Le Monde - 20.03.2020

(Jeff_L) #1

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VENDREDI 20 MARS 2020 idées| 21


Maïa Kantor Pour que la propagation du virus


dans les prisons ne soit pas une catastrophe


Les prisons, où la « distanciation sociale »


est impossible, risquent de devenir


dans les prochains jours des machines


à tuer, c’est pourquoi il faut les « désengorger »,


prévient l’avocate


C


es derniers jours, dans plusieurs
établissements pénitentiaires, des
détenus comme des membres du
personnel ont été déclarés positifs
au coronavirus. Ce virus a commencé à se
répandre dans ce vase clos qu’est la prison.
Ce constat déjà inquiétant annonce une si­
tuation bientôt dramatique.
Comment créer une « distanciation so­
ciale » dans l’univers carcéral? On ne doute
ni des efforts ni de l’inventivité du person­
nel pénitentiaire. Mais il faut se rendre à
l’évidence : au regard de la surpopulation
carcérale, de la chimère qu’est devenu l’en­
cellulement individuel et de ce qu’est in­
trinsèquement un lieu de détention, créer

une distanciation en prison revient à faire
entrer un carré dans un rond.
Aussi faut­il agir vite. Pour enrayer la pro­
pagation du virus dans ces lieux de priva­
tion de liberté, il n’existe en vérité qu’une
solution : désengorger les prisons. Et cela
peut se matérialiser de deux manières.

Envisager autrement l’envoi en détention
Premièrement, il faut cesser de nourrir la
machine à tuer que peut devenir la prison
dans les prochains jours. En responsabi­
lité, nous encourageons les magistrats à
changer, considérablement et drastique­
ment, leur manière d’envisager l’envoi en
détention et en particulier le mandat de

dépôt. C’est pourquoi nous appelons à la
suspension, aussi vite que possible, de la
procédure de comparution immédiate : il
ne s’agit pas là d’une procédure d’urgence
et les prévenus pourraient tous être con­
voqués par la suite, comme c’est déjà le
cas lorsqu’une convocation par officier de
police judiciaire (COPJ) est remise à un
justiciable aux fins de présentation ulté­
rieure devant un tribunal. Cela aurait le
double effet de limiter de manière mas­
sive les nouvelles incarcérations mais
aussi de permettre aux greffiers, magis­
trats, huissiers et avocats de rester confi­
nés chez eux, dans l’intérêt de tous.
Deuxièmement, nous demandons aussi
aux juges d’instruction et aux juges de la
liberté et de la détention de faire preuve
de la même humanité sur la question de
la détention provisoire. S’ils ont pu déci­
der en temps normal que les nécessités de
l’instruction primaient sur la liberté, ils
doivent aujourd’hui prendre en compte
ce nouvel impératif exceptionnel de santé
publique. Cet élément nouveau pèse né­
cessairement dans la balance car ce n’est

plus seulement la liberté qui est en jeu,
c’est peut­être déjà la vie.
Troisièmement, nous appelons à un ef­
fort dans l’aménagement des peines pro­
noncées : autant que possible, cette me­
sure doit être envisagée. Pour ce faire, les
avocats ont un rôle à jouer. Alertons dès
que possible les juges d’instruction et les
juges de l’application des peines de l’iden­
tité des détenus qui présentent des fragili­
tés sanitaires et/ou de ceux pour qui la li­
berté peut être sérieusement envisagée
sans que cela crée de trouble immédiat et
considérable à l’ordre public. Personnel
pénitentiaire, magistrats, avocats : nous
devons tous agir de concert pour que les
prisons ne deviennent pas le sinistre
théâtre d’une catastrophe évitable.

Maïa Kantor est avocate à la cour,
secrétaire de la Conférence des avocats
du barreau de Paris.

Yves Sintomer Face à l’épidémie, les politiques


n’ont pas eu le cran de poser le débat


La gestion de cette crise est à l’image de la politique
menée sur d’autres fronts : un mélange
d’amateurisme, d’improvisation et d’arrogance.
Les simples citoyens ont été privés des débats
nécessaires sur les choix à faire, estime le politiste

L’


explosion de la pandémie de Co­
vid­19 est un révélateur : la politique
est en état d’apesanteur. La soirée
électorale du dimanche 15 mars en
témoigne, où l’on parla davantage du coro­
navirus que des résultats.
Poussée par la crise sanitaire, l’absten­
tion atteint des records historiques, pas­
sant à plus de 55,25 %. Cela accélère un dé­
clin continu depuis 1977 (où elle n’était que
de 21,1 %). La République en marche (LRM)
encaisse une débâcle : elle n’enregistre que
des succès de second plan, elle est en échec
dans la plupart des grandes villes et va
sans doute perdre Lyon, l’une des rares
qu’elle tenait.
Elle fait piètre figure à Paris, qui avait plé­
biscité l’actuel président en 2017. Curieuse­
ment, le mardi 17 mars, en fin de journée,
le ministère de l’intérieur n’avait pas en­
core publié les résultats nationaux agré­
gés. Macron a réussi à dilapider l’essentiel
de son capital politique. Après Sarkozy et
Hollande, il s’agit du troisième président à
connaître l’impopularité peu de temps
après son élection.
Les Verts s’affirment, comme dans
d’autres pays européens, mais il s’agit
d’une petite organisation comparée aux
partis de masse du passé. Le Rassemble­
ment national maintient ses gains de 2014
et progresse sans percer. La France insou­
mise confirme son effacement. L’affronte­
ment droite­gauche reprend des couleurs,
mais les adversaires sont affaiblis, le pano­
rama éclaté. Les listes citoyennes authenti­
ques ne font pas la percée espérée, même
si Marseille pourrait basculer.

