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CORONAVIRUS
VENDREDI 20 MARS 2020
0123
La pénurie de
masques, grande
colère des soignants
Le rationnement du matériel de protection suscite
l’incompréhension dans les lieux d’accueil des patients
(hôpitaux, cabinets médicaux, pharmacies...)
D
es masques, il faut des mas
ques. Il faut plus, beaucoup
plus, de masques. Que ce
soit sur le front de la région
GrandEst où les structures
de soins sont déjà débor
dées par la maladie, ou au sud de la Loire, où
l’ambiance est encore celle d’une veillée d’ar
mes, le masque est désormais l’un des objets
centraux de l’inquiétude qui traverse la com
munauté soignante. Bien plus qu’un instru
ment de protection individuelle et de lutte
contre la propagation du Covid19, il est de
venu en quelques semaines le symbole du
sentiment d’abandon vécu depuis plusieurs
années par le monde médical, et d’une forme
de défiance visàvis du gouvernement.
« Je regarde la médecine de ville, tous nos
collègues médecins, infirmiers, kinésithéra
peutes, toutes les personnes qui vont à domi
cile pour aider les personnes âgées à faire
leur toilette, à manger : ils n’ont pas de mas
ques, a déclaré Philippe Juvin, patron du ser
vice des urgences de l’hôpital parisien Geor
gesPompidou, mercredi 18 mars sur
CNews. C’est absolument inexplicable. Il faut
que quelque chose soit fait à très court terme.
Il faut fabriquer des masques. C’est ahuris
sant que dans un pays comme le nôtre nous
n’ayons pas ces masques, des masques de
tissu car c’est cela dont on parle! »
Jérôme Salomon, directeur général de la
santé, avance une explication : « Le raté
qu’on a eu ces derniers jours est lié à la réqui
sition, expliquetil. On a bloqué les com
mandes faites par les hôpitaux, mais cela a
évité la raptation par des pays étrangers.
Maintenant, nous allons déstocker massive
ment. La production est organisée en 3x8 et
nous aurons de quoi faire face. »
Simples masques chirurgicaux ou masques
de protection respiratoire (dit FFP2), ces ob
jets sont à la guerre contre le coronavirus ce
que les munitions sont aux conflits armés :
non réutilisables, nécessaires en grande
quantité et d’une importance vitale. La
crainte d’en manquer est omniprésente. Pas
de réelles pénuries dans les grands centres
hospitaliers mais une utilisation trop parci
monieuse pour rassurer les soignants.
Pour la médecine de ville, la situation est
bien plus tendue. Mercredi 18 mars, la direc
tion générale de la santé a annoncé un plan
de livraison hebdomadaire de masques chi
rurgicaux et FFP2 aux professionnels de
santé. Dans les zones touchées, seuls 18 mas
ques par semaine seront fournis aux méde
cins généralistes, aux pharmaciens, aux bio
logistes médicaux, et 6 par semaine aux sa
gesfemmes et aux kinésithérapeutes...
Sur le reste du territoire national, seuls les
médecins seront approvisionnés. Un plan
immédiatement dénoncé dans un commu
niqué conjoint du Centre national des profes
sionnels de santé (CNPS), de la Fédération
française des praticiens de santé (FFPS) et de
la Fédération de l’hospitalisation privée
(FHP), comme un plan de « rationnement »
qui « ne permet pas d’assurer la sécurité des
soignants ». Rien, en tout cas, qui semble de
nature à calmer l’incompréhension qui s’ex
prime dans la communauté médicale. Ce
n’est pas tout : selon nos informations, les
agences régionales de santé (ARS) ne sont
plus habilitées à distribuer ellesmêmes les
masques aux professionnels, de nouvelles
procédures de distribution et de gestion des
stocks devant être mises en œuvre.
