Le Monde - 20.03.2020

(Jeff_L) #1

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| Chroniques


Vendredi 20 mars 2020

0123


IL A SERRÉ LA MAIN UNIQUE, « la main
amie » de Blaise Cendrars, et quelque
chose lui a été transmis : une énergie cha­
manique, une humanité gauche et un rien
bourrue, une féminine virilité de combat­
tant. La Chasse infinie et autres poèmes, de
Frédéric Jacques Temple, « fait voyage de
tout », comme l’écrit si magnifiquement
Claude Leroy dans son introduction.
« Faire voyage de tout » c’est, immobile à
l’ombre d’un figuier, sentir ce que le vent
nous apporte et se rappeler ceux qui ont
médité, comme le Bouddha, dans cette
ombre féconde. « Faire voyage de tout »,
c’est se souvenir – le déplacement dans le
temps est aussi un voyage, les éclats de
Phares, balises et feux brefs
(2005), qu’on soit « North­
bound » ou « Westbound ».
Cette anthologie traverse
la puissance de siècle de
Frédéric Jacques Temple,
sa force lyrique, la beauté
de ses amitiés et de ses
amours. Comme un ba­
teau parcourrait les sept
mers, on explore la poésie
même, la langue, simple et
puissante, ses paysages de phonèmes, « et
tout n’était à perte de vue qu’ombres de
caravanes/ Et tout n’était que refrains
d’aventures. »

LE SAVANT DOMINIQUE VIART écrivait de
sa poésie qu’elle était quant à elle « plus
marquée d’économie verbale que d’expan­
sions exclamatives », et inventait pour la
qualifier l’expression : « la modestie de la
profération » : Caisse claire, d’Antoine Emaz
(1955­2019), recueil de ses textes parus en­
tre 1990 et 1997, est à l’image de son titre :
simple, objectif et polysémique. Une poé­
sie du quotidien, une poésie du geste, une
poésie du mur – comme dans Le poème de
la fin : « On dort avec elle
au fond du soir/ comme un
chien roulé en boule. » Les
territoires d’Antoine Emaz
ont la sécheresse des expé­
riences les plus riches, une
forme d’évidence, de clair­
voyance fondamentale. « A
la fin/ qu’est­ce qu’on a
donc à voir avec la vie/ la
mort/ on bouge avec ce qui
bouge/ on se tait avec ce
qui reste/ il n’y a pas grand­chose d’autre. »
Des poèmes de boule dans la gorge, de tra­
ces vite disparues, de pas dans la boue.

« MA DERNIÈRE PAROLE SOIT/ QUELQUES
VERS DE MAÎTRE FRANÇOIS », comme dit
la chanson. Si L’Aventure de François Villon,
de Justin McCarthy, appartient bien (avec
le Quart livre, de Rabelais, 1552, et Le Judas
de Léonard, de Leo Perutz, Phébus, 1987) à
la liste des œuvres qui envisagent la vie de
François Villon (1431­après 1463) lorsque
les sources se taisent, elle est (de loin) la
plus kitsch. L’Irlandais Justin Huntly Mc­
Carthy (1859­1936) est aussi traducteur du
persan, d’Hafiz et d’Omar Khayyam, ce qui
me le rend nonobstant plutôt sympathi­
que. Son intérêt pour Vil­
lon renforce cette bonne
impression : cette aven­
ture aurait pu être écrite
par un (mauvais) Dumas.
C’est un roman de cape et
d’épée, parsemé de faux
vers de Villon traduits
de l’anglais, comme les
moulures dorées d’un
château anachronique, à
la fin extrêmement ro­
manesque et terriblement niaise. Allez,
une raison pour aimer ce livre : Justin Mc­
Carthy tira de ce roman une pièce de théâ­
tre ; cette pièce fut à l’origine du scénario
de Pierre Mac Orlan pour le film François
Villon, réalisé par André Zwobada, avec
Serge Reggiani (1945). Le regard de cocker
et la gouaille de Reggiani conviennent
plutôt bien à ce pauvre Villon : frères hu­
mains qui encore lisez, n’ayez donc contre
McCarthy les cœurs trop endurcis.

La Chasse infinie et autres poèmes,
de Frédéric Jacques Temple,
édité par Claude Leroy,
« Poésie/Gallimard », 368 p., 9,50 €.
Caisse claire. Poèmes 1990­1997,
d’Antoine Emaz,
Points, « Poésie », 240 p. , 7,90 €.
L’Aventure de Maître François Villon
(If I Were King), de Justin Huntly McCarthy,
traduit de l’anglais (Irlande) par Hélène Caron,
Libretto, 208 p., 8,90 €.

Sincèrement


vôtre...


ON NE LIT JAMAIS ASSEZ MON­
TESQUIEU. Peu connu, son Eloge
de la sincérité, daté de 1717, n’est
pas qu’un discours académique.
Dans ce plaidoyer subtil pour une
vertu à rénover, le philosophe
souligne d’abord ce qu’elle peut
avoir de rugueux : « Un homme
simple qui n’a que la vérité à dire
est regardé comme le perturbateur
du plaisir public. On le fuit, parce
qu’il ne plaît point ; on fuit la vérité
qu’il annonce, parce qu’elle est
amère ; on fuit la sincérité dont il
fait profession parce qu’elle ne
porte que des fruits sauvages. »
Malgré tout, le philosophe de
L’Esprit des lois porte vite le regard
au­delà de l’apparente misan­
thropie de l’homme sincère.


