Le Monde - 20.03.2020

(Jeff_L) #1
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VENDREDI 20 MARS 2020 coronavirus| 11

Plan d’urgence de la BCE pour rassurer les marchés


Face au spectre d’une crise de la zone euro, l’institution a annoncé des rachats de titres pour 750 milliards d’euros


L


a Banque centrale euro­
péenne (BCE) a annoncé
un plan de sauvetage co­
lossal, mercredi 18 mars,
pour tenter de calmer les mar­
chés. Dévoilant sa décision juste
avant minuit, après une longue
réunion d’urgence de son conseil
des gouverneurs, elle a décidé de
mener des rachats de titres pour
750 milliards d’euros. C’est six fois
plus que l’annonce du jeudi
12 mars, qui avait été mal reçue
par les investisseurs.
Et, contrairement aux hésita­
tions de la semaine dernière, le
ton est cette fois­ci martial. « Le
conseil des gouverneurs va faire
tout ce qui est nécessaire, dans la
limite de son mandat. [Il] est tout à
fait prêt à augmenter le pro­
gramme d’achat de titres et à ajus­
ter sa composition, autant que né­
cessaire et aussi longtemps que né­
cessaire. Toutes les options et tous
les plans de sauvetage seront con­
sidérés pour soutenir l’économie
pendant ce choc. »

Coup de bazooka
Sur Twitter, Christine Lagarde, la
présidente de la BCE, s’est faite en­
core plus explicite : « Ces temps ex­
traordinaires nécessitent une ac­
tion extraordinaire. Il n’y a pas de
limites à notre soutien à l’euro. »
Il n’est pas certain que cela suf­
fise à rassurer les marchés. En
Asie, après avoir ouvert en hausse
jeudi, les Bourses ont de nouveau
plongé, clôturant en baisse de 1 %
à 4 %, pour les principaux indices.
En Europe, la tendance était posi­
tive, le CAC 40, le DAX et le FTSE
ayant ouvert respectivement
en hausse de 2,11 %, 0,9 % et 0,4 %.
Les taux italiens, qui s’envolaient
mercredi, étaient en net repli, à
1,5 %, un signe positif.
Mais, partout dans le monde,
les investisseurs se ruent vers le
dollar, dont les liquidités man­
quent. La Fed a dû intervenir une
nouvelle fois. Après son pro­
gramme de rachat de titres pour
700 milliards de dollars
(640 milliards d’euros) le 15 mars,
elle a annoncé une nouvelle in­
jection de liquidités sur les mar­
chés, mercredi soir.
Ce coup de bazooka rappelle la
fameuse phrase de Mario Draghi,
le prédécesseur de Mme Lagarde,
qui avait calmé la panique en 2012
en déclarant qu’il ferait « tout ce
qui serait nécessaire » (« Whatever
it takes »). Mercredi soir, les spé­
cialistes de la BCE ont applaudi.
« Impressionnant », estime Gilles

Moëc, économiste à Axa. « Histo­
rique, ajoute Frederik Ducrozet,
de la banque privée Pictet. On ne
pouvait pas espérer mieux. »
Dans le détail, la BCE entend réa­
liser ces 750 milliards de rachats
de titres d’ici à fin 2020. Elle achè­
tera aussi bien les obligations
d’Etat que celles des entreprises.
Ce programme vient s’ajouter
aux 120 milliards d’euros annon­
cés la semaine dernière et aux
20 milliards d’euros par mois lan­
cés à l’automne, soit un total de
1 050 milliards d’euros pour les
neuf prochains mois. Jamais,
même au plus fort de la crise de la
monnaie unique, la banque cen­
trale n’avait injecté autant d’ar­
gent aussi vite.
Au­delà de cette énorme liqui­
dité, l’action de la BCE est fonda­
mentale sur un autre point, d’ap­
parence technique. Après de vives
luttes au sein du conseil des gou­
verneurs il y a quelques années, la
banque centrale s’était engagée à

ne jamais posséder plus de 33 %
du stock de la dette d’un pays.
Mais, avec ses rachats d’actifs à ré­
pétition depuis des années, elle
était très proche de cette limite
pour certains pays, notamment
l’Allemagne et les Pays­Bas. Il lui
devenait difficile d’agir. Le com­
muniqué laisse entendre que ce
plafond sera retiré, si nécessaire :
« Dans la mesure où des limites