A quelques kilomètres de Creil et de Crépy
enValois (Oise), le petit hôpital de Clermont
del’Oise a été, dès la fin du mois de février,
parmi les premiers sur le front l’épidémie de
Covid19. « Dans la première phase de cette
crise, j’ai demandé à ce que les masques soient
largement portés afin que tout le monde soit
protégé », témoigne Stéphane Jaubert, direc
teur adjoint de l’établissement. La même pré
caution est mise en œuvre dans d’autres cen
tres hospitaliers, mais pour un temps seule
ment. « Fin février, les masques étaient en libre
accès à l’entrée des services, dit le directeur
d’un hôpital francilien. Médecins, infirmiers,
aidessoignants, tout le monde s’est mis à en
porter, même ceux qui n’étaient confrontés à
aucun risque de transmission. Nous avons dû
les mettre sous clef pour les diffuser en fonc
tion des besoins réels. »
Car rapidement, les stocks s’épuisent. Pour
tenir sur la longueur il faut en « rationaliser »
l’usage, d’autant que malgré les déclarations
rassurantes du gouvernement, les établisse
ments ont toujours des doutes sur la péren
nité et la régularité des approvisionnements.
Les ARS appellent à la modération. « J’ai réa
justé la politique au sein de notre hôpital, avec
un usage raisonné des masques, confirme
Stéphane Jaubert. Si l’ensemble du personnel
soignant venait à en porter, je n’aurais que
quatre jours de stock. »
A l’hôpital de Creil, dans l’Oise, c’est « la co
lère » qui domine. C’est là que le premier pa
tient français mort du Covid19 a été hospita
lisé, il y a près d’un mois. Depuis, dix autres
patients sont décédés et cinq soignants (mé
decins et infirmières) ont été testés positif.
« La crainte de la contagion est bien réelle
parmi les équipes, car on sait parfaitement que
l’on est très exposés », témoigne Corinne
Delys, secrétaire générale de la CGT dans l’éta
blissement. Une inquiétude décuplée par le
manque de masques. La semaine dernière,
certains soignants en contact direct avec des
patients infectés en étaient dépourvus. Ils ont
envisagé de faire jouer leur droit de retrait.
Avant de se raviser. La situation s’est légère
ment améliorée, le recours aux masques chi
rurgicaux s’est généralisé. « Mais le stock est
de quelques jours », prévient la syndicaliste.
Signe du peu de confiance dans la pérennité
du ravitaillement, des vidéos tutorielles de
médecins circulant sur les réseaux sociaux et
montrant comment fabriquer des masques
de fortune, ont été mis à disposition sur les
réseaux de communication interne de plu
sieurs CHU. La rareté relative du matériel en
fait la valeur. Dans leur communiqué, les syn
CES OBJETS SONT
À LA GUERRE CONTRE
LE CORONAVIRUS
CE QUE LES
MUNITIONS SONT
AUX CONFLITS ARMÉS :
NON RÉUTILISABLES,
NÉCESSAIRES
EN GRANDE QUANTITÉ
ET D’UNE IMPORTANCE
VITALE
La contamination, un risque permanent pour le personnel médical
Les « blouses blanches » présentent un risque supérieur à celui de la population générale d’être infectées par le virus SARSCoV
C
élébrés par le président de
la République comme des
« héros en blouse blan
che », applaudis sur les balcons
par la population confinée, les
personnels soignants sont en
première ligne dans la lutte
contre le Covid19. Préserver les
systèmes de soins soumis à rude
épreuve, c’est d’abord protéger les
professionnels de santé de la con
tamination par le SARSCoV2,
pour euxmêmes mais aussi afin
de prévenir la survenue d’épidé
mies intrahospitalières.
Une question hante les esprits
des soignants : quel est le niveau
de transmission du nouveau co
ronavirus par les porteurs asymp
tomatiques? La réponse n’est pas
connue avec certitude, créant le
doute pour des soignants s’occu
pant de patients dont on ne pense
pas qu’ils sont infectés, mais qui
seraient susceptibles d’excréter le
virus. « Le risque est probablement
faible avec un patient ne présen
tant pas de symptômes, estime le
professeur JeanFrançois Timsit,
chef du service de réanimation
médicale et infectieuse de l’hôpi
tal Bichat (Paris), mais il pourrait
être beaucoup plus important avec
une personne qui n’aurait que peu
de signes d’infection. »
Président de la Société française
d’hygiène hospitalière (SFHH), le
docteur Bruno Grandbastien
abonde dans le même sens : « Les
soignants ne sont pas à l’abri
d’une contamination sur leur lieu
de travail, en particulier s’ils ont
pris en charge un patient admis
pour une autre cause et qui déve
loppe des signes respiratoires deux
ou trois jours après son hospitali
sation. Les soignants peuvent être
contaminés comme tout le monde
hors de leur lieu de travail mais, du
fait de cette éventualité dans le
cadre de leur profession, ils ont un
risque supérieur à celui de la popu
lation générale. » Le point est im
portant car en Chine, où plus de
2 000 soignants ont été infectés,
beaucoup l’ont été à leur domicile
plutôt qu’à l’hôpital, selon la mis
sion conjointe OMSChine effec
tuée en février.
