Le Monde - 20.03.2020

(Jeff_L) #1

0123
Vendredi 20 mars 2020
Poches de chevet|


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Agnès Desarthe, écrivaine


Martin Eden, de Jack London,
traduit de l’anglais (Etats­Unis) par Claude Cendrée, 10/18, 448 p., 7,50 €.

« Je viens de le terminer, je ne l’avais jamais lu. J’y ai été menée par le film
magnifique qu’en a tiré Pietro Marcello (2019), et par une lecture, faite dans
mon village par un comédien, de Construire un feu [du même Jack London],
qui m’a saisie. En commençant à lire Martin Eden, j’ai été un peu déroutée ; je
trouvais les procédés trop visibles – comme quand, au cinéma, on passe au
flou pour bien signifier que l’on est dans un flash­back... J’ai continué quand
même, et j’ai bien fait. Martin Eden est un roman ultraromanesque, l’un de
ces livres qu’on ne veut pas lâcher, avec lesquels on développe une sorte de
relation adultérine : on ment quasiment à ses proches pour aller le retrouver plus vite. C’est un livre sur
le désir d’écrire et sur le désir d’apprendre (le second me bouleverse) ; mais aussi celui de faire partie
d’un monde qui nous rejette parce qu’on n’y est pas né. Jack London (1876­1916) mêle de façon inédite
critique sociale et critique littéraire. Il donne aussi une place importante au corps, il dit ce qu’il faut d’en­
durance physique pour écrire, et réussit à faire un roman d’aventure à partir d’un objet qui est l’écriture.
De la vraie aventure avec tous les ingrédients du genre – le désir, l’échec, l’acharnement, le danger jus­
qu’à la tragédie... Ecrire comme on vaincrait un dragon. C’est extraordinaire. »
Dernier ouvrage paru : La Chance de leur vie (L’Olivier, 2018).

Leïla Slimani, écrivaine


Nouvelles de Pétersbourg, de Gogol,
traduit du russe par Gustave Aucouturier, Sylvie Luneau et Henri Mongault,
Folio, « Classique », 320 p., 5 €.

« Un libraire m’a appris que les Français n’étaient pas tellement friands de
nouvelles, et je ne comprends pas pourquoi. C’est la perfection, ça relève du
génie, de pouvoir, en quelques pages, créer une atmosphère, entraîner le
lecteur dès les premières lignes et, un peu plus loin, le cueillir avec une
chute... Si je relis souvent les nouvelles de Maupassant, celles de Gogol sont
celles que je recommanderais en ce moment. Elles sont très faciles à lire, et l’on est immédiatement
transporté dans cet univers un peu absurde. Il y a de l’humour et de la critique sociale. Pour des gens
confinés, dans la solitude, on trouve des pages très belles sur celle­ci, sur la distance avec les autres,
l’incompréhension entre les êtres. J’ai étudié ces nouvelles de Gogol en première, quand elles étaient au
programme du bac. De manière un peu scolaire, donc. Et puis, une dizaine d’années plus tard, peut­être,
je les ai relues, et c’est seulement alors que j’ai mesuré tout l’humour de Gogol, ce qu’il dit de la bureau­
cratie, notamment, ou de la condescendance sociale. Adolescente, je ne saisissais sans doute pas ce qu’il
y avait d’inquiétant dans le fantastique tel qu’il l’introduit dans ses textes. En ce moment, nous avons
l’impression que, doucement, une forme de fantastique s’impose dans nos vies, banales en apparence,
où l’on s’occupe de nos enfants, etc. Mais il y a cette part du fictionnel qui semble immense. Mes nou­
velles préférées? Je dirais “Le nez”, indépassable, avec son étrangeté! Et puis “Le portrait”, qui est un
texte magnifique sur la vanité, sur le fait de se perdre, de se croire meilleur que l’on est. »
Dernier ouvrage paru : Le Pays des autres (Gallimard, 2020).

Lola Lafon, écrivaine


Le Mur invisible, de Marlen Haushofer,
traduit de l’allemand par Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon, Babel, 352 p., 8,70 €.

