Le Monde - 20.03.2020

(Jeff_L) #1
Cahier du « Monde » No 23388 daté Vendredi 20 mars 2020 ­ Ne peut être vendu séparément

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AC T UA L I T É
vComment l’édition
et la librairie
s’organisent pour
ne pas être victimes
de l’épidémie
ni du confinement

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P O C H E S
D E C H E V E T
Les lectures
qui aèrent
Agnès Desarthe,
Jérôme Ferrari,
Lola Lafon, Corine
Pelluchon, Leïla
Slimani, Heinz
Wismann et Alice
Zeniter

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L E T T R E S
D ’ I TA L I E
vTémoignages
d’auteurs italiens
sur leur
« confinamento »

6 | 7
D O S S I E R
vÉ C R I R E E N I N D E
Dans une société de
moins en moins
tolérante à la critique,
des écrivains
évoquent la religion,
les castes, les mœurs
dans leurs romans,
récits ou poèmes


  • et se mettent en
    danger


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E N T R E T I E N
L’historien et
géographe Freddy
Vinet, auteur
de « La Grande
Grippe », met la crise
actuelle en miroir
avec celle de
la grippe espagnole,
il y a un siècle

jean birnbaum

U


ne femme de lettres en
riait hier au téléphone :
« Depuis que je suis
confinée, je me sens
comme un poisson dans
l’eau. » L’obligation de
demeurer chez elle, au milieu d’une im­
mense nappe de langage, lui apparaissait
comme la plus douce des perspectives.
« On ne sort plus, quel voyage! Il y a juste­
ment chez moi un couloir que je me pro­
mets depuis toujours de longer jusqu’au
bout. L’heure est venue de ces expérien­
ces », ironise encore notre ancien feuille­
toniste, Eric Chevillard, dans la première
de ses « chroniques du confinement »,
qu’il tient désormais sur Lemonde.fr.
Se retirer du monde pour mieux le
sillonner et le comprendre, les écrivains
savent faire. Au cours de leur périple, ils
rencontrent (ou pas) l’écriture comme
forme esthétique, comme force vitale
aussi. Mais ce type de voyage est d’autant

plus éclairant qu’il se révèle souvent dan­
gereux, parce qu’il n’est pas sans rapport
avec les violentes traversées qu’impose
la maladie.
« On ne se met ordinairement à penser
que quand la vie s’arrête, au moins dé­
raille, dysfonctionne, fait trop souffrir »,
écrit Pierre Zaoui dans un livre magni­
fique paru au Seuil en 2010 et qu’il faut
redécouvrir d’urgence dans la période de
sidération et d’effroi que nous connais­
sons. Ce livre s’intitule La Traversée des
catastrophes. Vivre, y lit­on, c’est « sans
cesse tomber malade », comprendre que
notre destin est sans garantie, livré à la
vulnérabilité, voire à la déchéance. Et
ainsi faire face, retrouver le courage, la
joie, les promesses.
Du reste, l’écriture qui prend des ris­
ques, celle qui s’expose à la part toxique
de l’existence humaine, est un geste
« auto­immunitaire », au sens que Jac­
ques Derrida donnait à ce mot, en s’ins­
pirant de la biologie : une façon de dé­
truire ses propres défenses immunitai­
res, et donc, ici, d’explorer la vie jusque
dans ses derniers retranchements.
Si nous avons besoin des écrivains,
aujourd’hui, ce n’est donc pas seulement
parce que leurs textes nous font du bien,

apaisent celles et ceux qui s’en remettent
à eux, comme vous le vérifierez en plon­
geant dans les ouvrages que nous vous
recommandons semaine après semaine,
et dont nous avons tenu à vous proposer
une sélection, dans le présent numéro,
malgré la fermeture des librairies et les
effets brutaux de l’actuelle pandémie sur

le secteur de l’édition (lire notre enquête
page 2). Car nous en sommes convain­
cus, nous l’avons souvent affirmé ici
même et nous essaierons de le prouver
encore dans les temps à venir : faire
confiance aux textes permet de tenir
bon, de se tenir bien ; entrer dans un livre
aide à s’en sortir.

Mais si les écrivains sont particulière­
ment requis par le moment présent, c’est
aussi qu’ils ont un rapport essentiel avec
cette « traversée des catastrophes » que
peut être la vie confinée. Quand leur
plume arpente les aspects les plus ab­
jects, les plus négatifs de la condition hu­
maine, c’est toujours à l’horizon d’un oui
inconditionnel, absolu, à la vie.
« Le discours que je tiens n’est
pas mortifère, au contraire,
c’est l’affirmation d’un vivant
qui préfère le vivre et donc le
survivre à la mort, car la survie,
ce n’est pas seulement ce qui
reste, c’est la vie la plus intense
possible. (...) Jouir et pleurer la
mort qui guette, pour moi, c’est
la même chose », déclarait en­
core Jacques Derrida dans un
entretien au Monde, peu avant
de disparaître, en 2004.
Telle est donc, en ces temps d’épouvante,
la vocation de la littérature, sa première
responsabilité : rester bien confinée chez
elle, dans cette demeure pleine d’images
et de traces propres à inventer, par­delà
les menaces mortelles, quelque chose
comme une sur­vie, une vie supérieure,
plus haute, plus dense, plus humaine.

La vie la plus


intense possible


Le Covid­19 nous impose le confinement. Pour tenir bon, pour se tenir bien, on peut s’en


remettre aux écrivains, qui savent traverser les désastres, et aux livres, ces manuels de survie


BROOKE DIDONATO/AGENCE VU

Vivre, lit­on dans « La Traversée
des catastrophes », de Pierre
Zaoui, c’est « sans cesse tomber
malade », comprendre que
notre destin est sans garantie,
livré à la vulnérabilité. Et ainsi
faire face, retrouver le courage,
la joie, les promesses

Cristina Comencini.
DOUGLAS KIRKLAND
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