Cependant, en France, « dans les
jours qui viennent, la plupart des
malades qui viendront à l’hôpital,
même pour une autre pathologie,
seront positif pour le SARSCoV2,
ce qui impliquera de porter un mas
que pour soigner tous les patients,
prédit M. Timsit. Un masque de
soins [de type chirurgical] protège
des gouttelettes qui peuvent être
projetées et réduit considérable
ment le risque de transmission si
on est porteur du virus et celui d’ac
quisition si on n’est pas porteur ».
Faudraitil faire porter des mas
ques à toutes les personnes hos
pitalisées compte tenu du risque
théorique? La question est posée,
étant donné le risque de voir se
développer des épidémies au
sein des structures hospitalières,
mais se heurte à la disponibilité
de ces masques pour lesquels il y
a une pénurie temporaire. La
crainte de voir des chaînes de
transmission se créer dans des
hôpitaux explique que, dans le
cadre de la politique adoptée par
le gouvernement français de ne
pas tester systématiquement les
cas suspects de Covid19, la prio
rité soit accordée aux tests pour
les personnels soignants en plus
des malades atteints d’une forme
grave de la maladie.
Charlotte, surblouse, masque...
« L’accès aux tests n’est pas facile,
constate JeanFrançois Timsit. A
Bichat, où les virologues travaillent
dixhuit heures par jour, nous par
venons à effectuer de 125 à 150 tests
par jour. Tant que nous n’aurons
pas un test rapide, il faut réserver
les tests à ceux pour lesquels cela
apporte le plus de choses. Pour
l’instant, dans mon service, nous
n’avons pas constaté de contami
nation secondaire d’un soignant. »
Des recommandations pour la
protection des personnels médi
caux et paramédicaux ont été
formulées par la SFHH et le Haut
Conseil de la santé publique. Port
d’une charlotte sur les cheveux,
d’une surblouse, de gants, de lu
nettes de protection et d’un mas
que. « Le masque chirurgical suffit
pour les soins ordinaires, mais
son remplacement par un mas
que de type FFP2 s’impose pour
certains gestes particuliers auprès
de patients en réanimation et in
tubés, comme l’aspiration tra
chéale ou le changement de ca
nule chez un patient sous assis
tance respiratoire qui peuvent
provoquer des aérosols », énu
mère Bruno Grandbastien. Les
recommandations ont assoupli
la pratique de changer de mas
que de soins à chaque patient, si
le masque n’a pas été souillé.
Cependant, JeanFrançois
Timsit souligne la lourdeur pour
le personnel des services de réa
nimation du temps nécessaire à
s’équiper : « Il faut deux minutes
pour tout mettre et autant pour
tout enlever. Les infirmières doi
vent le faire 30 ou 40 fois par jour,
vous voyez ce que cela représente
comme temps. » S’ajoute le dan
ger d’une routine : « Le premier
jour, il y a un peu de stress pour
apprendre à s’équiper. Puis, on
prend l’habitude et c’est là, avec la
fatigue, que l’on risque de com
mettre une erreur et d’être conta
miné », décrit le professeur.
La vigilance et des formations
régulières sont donc de mise,
alors que les services de soins in
tensifs et de réanimation s’atten
dent à accueillir une vague de
malades de plus en plus massive.
« Ma responsabilité est double :
soigner les gens afin de les empê
cher de mourir et protéger mon
personnel, tant de l’infection que
de l’épuisement professionnel »,
affirme JeanFrançois Timsit.
paul benkimoun