« C’est un livre écrit en 1963, marqué par les fantasmes de la guerre froide et
de la menace nucléaire. L’histoire d’une femme qui va à la montagne chez
des amis. Ils partent faire une course et, quand elle se réveille, ils ne sont
pas revenus, elle est seule. En promenade, son chien se heurte à quelque
chose qu’elle ne voit pas. Un mur invisible est tombé pendant la nuit, qui la
sépare du reste du monde. De l’autre côté, elle voit des corps figés. Le ro­
man est le journal qu’elle tient, et qui s’arrêtera quand elle n’aura plus de papier. Même si elle décrit la
façon dont elle doit apprendre à survivre, ça n’est pas un texte “survivaliste”. Ça pourrait être très en­
nuyeux, et c’est extraordinairement beau, pour dire l’expérience de l’isolement, de la solitude.
Sa “féminité”, au fur et à mesure des jours, se transforme. Son corps, avec les travaux des champs, de la
maison, se durcit. Elle se dépouille d’un corps normé, affaibli, qui n’a “servi” qu’aux autres : son mari,
ses filles. Surtout, il y a une interrogation sur l’espace qui me touche beaucoup. La narratrice est bien
plus largement confinée que nous ne le sommes actuellement. Mais se pose la question de l’espace qui
est autorisé aux femmes, et de celui qu’elles s’autorisent. Le Mur invisible est une réécriture de la soli­
tude comme une puissance. Marlen Haushofer était, dans la journée, une femme au foyer, épouse d’un
dentiste de province. La nuit, elle écrivait dans sa cuisine... Le Mur invisible a été tenu pour un texte
culte pendant des années. L’année dernière, un post Instagram à son sujet a entraîné une réimpression
importante en France. J’aime que ce soit un texte qui vive et revive de la sorte. Ma mère me l’a offert il y
a dix ans et, depuis, je l’offre à mon tour à tout le monde. J’ai le projet de le lire sur scène au théâtre dans
une mise en scène de Chloé Dabert. Quand nous serons sortis de notre propre confinement! »
Dernier ouvrage paru : Mercy, Mary, Patty (Actes Sud, 2017).

Heinz Wismann,
philosophe

Chez les heureux du monde,
d’Edith Wharton,
Livre de poche, « Les classiques », 448 p., 7,80 €.

« Alors que je suis confiné, je suis en
train de lire l’écrivaine américaine
Edith Warthon (1862­1937), dont je re­
commande l’ouvrage, bien que le titre
en soit fort mal traduit : Chez les heu­
reux du monde – en anglais, c’est The
House of Mirth, “la maison de l’exubé­
rance”. Il s’agit d’un texte qui réussit à
tenir un équilibre subtil entre le roman
social et l’essai, et qui raconte l’histoire
d’une femme belle mais qui, peu à peu,
sombre dans le désespoir. J’aime le réa­
lisme objectif de Warthon, qui se mêle
à une grande sensibilité, sa précision,
dont son contemporain Henry James
(1843­1916) était jaloux. Elle a d’ailleurs
vécu à Paris une grande partie de sa
vie... Une autre de ses nouvelles, Xingu
ou l’art subtil de l’ignorance (L’Appren­
tie, 2019), décrit, à propos, une société
autoconfinée, composée de sept dames
américaines, précieuses ridicules
d’avant 1914, qui se réunissent dans la
ville de Hilbridge afin de discuter litté­
rature, et qui excluent toute personne
qu’elles jugent inapte à en parler. Leur
cénacle a pour nom le Lunch Club. La
relation parodique à la situation
actuelle vient des règles minutieuses
que ces femmes s’imposent à elles­mê­
mes, mais dont ici le moteur est
évidemment le snobisme et non la
maladie. »
Dernier ouvrage paru : Penser entre les
langues (Champs, 2014).

Corine Pelluchon, philosophe


Nous, fils d’Eichmann, de Günther Anders,
traduit de l’allemand par Sabine Cornille et Philippe Ivernel,
Rivages poche, « Petite bibliothèque », 176 p., 7,65 €.

« L’auteur à lire par excellence en cette période, c’est, pour moi, Günther An­
ders (1902­1992) : bien entendu son Obsolescence de l’homme (Ivrea et Fario,
2002 et 2011) et Nous, fils d’Eichmann. Tout en ayant vécu dans sa chair les
catastrophes du XXe siècle en tant que juif autrichien, Anders a su nous ap­
prendre à traverser les émotions négatives. Il nous enseigne à avoir peur de
la catastrophe mais, contrairement aux collapsologues, non pour se conten­
ter de prédire l’effondrement, mais dans le but de l’éviter. Anders nous alerte
sur l’écart qui existe entre notre capacité de nuisance, que la technique a rendue infinie et qu’incarnait à
ses yeux la puissance atomique, et notre difficulté à souffrir pour autrui. En ce sens, pensait­il, nous
sommes plus petits que nous­mêmes, parce que nous sommes incapables de passer du savoir au com­
prendre. A la fois penseur et écrivain de grand talent, rejetant le jargon, Anders avait aussi compris que
le simple calcul peut rendre bête. Sans renoncer à la raison, la transition vers un autre monde suppose
chez lui une connaissance incorporée de la peur qui est susceptible de toucher les gens. Il rejoint en cela
Bernanos, qui pense que l’“espérance n’est pas l’optimisme mais du désespoir surmonté”. Bien sûr, si les
atrocités du XXe siècle n’ont pas rendu les hommes plus sages, on peut douter que l’expérience actuelle
change leurs comportements. Mais elle peut rendre les contemporains un peu moins aveugles. »
Dernier ouvrage paru : Pour comprendre Levinas. Un philosophe pour notre temps (Seuil, 2020).

