé au sommet de
la vague du jazz anglais. Il y tient
un rôle central, plus que simple
figurant dans les disques parmi
les plus passionnants de cette
génération, à l’image du Fyah de
Theon Cross dont il assura la pro-
duction. Sous cette casquette,
le Londonien qui fêtera ses
30 ans en 2021 entend bien aussi
se faire un nom, ayant créé son
label, Exodus, du nom du quintet
qu’il pilota. Première sortie
sous cette étiquette, son propre

Displaced Diaspora affichait sa
volonté d’ouverture vers d’autres
musiques, notamment les
tambours et chants afro-cubains,
tout en demeurant campé dans
le jazz, à la fois «in the tradition»
et tourné vers l’expérimentation.

Un an et demi plus tard, Moses
Boyd pousse le pitch nettement
plus loin avec Dark Matter,
mettant bien plus qu’un orteil
dans les musiques électroniques.
Tout a commencé par des échan-
tillons glanés dans un trip sud-

samba carioca, à laquelle il a
notamment apporté un des
derniers joyaux : Suíngue de
samba, un hymne à cette mu-
sique sorti voici douze ans,
une samba funk aussi énorme
qu’éternelle qui pourrait aisé-
ment figurer au répertoire de
Seu Jorge.

Héritiers. La samba a tou-
jours eu le mérite de rassem-
bler ceux qui en apparence
ne se ressemblent pas. C’est
encore le cas ici : l’un est
l’afro-brésilien, le typique ga-
min des favelas, qu’il incarna
dans la Cité de Dieu. L’autre
est un petit Blanc des rivages
sud de Rio, enfance passée
à Ipanema. Le premier est
désormais célébré dans le
monde entier, le second n’a
joué à Paris que devant quel-
ques fans transis.
Aussi différents soient-ils,
les deux ont en commun

l’amour de cette musique, et
d’être parmi les réels héritiers
du Jorge Ben du début des
années 70, tant dans leurs
choix que dans leurs voix.
Rogê plutôt à l’aise dans les
octaves, Seu Jorge plus dans
les graves. Le premier, fine
plume et guitare agile, a sou-
vent écrit pour le second,
et même participé à des en -
registrements. Seu Jorge ne
manque d’ailleurs pas de sou-
ligner depuis des années le ta-
lent de ce cadet, ayant même
enregistré une version en duo
de Presença forte , un thème
qu’ils ont cosigné et qui dit
que la samba, il n’y a rien de
tel pour se dandiner... Et donc
sceller une amitié.
C’est bien cela qui est en jeu
dans ce premier album qui
associe ces deux «vieux» amis
autour d’une poignée de
titres dont ils ont composé
plus de la moitié ensemble. Si

Seu Jorge et Rogê,


douce samba de soi


Amis depuis plus
de vingt ans, les
deux Brésiliens
cosignent «Direct-
to-Disc», élégant
album intimiste
enregistré en deux
jours aux Pays-Bas.

africain, agrégeant une banque
de sons samplés ou joués ici et là,
qui constitueront la première
matière de ce disque. «Ce sont ces
expérimentations sonores qui ont
constitué le canevas : à partir
des nombreuses démos, j’ai peu à
peu façonné des chansons», nous
a-t-il expliqué par mail. Et pour
ce faire et les incarner, greffer
des invités aux pedigrees divers :
le contrebassiste Gary Crosby,
ex-Jazz Warrior qu’il considère
tel son mentor, comme la nou-
velle voix sud-africaine Nonku
Phiri, fille du grand Ray, la saxo-
phoniste Nubya Garcia comme
le tombeur de mots Obongjayar.
En partant des textures et des
rythmiques, et non des struc -
tures mélodiques, le batteur-pro-
ducteur s’est appuyé sur une
méthode avant d’y appliquer
un discours. Et il a ainsi imprimé
une trame de fond, une teinte
générale, à cet album qui au pre-
mier coup d’oreille pourrait sem-
bler pour le moins éclectique,
allant des hybrides jazz-funk ou
hip-hop jusqu’à des formes nette-
ment plus abstraites. C’est bien
entendu tout l’inverse qui se pro-

duit au fil des écoutes : une cohé-
rence se dégage malgré la diver-
sité des univers abordés. Grime
entre guillemets et rimes acérées,
rythmiques sombres et éclaircies
acoustiques, les tentations «élec-
troniques» élaborées ici rappelle-
ront d’heureux souvenirs aux
amateurs de la première heure
du label Ninja Tune. A la nuance
près que Moses Boyd maîtrise
tous les codes génériques du jazz,
à commencer par la faculté d’en
repousser les limites sans jamais
se fourvoyer dans une mélasse
esthétique de l’entre-deux. C’est
toute la force d’attraction de cette
matière noire incernable et néan-
moins essentielle, une galette
tout à la fois borderline et en
plein cœur des enjeux du jazz ac-
tuel, que l’on conseille d’enrichir
par l’achat du maxi Village of the
Sun, des effusions dans le même
style qui associent le batteur
à son alter ego Binker.
J.Den.

MOSES BOYD
DARK MATTER (Exodus).
En concert le 29 février
au New Morning, 75010.

Moses Boyd, amalgames haut de gamme


Sur «Dark Matter», le
batteur et producteur
londonien teinte
son jazz de samples
et d’électronique en
compagnie d’invités
issus de divers
horizons musicaux.

Moses Boyd a fondé son propre label, Exodus. PHOTO DAN MEDHURST

Rogê et Seu Jorge en studio. PHOTO ELAINE GROENESTEIN
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