Le Monde - 20.03.2020

(Jeff_L) #1

18 |


styles

VENDREDI 20 MARS 2020

0123


« penne lisce », les mal­aimées


Si, dans les supermarchés, les Italiens se ruent sur


les « rigate », les « penne lisce », jugées trop lisses,


sont boudées, même en ces temps de Covid­19.


Chefs et spécialistes se mobilisent pour réhabiliter


ce véritable délice qui se déguste dans le plus


simple appareil : sans sauce!


GASTRONOMIE


D


es néons illuminent
des étagères désespé­
rément vides. La
photo a fait le tour du
Web ; depuis que l’épidémie de
Covid­19 touche la Péninsule, des
rayons entiers de supermarchés
italiens sont régulièrement pris
d’assaut. Le succès de cette image
est néanmoins lié à un détail co­
casse : une pyramide de paquets
brave le néant alimentaire. Même
en temps de disette, il est une
denrée que la Botte dédaigne et,

tes fusent. « Une pâte lisse, c’est
comme une femme sans formes »,
philosophe un internaute. « Les
pâtes du diable », renchérit un
autre. « Le mal absolu, pire que le
coronavirus », s’indigne­t­on avec
humour (noir).
Seule une voix ose exprimer un
jugement dissident : « J’en mange
très rarement, cela dit les rares fois
où ça m’est arrivé, j’ai trouvé ça
bon. Mais je ne l’admettrai jamais.
On considère qu’elles ne fixent pas
la sauce et sont toujours trop cui­
tes. Aimer les penne lisce, c’est s’ex­
poser à la vindicte populaire », con­
fie une jeune Romaine dont on
préservera l’anonymat pour sa sé­
curité. Son salut, et celui des penne
lisce, viendra des spécialistes du
secteur. A l’encontre du goût des
consommateurs, mais en accord
avec la tradition, chefs et fabri­
cants de pâtes défendent les ver­
tus du lisse en temps troublés.
« Les pâtes naissent lisses. Les
rayures n’apparaissent qu’ensuite,
avec l’industrialisation », rappelle
Alberto De Bernardi, auteur d’un
ouvrage sur l’histoire sociale des

pâtes (Il paese dei maccheroni. Sto­
ria sociale della pasta). Entre les
années 1930 et 1960, afin de ren­
dre le produit accessible à tous les
porte­monnaie, les grandes en­
treprises du secteur introduisent
des farines de qualité moins éle­
vée, des tréfileuses modernes, et
réduisent considérablement le
temps de séchage.
« Autant de bouleversements qui
font perdre aux pâtes leur porosité
et leur rugosité superficielle, indis­
pensables à une bonne absorption
de la sauce. On introduit alors les
rayures pour qu’elles s’imprègnent
davantage », poursuit le profes­
seur à l’université de Bologne.

Tréfilées au bronze
« Les pâtes à rayures sont l’expres­
sion d’une pensée faible, qui ne va
pas en profondeur », poétise Gen­
naro Esposito. Depuis le début de
l’épidémie, le chef doublement
étoilé s’exprime régulièrement
dans la presse transalpine pour
défendre les penne lisce et saper
les rayures : « Non seulement elles
ne permettent pas de mieux absor­