auto­imposées puissent freiner
l’action de la BCE (...), le conseil des
gouverneurs envisagera de les
changer. »
L’action coup de poing de la BCE
était devenue urgente, alors que
le spectre de la crise de la zone
euro de 2012 ressurgit depuis
quelques semaines. En secouant
violemment les marchés, la pan­
démie due au nouveau coronavi­
rus a de nouveau mis au jour les
faiblesses intrinsèques de la
monnaie unique.
En Italie, le premier pays euro­
péen touché, le taux des obliga­
tions à dix ans a fait un bond, al­
lant de 1 % début mars jusqu’à
frôler 3 % mercredi 18 mars. Cela
reste loin des sommets (autour
de 7 %) atteints en 2012, mais c’est
tout de même au plus haut de­
puis deux ans.
Cette hausse des taux présente
deux graves dangers. D’une part,
l’Italie et les autres pays un
peu moins affectés vont être

contraints d’emprunter à un prix
plus élevé, au moment même où
ils vont devoir émettre beaucoup
plus de dette pour soutenir leur
économie. D’autre part, l’écart en­
tre les taux allemands et les taux
italiens (le fameux « spread »)
s’est élargi. Le risque d’une dislo­
cation de la zone euro réapparaît,
avec des investisseurs qui fuient
un pays, tandis qu’ils se réfugient
vers un autre.

Lutter contre la récession
Si la BCE a une nouvelle fois joué
son rôle de pompier, les tensions
de moyen terme au sein de la
monnaie unique sont loin
d’avoir disparu, tant s’en faut. « Il
ne faut pas que les gouverne­
ments laissent la BCE seule, es­
time Louis Harreau, économiste
au Crédit agricole. La balle est
dans le camp politique. »
Depuis une dizaine de jours, les
gouvernements européens an­
noncent des plans de relance im­

Intervention
de Christine
Lagarde, la
présidente de
la BCE, suivie
par visio­
conférence
à la Bourse de
Francfort, le
12 mars. RALPH
ORLOWSKI/REUTERS

« Il ne faut pas
que les
gouvernements
laissent la BCE
seule. La balle
est dans le camp
politique »
LOUIS HARREAU
économiste
au Crédit agricole

portants. Mais pour un pays
comme l’Italie, déjà très forte­
ment endetté, émettre d’énormes
quantités d’obligations sera diffi­
cile sans le soutien des autres
Etats. Giuseppe Conte, le prési­
dent du conseil italien, a suggéré
la création de « corona­bonds »,
des obligations paneuropéennes
pour lutter contre la récession. En
clair, l’Allemagne serait financiè­
rement solidaire de pays comme
l’Italie ou l’Espagne.
Un tel outil, sans précédent, se­
rait une révolution, mais rien ne
dit que les pays du nord de l’Eu­
rope l’accepteront. Angela Mer­
kel, la chancelière allemande, a
juste promis de « continuer à dis­
cuter » du sujet. « Le plan de la BCE
est un pansement, utile pour l’ins­
tant, mais le système financier
européen demeure en grave dan­
ger », conclut Giovanni Di Lieto,
économiste à l’université Mo­
nash, en Australie.
éric albert

La pandémie menacerait 25 millions d’emplois dans le monde


Selon l’Organisation internationale du travail, la crise sanitaire pourrait avoir des conséquences sociales plus graves que la crise de 2008


L


e prix à payer, en matière
d’emplois dans le monde,
pour la pandémie causée
par le coronavirus sera élevé, et
même très élevé, prévient l’Orga­
nisation internationale du travail
(OIT). Dans une étude publiée
mercredi 18 mars, l’organisation
tripartite – réunissant les gouver­
nements, les organisations d’em­
ployeurs et les syndicats de
187 états membres – estime que la
perte pourrait concerner jusqu’à
25 millions d’emplois. Soit plus
qu’au lendemain de la crise finan­
cière de 2008, qui avait entraîné la
suppression de près de 22 mil­
lions de postes.
Dans cette étude, l’OIT étudie
trois cas de figure qui, selon la
gravité de la pandémie, envisa­
gent la disparition de 5,3 mil­
lions d’emplois – dans le scéna­
rio « optimiste » – à 24,7 millions
(le scénario intermédiaire ta­
blant, lui, sur 13 millions), sa­
chant que l’on comptait environ
188 millions de chômeurs dans le
monde en 2019.