Un miroir grossissant
Le champ politique ne fait plus rêver. Il ne
s’agit pas d’un trou d’air, ni d’un phéno­
mène particulier à la « monarchie républi­
caine » de l’Hexagone. Les difficultés sont
structurelles. La pandémie est un miroir
grossissant et un facteur supplémentaire
de cette crise. Devant ce péril majeur, les
querelles de boutique, souvent entre mem­
bres d’une même famille politique, appa­
raissent bien mesquines. Elles le sont
d’autant plus que la façon de faire face au

coronavirus n’a pas été discutée politique­
ment. Depuis son apparition en Chine, le
risque d’une extension à l’Europe était à
l’ordre du jour.
Comment fallait­il réagir, si cela se pro­
duisait? En laissant faire, au prix d’une
mortalité très élevée, afin d’atteindre une
immunité collective rapide des popula­
tions? En menant une politique modérée
d’atténuation, visant à aplanir la courbe de
diffusion du virus afin que le système de
soins puisse parvenir à gérer la maladie?
En tentant d’endiguer le virus par des me­
sures radicales? Les modèles se sont affi­
nés, mais il était possible de discuter des
leçons tirées des cas de la Chine et des
autres pays asiatiques en passe de vaincre
la pandémie, comme Hongkong, Taïwan,
Singapour et la Corée du Sud.
La question n’appelle pas une réponse
purement scientifique. Les experts étaient
divisés et proposaient généralement plu­
sieurs scénarios. Les politiques n’ont pas
eu le cran de poser le débat. Le gouverne­

ment n’a pas rendu publics les rapports
des experts. Il a présenté l’évolution de sa
politique, de l’atténuation à l’endigue­
ment, comme suivant logiquement les
diagnostics scientifiques, alors qu’il aurait
été possible d’opter pour la seconde option
d’emblée, ou au moins dès l’explosion des
cas dans l’Italie voisine.

Agnès Buzyn parle de « mascarade »
Nos voisins du Sud nous regardaient
étonnés. La ministre de la santé, Agnès
Buzyn, qui a démissionné pour s’impli­
quer dans la campagne parisienne, déclare
aujourd’hui qu’elle était persuadée que la
pandémie allait percuter de plein fouet no­
tre pays et que les élections ne pourraient
se tenir. Elle dit avoir participé à une « mas­
carade » et avoir averti le premier ministre
et le président dès janvier.
Les forces d’opposition ne se sont pas da­
vantage saisies de ce débat de société.
Aucune n’en a fait un thème fort. La ques­
tion échappe pour l’essentiel aux compé­
tences communales, mais la fermeture des
parcs ou des marchés pouvait constituer
une mesure symbolique forte. Qu’est­ce
qui empêchait les dirigeants nationaux de
débattre de la pandémie?
La politique institutionnelle n’a pas été
à la hauteur. Cela n’est pas nouveau : la
technoscience, qui conditionne si forte­
ment nos vies, reste, pour l’essentiel, en
dehors des controverses politiques, sauf
lorsqu’un scandale plus important réussit
à percer dans les médias. Et ce n’est que
tout récemment que la catastrophe écolo­
gique en cours a été intégrée dans les
campagnes électorales, souvent de façon
opportuniste et superficielle.
Le comble a été atteint lorsque le prési­

Yves Sintomer est professeur
de science politique à l’université
Paris-VIII, membre du Laboratoire Centre
de recherches sociologiques et politiques
de Paris (Cresppa), CNRS-université
Paris-VIII.

LE COMBLE A ÉTÉ


ATTEINT LORSQUE


LE PRÉSIDENT


A STIGMATISÉ


L’ABSENCE


DE CIVISME


DES FRANÇAIS


NOUS APPELONS


À LA SUSPENSION,


AUSSI VITE QUE


POSSIBLE, DE LA


PROCÉDURE DE


COMPARUTION


IMMÉDIATE


dent, sans esquisser la moindre autocriti­
que, a stigmatisé l’absence de civisme des
Français qui continuaient à profiter du
beau temps dimanche 15 mars. Alors que la
parole politique était déjà discréditée, le
discours gouvernemental n’a cessé d’évo­
luer sur la pandémie.

Changer radicalement
Le 6 mars, Macron allait au théâtre, décla­
rait que « la vie continue » et qu’il ne fallait
pas modifier les habitudes de sortie. Le 12,
il annonçait la fermeture des établisse­
ments scolaires. Le 14, Edouard Philippe
annonçait celle des établissements de loi­
sir. Le 15 se tenaient les élections munici­
pales. Le 16, un confinement général était
proclamé.
Le gouvernement n’a pas profité des
deux derniers mois pour élaborer un
plan B : faire des provisions suffisantes de
masques, préparer un système hospitalier
malmené depuis des années par les restric­
tions budgétaires pour le cas où la pandé­
mie frapperait le pays.
La politique à l’égard du coronavirus est à
l’image de celle menée sur d’autres fronts :
un mélange d’amateurisme, d’improvisa­
tion et d’arrogance. Les simples citoyens
ont été privés des débats nécessaires sur
les choix à faire. Ils ont logiquement eu du
mal à suivre le réveil soudain de leurs res­
ponsables.
Le virus vient nous rappeler que les hu­
mains font partie de la nature et qu’ils cou­
rent à la catastrophe s’ils oublient cette don­
née. Il nous rappelle aussi qu’il faut changer
la politique. Radicalement. Faute de quoi,
son déclin s’accentuera et les scénarios les
plus noirs seront à l’ordre du jour.
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