Dans sa vertu décriée, il discerne
le fil directeur de la sagesse anti­
que. Car être sincère n’implique
pas simplement de dire « la » vé­
rité, objective et impersonnelle,
celle de tous et de personne. Une
éthique individuelle se
trouve mise en jeu, qui sup­
pose que chacun choisisse,
avec une part de risque,
« sa » vérité, subjective et in­
time. Pas de réelle sincérité,
donc, sans un « connais­toi
toi­même ».
Sur ce point crucial, la phi­
losophe et psychanalyste Elsa
Godart suit Montesquieu, dont
elle reconnaît la finesse. Mais elle
complète, approfondit, transpose
et transforme cette analyse

première en y joignant celles de
bien d’autres penseurs, notam­
ment Sartre, Jankélévitch ou
Yvon Belaval (1908­1988, spécia­
liste de Leibniz). Car Elsa Godart a
su développer, de livre en livre,
une « éthique de la sincérité », ti­
tre de son nouvel essai qui en
éclaire les tenants et aboutissants
pour le temps présent. Parce que
nous ne vivons plus au siècle de
Socrate ni à celui des Lumières,
mais dans « l’ère du mensonge » –
dictature des réseaux sociaux, rè­
gne des selfies, domination des
fake news. Ce qui change la
donne.

Valeur refuge
Que peut donc la sincérité, à ce
moment de l’histoire où la vérité
semble définitivement floutée?
Eh bien, presque tout, selon
l’auteure. Par temps de détresse et
d’illusion, la sincérité guide et
sauve. Parce qu’il ne reste que
cette résistance si l’on veut encore
vivre, aimer, parler sans faire
semblant. Reste toutefois à défi­
nir en quoi consiste la sincérité à
présent, alors que le « sujet classi­
que », celui de la conscience, et le
« sujet moderne », celui de l’in­
conscient, semblent avoir laissé

place au « sujet virtuel », celui de
l’existence numérisée, dont les
contours s’avèrent différents.
Cette réflexion sur la sincérité
comme valeur refuge et comme
pratique de soi parcourt plusieurs
registres théoriques et sociaux,
de la philosophie à la psychologie,
de la politique au management,
de l’économie à l’art. Au risque
de trop embrasser, peut­être.
Avec, en contrepartie, l’avantage
de montrer qu’on ne saurait se
passer de sincérité nulle part


  • pas même dans ces domaines
    où l’insincérité passe pour inévi­
    table et même indispensable, tels
    le gouvernement ou les affaires.
    Somme toute, le but d’Elsa
    Godart est de rappeler fortement
    combien, quels que soient les
    lieux ou les circonstances, « il ne
    faut pas corriger les hommes de
    parler sincèrement d’eux­mê­
    mes ». Ce n’est plus de Montes­
    quieu, cette fois, mais de Jean­Jac­
    ques Rousseau. Loin d’empêcher
    les humains d’être sincères, il faut
    leur apprendre à l’être plus, et
    bien mieux. Pour dire « sincère­
    ment vôtre » à ses semblables, il
    convient avant tout de savoir ce
    qu’on désire, et qui l’on est. Telle
    est, sans doute, l’ultime leçon.


C’EST MON PREMIER SOUVENIR D’EN­
FANCE ISSU DU DEHORS. Comme cela
arrive souvent quand se produit une tra­
gédie planétaire, je me rappelle où j’étais,
avec qui j’étais, et la voix altérée de ma
grand­mère quand elle a dit : « Le prési­
dent Kennedy a été assassiné. » C’était le
22 novembre 1963, ou peut­être le 23, car
les nouvelles n’allaient pas aussi vite que
maintenant, la télévision était encore en
noir et blanc. Je venais d’avoir 6 ans et je
ne comprenais pas comment un homme
aussi puissant que « le chef de l’Améri­
que » pouvait être abattu dans sa déca­
potable, à côté de sa femme, Jackie. Ma
stupeur serait encore plus grande, deux
jours plus tard, en apprenant que
le principal suspect, après un in­
terrogatoire où il avait tout nié,
avait lui­même été assassiné à
Dallas, lors de son transfert en pri­
son. « Je me souviens de Lee Harvey
Oswald », écrit Georges Perec au
numéro 265 de son mémorandum (Je me
souviens, Hachette, 1978). Moi aussi. Je
n’ai jamais oublié son nom.
Anne­James Chaton, quant à lui, né
en 1970, s’est fié à d’autres archives que
les souvenirs pour écrire Vie et mort de
l’homme qui tua John F. Kennedy. Dans ce
livre, qui porte la mention « roman » et
que l’éditeur présente comme une « bio­
graphie romancée », l’auteur a utilisé le
rapport de la commission Warren