Alice Zeniter, écrivaine


La Littérature nazie en Amérique,
de Roberto Bolaño,
traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio,
Christian Bourgois, « Titres », 278 p., 7, 10 €.

« Pendant des années, un copain irlandais
m’a dit que je devais lire Roberto Bolaño
(1953­2003). En voyage à New York, je suis
tombée sur La Littérature nazie en Amérique,
et je l’ai acheté en anglais. C’est une fausse
encyclopédie sur des écrivains oubliés ou
censurés, qui gravitaient autour du rêve d’un
IVe Reich en Amérique du Sud ou se sont
commis avec des régimes dictatoriaux
locaux. Certains articles sont fouillés, pré­
sentent des œuvres conséquentes, quand
d’autres sont bien plus nébuleux.
C’est le livre le plus drôle du monde, même
les notes de bas de page sont hilarantes. Et
comme il se présente comme une encyclo­
pédie, c’est le livre de chevet idéal, dans le­
quel piocher au hasard. Dedans, il y a tout.
Notamment, même si l’on rit beaucoup, une
réflexion politique sur cette culture que l’on
place si haut, qui est supposée nous élever,
nous préserver du pire... Et qui n’empêche
pas tant des personnages d’aduler la dicta­
ture, et d’être en retour célébrés, primés par
de pareils régimes.
Après avoir découvert Bolaño par ce biais,
j’ai tout lu de lui. Par exemple, je me suis en­
fermée pendant un mois, durant ce qui était
supposé être une résidence d’écriture, pour
lire 2666 (Christian Bourgois, 2008), qui est
immense, et que je suis très heureuse d’avoir
pu lire dans ces conditions. Mais je ne le
relirai pas régulièrement, contrairement à
La Littérature nazie en Amérique. »
Dernier ouvrage paru : L’Art de perdre
(Flammarion, 2017).

Des écrivains, des philosophes recommandent le livre


qu’ils lisent et relisent en cette période de confinement


Jérôme Ferrari, écrivain


Le Monde comme
volonté et comme
représentation,
d’Arthur
Schopenhauer,
traduit de l’allemand
par Auguste Burdeau,
édité par Richard
Roos, PUF,
« Quadrige »,
1 472 p., 21 €.

« J’ai fait connais­
sance avec Schopenhauer (1788­1860) assez
tard, après mes études de philosophie, quand
j’ai commencé à enseigner. J’ai été tout de
suite très sensible à sa mauvaise humeur, son
mélange de drôlerie et de méchanceté. Il fait
partie, avec Nietzsche, des très rares philoso­
phes qui soient de bons écrivains. Le Monde
comme volonté et comme représentation est
un livre énorme, d’une érudition extraordi­
naire, et dont la lecture n’a jamais cessé de me
procurer un plaisir immense.
Il y a son style, sa colère, son savoir... et bien
sûr sa philosophie, dans laquelle je me re­
trouve. Ce qu’il dit sur la nature de la volonté,
sur la souffrance, sur l’absence de sens, ou en­
core sur l’art comme mode de connaissance
du monde, tout cela me paraît très juste. Sa
manière d’annoncer la psychanalyse, quand il
développe l’idée que l’entendement n’est
qu’un outil au service d’un vouloir­vivre aveu­
gle, me frappe. Et la rage avec laquelle il le dit!
Grâce à elle, cette philosophie d’un pessi­
misme absolu rayonne de vitalité. Il peut être
aussi virulent que plein d’empathie, et éprou­
ver la souffrance du vivant.
Dans une édition aussi complète que celle­là,
on trouve les trois préfaces que Schopenhauer
a données à son livre en 1818, 1844, 1859.
Quand il écrit la première, il a tout juste
30 ans, et il témoigne d’une arrogance extra­
ordinaire, surtout quand il engueule le lec­
teur. Et puis, les années passent, ses livres se
vendent très peu, et la succession de ces préfa­
ces à travers le temps a quelque chose de tragi­
que. Mais de drôle aussi. Je trouve toujours des
choses à lire dans ce texte. Je ne m’en lasse
pas. Et puis, Nietzsche lui­même disait que
Schopenhauer était encore mieux à lire en
français qu’en allemand! »
Dernier ouvrage paru : Les Mondes possibles
de Jérôme Ferrari (Actes Sud/Diagonale, 2020).

“Ungrand texte quivous emportera à coup sûr !”


AugustinTrapenard,
France Inter “Boomerang”

“Anne-Marie Garat bouscule genres et
personnages. Et orchestre dans une langue
des plus réjouissantes ce récit de toutes les
métamorphoses : celle d’une femme, et d’une
écrivaine aufaîte de son art.”

ChristineRousseau,Le Monde des Livres

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