« Cette crise sanitaire aura des ré­
percussions incomparables. C’est
un “crash test” d’une autre am­
pleur que la crise de 2008­2009,
une crise globale, car, au coût sani­
taire, humain, il faut ajouter les
conséquences sociales et économi­
ques, avec des secteurs entiers me­
nacés comme le tourisme, les
transports, mais aussi l’ensemble
de l’industrie, comme on le voit
déjà avec le secteur automobile »,
prévient Guy Ryder, le directeur
général de l’OIT.
L’actuelle crise sanitaire, qui a
débuté en Chine pour s’étendre à
toute la planète, touche de plein
fouet les économies des pays occi­
dentaux, où « les pertes d’emplois
seront plus importantes », pré­
vient M. Ryder. Reste que le confi­
nement de populations entières,
les restrictions de mouvement et
l’arrêt de la production et des
échanges ne provoqueront pas
seulement une hausse du chô­
mage. La réduction massive d’em­
plois va s’accompagner d’un ap­
pauvrissement important des

travailleurs, avec des baisses subs­
tantielles de revenus.
L’étude de l’organisme interna­
tional évalue cette perte entre
785 milliards et plus de 3 100 mil­
liards d’euros d’ici à la fin 2020.
« Cela se traduira par une chute de
la consommation des biens et des
services, qui aura à son tour une
incidence sur les perspectives des
entreprises et des économies »,
écrivent les auteurs du texte. « Un
cercle vicieux », d’après M. Ryder.

La volonté d’agir fait défaut
La pauvreté au travail augmen­
tera en proportion. « La pression
sur les revenus à la suite du déclin
de l’activité économique touchera
très gravement les travailleurs vi­
vant autour ou sous le seuil de
pauvreté. » Entre 8,8 et 35 millions
de personnes supplémentaires
dans le monde se retrouveront en
situation de travailleurs pauvres,
alors que l’OIT prévoyait, pour
2020, une baisse de 14 millions au
niveau mondial sur un nombre
estimé à 630 millions de tra­

vailleurs pauvres, c’est­à­dire ga­
gnant moins de 3,20 dollars par
jour (2,90 euros).
« Il faut absolument protéger les
revenus des travailleurs, s’assurer
que les politiques publiques garan­
tiront la protection sociale pour
tous, surtout des plus vulnérables,
alerte Guy Ryder. De même, les en­
treprises, dont certaines ne paient
pas d’indemnités maladie, doi­
vent, comme lors de la crise de
2008, trouver les moyens de con­
server les emplois. » Il convient
donc de veiller à préserver les tra­

vailleurs occupant les emplois les
moins rémunérés, les jeunes, les
femmes, les salariés âgés ou en­
core les migrants, insiste l’OIT.
Prenant exemple sur la sortie de
la crise financière de 2008, le di­
recteur général de l’OIT attend
une réponse coordonnée de la
part des gouvernements, fondée
sur une concertation sociale asso­
ciant les entreprises et les orga­
nisations de travailleurs. Mais,
estime­t­il, cette volonté d’agir au
niveau international fait aujour­
d’hui défaut. « Les dirigeants pen­
sent que l’intérêt national passe
avant l’effort commun pour con­
trer le virus. Or, la priorité doit être
l’intérêt commun. »
La situation actuelle démontre
aussi la grande fragilité des écono­
mies occidentales, notamment au
niveau des chaînes d’approvision­
nement. Elle témoigne des consé­
quences des politiques d’austérité
qui, dans de nombreux pays, ont
« mis à mal les systèmes de santé et
de protection sociale, d’éducation
aussi », d’après le directeur géné­

ral de l’OIT. « Or, nous avons besoin
qu’ils soient à la hauteur du défi
que pose l’actuelle pandémie. »
Au­delà du constat et des som­
bres prévisions qu’elle dresse,
l’agence des Nations unies dévo­
lue au travail préconise des inves­
tissements afin de consolider ou
d’étendre les systèmes de protec­
tion sociale, et un renforcement
de la concertation sociale. « En
temps de crise, comme c’est le cas
actuellement, nous disposons de
deux outils essentiels pour atté­
nuer les dégâts et restaurer la con­
fiance publique. D’abord, les dis­
cussions avec les travailleurs et les
employeurs sont cruciales afin
d’obtenir du soutien pour les me­
sures que nous devons prendre en
vue de surmonter cette crise. En­
suite, les normes internationales
du travail constituent un socle fia­
ble pour assurer une reprise dura­
ble et équitable. Tout doit être fait
pour minimiser les dégâts causés à
l’humanité dans ces temps diffici­
les », conclut M. Ryder.
rémi barroux

La réduction
massive
de postes va
s’accompagner
d’un
appauvrissement
important
des travailleurs
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