A Rome,
le 12 mars.
GUGLIELMO
MANGIAPANE/REUTERS

« LES PÂTES 


NAISSENT LISSES », 


RAPPELLE ALBERTO 


DE BERNARDI, 


AUTEUR D’UN 


OUVRAGE SUR 


L’HISTOIRE SOCIALE 


DES PÂTES


« là, je sors d’un monopoly avec mes
enfants... ça faisait longtemps que je ne
m’étais pas lancé avec eux dans un jeu de
société! » A Marseille, Alexandre Mazzia,
couronné cuisinier de l’année 2019 par le
Gault & Millau, a fermé boutique sans re­
chigner ni chercher de moyens de trans­
former l’activité. « Pour moi, la priorité,
c’était de ne pas mettre en péril mes équi­
pes. Nous avions des légumes, du lait, des
œufs, de la crème... nous avons tout distri­
bué. Et nous avons déjà vécu un moment
de solidarité : j’ai reçu une trentaine de
mails, et même des propositions pour
m’aider à nettoyer le restaurant avant la
fermeture. »
Un peu partout en France, des patrons
ont fait le même choix, quelle que soit la
taille de leur établissement. C’est le cas de
Fousseyni Djikine, à la tête de BMK, spé­
cialisé dans la cuisine africaine, qui ve­
nait pourtant d’inaugurer une toute nou­
velle adresse près de la place de la Répu­
blique, à Paris. Il aurait pu fermer son res­
taurant mais conserver la partie épicerie
et continuer les livraisons. Il a préféré ces­
ser temporairement son activité : « Nous
ne serons pas capables d’assurer un ser­
vice de qualité tout en mettant en place

des mesures d’hygiène efficaces, et cela de
manière à rester plus rentables en ouvrant
qu’en fermant », observe le jeune patron.
Hakim Gaouaoui, PDG des Bistrots pas
parisiens, qui emploie 300 salariés dans
dix établissements des Hauts­de­Seine, a
fait un constat identique. « Cela fait des
semaines que j’observe ce qui se passe en
Chine, et nous avions anticipé en mettant
en place un site Internet pour livrer des
plats mijotés à domicile. Mais pour
l’heure, nous n’avons pas les moyens de
protéger nos salariés : nous avons de­
mandé aux mairies de mettre à notre dis­
position des masques, mais nous n’avons
encore rien. J’ai demandé aux équipes de
retourner chez elles et de ne plus bouger. »
Pendant le confinement, les commer­
ces alimentaires sont autorisés à ouvrir.
Mais, là encore, toute l’organisation des
boutiques est chamboulée. C’est le cas
par exemple à la Maison Plisson, qui étale
sur ses trois adresses un marché frais,
une cave à vin et une épicerie sur des cen­
taines de mètres carrés dans le cœur de
Paris. Aujourd’hui, un maximum de dix
personnes sont autorisées à entrer en
même temps dans chaque magasin. Elles
doivent respecter un marquage au sol,

permettant de garder la distance de un
mètre avec une autre personne. Masque
et gants sont obligatoires pour le person­
nel, qui se lave les mains « aussi souvent
que possible ». Les magasins Bellota­Bel­
lota, eux, ont gardé ouverts une dizaine
de points de vente en France seulement.
Leurs boutiques dans les centres com­
merciaux, dans les aéroports ont fermé.
« Comme nous avons une partie de nos ac­
tivités à Hongkong, on avait fait le plein de
masques et de gel pour leur envoyer, fina­
lement c’est nous qui les utilisons », pré­
cise le PDG, Mickaël Piffard­Besnard.

Sur le pas de la porte
Les spécialistes de la livraison s’adaptent
également. A l’image de Frichti, qui a pris
des mesures drastiques. La livraison de
produits frais et cuisinés se fait désor­
mais « sans contact », le livreur dépose la
commande sur le pas de la porte, sonne,
et le client peut récupérer le paquet. Et
afin de limiter encore plus les contacts,
plus aucun Ticket Restaurant n’est ac­
cepté. La livraison express en vingt minu­
tes est annulée, et il faut commander
pour 20 euros minimum. Enfin, les per­
sonnes âgées, malades ou handicapées

