Libération - 17.02.2020

(Martin Jones) #1
8 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Lundi 17 Février 2020
MONDE

Le président Duque lors de la pose de la première pierre du Musée national de la mémoire, le 5 février à Bogotá. J. D. MORENO GALLEGO. ANADOLU

Le Centre national
de mémoire,
situé à Bogotá,
pâtitde l’idéologie
du parti au pouvoir,
qui a presque
toujours réfuté
l’existence d’un
conflit armé avec
les Farc, considérés
comme de simples
«terroristes».

C


réé en 2011, le Centre
national de mémoire
historique colombien
(CNMH) vient de se faire ex-
clure de la Coalition interna-
tionale des sites de cons-
cience (qui rassemble plus de

président Alvaro Uribe (2002-
2010), qui a porté au pouvoir
Iván Duque en 2018, a pres-
que toujours réfuté ouverte-
ment l’existence d’un conflit
armé en Colombie, considé-
rant qu’il ne s’agissait que
d’une lutte de l’Etat contre
des «terroristes». Les mêmes
se sont opposés en usant tous
les recours possibles à l’ac-
cord de paix de 2016.
Et si Iván Duque a assuré lors
de son élection qu’il ne «ré-

duirait pas l’accord en miet-
tes», force est de constater
que tout est fait à la fois pour
diluer les obligations de
l’Etat en la matière et pour
saboter ce qu’il est possible
de saboter. Le gouvernement
a ainsi tenté – sans succès –
d’affaiblir la Juridiction spé-
ciale pour la paix et a réussi à
diminuer de près de 30 % le
budget de la Commission de
la vérité et de l’Unité de re-
cherche des personnes dis-
parues. Ces trois institutions
forment les piliers du «sys-
tème intégral de vérité, jus-
tice, réparation et non-répéti-
tion» de l’accord de paix.
Le gouvernement de Duque
a aussi promu des généraux
au passé trouble, notam-
ment impliqués dans des
exécutions extrajudiciaires,
nommé des personnalités
polémiques à des postes clés
pour l’avenir de la paix,

Par
ANNE PROENZA
Correspondante à Bogotá

sens du passé et l’écriture du
futur», s’exclame Gonzalo
Sánchez Gómez, ancien di-
recteur du CNMH, avocat et
philosophe ré-
puté à qui l’on
doit la publica-
tion du dossier
«Basta Ya» en 2013, docu-
mentant plus de cin-
quante ans d’un conflit ayant
fait plus de 8 millions de vic-
times, 7,5 millions de dépla-
cés, 260 000 morts et au
moins 82 000 disparus.

«Terroristes». «La bataille
de la mémoire ne fait que
commencer», souligne Ri-
cardo Peñaranda, de l’Insti-
tut d’études politiques et de
relations internationales de
l’Université nationale, qui a
participé aux investigations
du CNMH. Car une grande
partie de la droite dure, no-
tamment le parti de l’ancien

200 musées et mémoriaux
dans plus de 60 pays). Et des
pétitions circulent pour de-
mander la démission de
Dario Acevedo,
son nouveau di-
recteur désigné
par le président
Duque il y a près d’un an. Cet
historien, que ses détrac-
teurs taxent de «négation-
niste», est au cœur d’une po-
lémique qui n’en finit pas de
grossir en Colombie, symp-
tôme de la difficulté du pays
à sortir véritablement de la
guerre. Et à entrer de plain-
pied dans la période de répa-
ration et de réconciliation
que promettait l’accord de
paix signé en 2016 par le
gouvernement du Prix Nobel
de la paix, Juan Manuel
Santos, avec l’ancienne
guérilla des Farc.
«Nous sommes face à une
guerre de narrations sur le

L’HISTOIRE
DU JOUR

Accord de paix en Colombie :


le gouvernement sape le travail de mémoire


stoppé les négociations avec
l’autre guérilla de l’ELN...
sans compter les assassinats
de leaders sociaux, militants
des droits de l’homme ou
ex-guérilleros qui ne cessent
pas (plusieurs centaines
depuis 2016).

Point mort. Dans ces
conditions, la lutte pour la
mémoire est loin de n’être
que symbolique. Chaque fac-
tion cherche toujours à éta-
blir le récit historique de son
rôle dans la guerre et à justi-
fier ses actions ou à éluder
ses responsabilités. Depuis
l’arrivée de Dario Acevedo,
les investigations du Centre
de mémoire historique sem-
blent au point mort et une
bonne partie des chercheurs
sont partis.
Pire, le Musée national de la
mémoire, qui devrait voir le
jour en 2022 et qui dépend
du CNMH dans un premier
temps, vient d’être confié à
un muséologue qui a travaillé
essentiellement avec les for-
ces armées. Lors de la pose
de la première pierre, le 5 fé-
vrier, plusieurs associations
de victimes ont encore pro-
testé. Il est vrai qu’il y avait
plus de militaires que de vic-
times lors de la cérémonie...
Car la nouvelle direction
du CNMH estime que les mi-
litaires et membres de la
force publique n’ont pas été
jusque-là assez considérés
comme des victimes du
conflit. La loi dite des «vété-
rans», approuvée il y a quel-
ques mois, prévoit ainsi
qu’un espace du musée soit
consacré «à exposer au public
les histoires de vie de vétérans
de la force publique, exaltant
particulièrement leurs ac-
tions courageuses, leur sacri-
fice et leur contribution au
bien-être général».
«Derrière cette manipulation
de l’histoire, il y a une volonté
de délégitimer le processus
de paix, de cacher ses péchés
et d’éluder certaines respon-
sabilités. Beaucoup de gens
ont peur de la vérité», analyse
Gabriel Cifuentes, spécialiste
de droit international et de
justice transitionnelle.•

Comment on a essayé
de sauver une baleine
en Cornouailles
Vendredi, un rorqual commun de 19 mètres
s’est échoué sur une plage reculée du sud de
l’Angleterre. Libération suivait l’équipe de Clean
Ocean Sailing au moment de leur découverte.
Malgré leurs efforts, les bénévoles n’ont pas pu
sauver l’animal. PHOTO AUDE MASSIOT

LIBÉ.FR

«Il y a une
volonté

de délégitimer


le processus


de paix.»
Gabriel Cifuentes
spécialiste de droit
international
Free download pdf