sont livrées en priorité et peuvent utiliser
un numéro de téléphone spécial.
Des établissements ont opéré une vraie
mutation pour faire le gros dos face à la
crise. Ainsi, le restaurant routier La
Grotte, à Vierzon, dans le Cher, fait de la
vente à emporter. « Nous avons fermé le
restaurant, mais nous faisons passer des
plateaux­repas aux chauffeurs par la fenê­
tre, côté bar, raconte Stéphane Uytter­
schaut, le chef de cuisine. Les routiers peu­
vent toujours prendre des douches chez
nous, mais nous filtrons l’entrée : pas plus
d’une personne en cabine. »
Enfin, certains se creusent la tête pour
continuer à émettre des ondes positives.
A Marseille, l’équipe de La Mercerie a
voulu « aider à surmonter le début de ces
temps de difficultés avec ivresse et bonne
humeur, tout en encourageant les petits
vignerons ». Laura Vidal, meilleure som­
melière Gault & Millau en 2020, propose
ainsi des « wine packs de survie » en ver­
sion 6 ou 12 bouteilles. Pour ses équipes
d’Arles et de Marseille, La Mercerie a
même prévu chaque jour des séances de
yoga en vidéoconférence dirigées par
une des patronnes, Julia Mitton.
pierre hemme

En France, la restauration tente de s’adapter au confinement


ber la sauce, mais elles sont source
d’imperfections. Les rayures créent
des rebords qui empêchent les pâ­
tes de cuire uniformément. Quand
on mélange les pâtes à la sauce, la
partie en relief, davantage cuite,
s’effrite et relâche de l’amidon qui
vient polluer la sauce. »
Quelques recettes néanmoins
tolèrent bien les pâtes à rayures,
selon ce puriste du lisse : « L’abon­
dance d’amidon laisse moins per­
cevoir la présence de matière
grasse. Donc, lorsque la sauce est
particulièrement grasse, la rayure
se justifie : c’est le cas des rigatoni
all’amatriciana. Mais c’est l’excep­
tion qui confirme la règle. »
La grande production corrigera
le tir au tournant du XXIe siècle.
Les industriels du secteur diversi­
fient leur offre et réintroduisent
des produits de haute qualité.
« Dans le même temps, les fabrica­
tions artisanales connaissent un
retour en grâce », expose Alberto
De Bernardi. Sur les collines tosca­
nes, à 30 km de Pise, le pastificio
Martelli est le plus petit d’Italie.
Un des plus anciens aussi. L’entre­
prise familiale ne propose que
cinq formats de pâtes : spaghetti,
spaghettini, maccheroni, fusilli et
penne classiques. « A savoir lisses.
Ce sont les penne de la tradition »,
souligne Dino Martelli, qui fait vi­
vre l’entreprise avec son épouse,
ses enfants et ses petits­fils.
« Nous produisons en un an ce
que Barilla produit en quelques
heures », s’enorgueillit le pastaio
de 75 ans. Car les Martelli tra­
vaillent dans les règles de l’art. La
meilleure farine de blé dur est
mélangée lentement avec de l’eau
froide. Les pâtes sont tréfilées au
bronze et ensuite séchées à basse
température, déroule­t­il : « Ainsi,
non seulement les penne lisce re­
tiennent la sauce à merveille, mais,
grâce à leur uniformité, elles sont
bien plus délicates que la version
avec des rayures. »
Rien de mieux, pour les savou­
rer, qu’une sauce très simple.
Beurre et parmesan, suggère le
septuagénaire : « Vous allez tout
de suite sentir la différence et dé­
couvrir la vraie saveur des pâtes! »
A moins que vous ne préfériez
suivre son exemple et leur rendre
hommage en les dégustant sans
le moindre assaisonnement. Dif­
ficile de faire plus lisse.
margherita nasi

incredibile ma vero, il s’agit de
pâtes. Pas n’importe lesquelles,
cela s’entend. Les longs et élé­
gants spaghettis continuent de
s’enlacer aux fourchettes transal­
pines, les vertigineux fusilli folâ­
trent de sauce en sauce. Le format
conspué est court, en forme de
tube et aux extrémités biseau­
tées : sur le banc des accusés, voici
les penne lisce.
Contrairement à leurs cousines
rigate, ces pâtes ne comportent
pas de rayures. Impardonnable
impair, elles seraient trop polies.
Sur les réseaux sociaux, les insul­
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