chargée de l’enquête, dont les 898 pages
furent rendues publiques à la fin de sep­
tembre 1964. Il reprend aussi les docu­
ments bruts qui ont étayé les investiga­
tions : dépositions des témoins, retrans­
criptions des échanges radio entre
policiers, entretiens du capitaine de
police avec Oswald.
Strictement focalisé, comme le titre
l’indique, sur la personne – le person­
nage? – de l’assassin présumé, le livre se
divise en quatre parties : « Avant », « Les
tirs », « Après », « L’interrogatoire », sui­
vies d’un épilogue. L’incipit est à la fois
factuel et éclairant : « Lee naît à La Nou­
velle­Orléans le 18 octobre 1939. Sa mère,
Marguerite, lui donne le prénom du géné­
ral en chef des armées des Etats confédé­
rés et héros sudiste de la guerre de Séces­
sion. » La dernière phrase l’est aussi, pro­
noncée par un journaliste témoin de la
scène : « Il avait à peine passé la porte que
Jack Ruby a surgi de la foule et l’a abattu
d’une balle dans l’abdomen. » Il est très
étonnant, quand on la rapporte à la folie
médiatique qui a accompagné l’assassi­
nat de Kennedy, de lire cette narration au
ras du réel, sans le moindre effet de style
et dépourvue de tout pathos. Nous avons
en tête des milliers d’images, Jackie cher­
chant à fuir à genoux sur la carrosserie,
le petit John­John faisant le salut mili­
taire aux obsèques de son père, Oswald
tué en direct devant les caméras du

monde. Et nous découvrons l’envers du
drame, son placide compte à rebours.
C’est comme si Chaton se situait déli­
bérément en deçà de l’écriture romanes­
que, même s’il use d’imagination, au
moins dans la première partie, pour res­
tituer des scènes et des dialogues entre
Oswald et sa mère, des amis ou des collè­
gues. A peine quelques détails, mention­
nés comme en passant, font­ils office
d’indices, dans l’après­coup où nous
sommes. Ainsi, enfant précoce, Lee ne
manque jamais le journal d’information
« et peut changer de chaîne au beau mi­
lieu d’un divertissement pour prendre
connaissance des affaires du monde ».
Plus tard, il demandera à enfiler son pull
noir pour se présenter devant les camé­
ras. Le récit nous déroule son parcours
chaotique d’enfant élevé sans père, des
marines à la découverte du marxisme,
d’un travail à l’autre, des Etats­Unis à
l’URSS et retour, son caractère arrogant,
sa violence, sa tentative d’assassinat du
général ségrégationniste Walker.
Espion? Psychopathe insensible? Pau­
vre type avide de gloire? Victime mani­
pulée puis exécutée par la CIA ou le FBI?
Au fil des pages, un portrait se dessine,
composé de tous les témoignages. Un
homme apparaît peu à peu, découpé
dans la masse des récits qui ont été faits
de lui. Le réel est une sorte d’objet inerte
que seule l’émotion des témoins anime.
« Ils l’ont tué, ils l’ont tué, ils l’ont tué. »
« Papa, ils ont tiré sur l’homme dans la
voiture. Toute sa tête a explosé, c’est tout
rouge. » Comme, au cours de l’enquête,
l’un a vu un homme de couleur, l’autre
un mâle blanc aux cheveux châtain, l’un
une chemise marron, l’autre une veste
claire, le lecteur est laissé aux prises avec
le doute. Quelqu’un a vu Oswald déjeu­
ner au moment des tirs, un autre l’a vu
avec un fusil. La vérité est fragile,
l’énigme non élucidée.
Chaton n’a pas de point de vue critique,
sinon dans l’agencement des séquences
et des questions. On reconnaît là le
travail du poète adepte du collage, peu

soucieux d’explications, qui poursuit
l’exploration de cette frontière poreuse
entre enquête et fiction. Après Norman
Mailer et son Oswald. Un mystère améri­
cain (Plon, 1995), Chaton donne un livre
singulier qui laisse une grande place à la
réflexion du lecteur. Les théories du
complot remontent alors à la surface


  • était­il coupable? L’a­t­on éliminé? Y
    avait­il un autre tireur? Comme dans un
    roman d’espionnage, les mots cachent,
    disent ou insinuent la vérité. « Je ne l’ai
    pas tué », répète Oswald au commissaire.
    Puis, à son frère : « Il n’y a aucune preuve
    de rien (...). Ils n’ont pas de preuves. »


STEFANIA INFANTE

Anne­James Chaton
n’a pas de point de vue
critique, sinon dans
l’agencement des
séquences et des
questions. On reconnaît
là le travail du poète
adepte du collage
vie et mort
de l’homme qui tua
john f. kennedy,
d’Anne­James Chaton,
P.O.L, 248 p., 18,90 €.

éthique de
la sincérité.
survivre à l’ère
du mensonge,
d’Elsa Godart,
Armand Colin,
286 p., 21,90 €.

Dallas, 1963


PHOTOS PHILIPPE MATSAS, PIERRE MARQUÈS, BRUNO LEVY

LE FEUILLETON


CAMILLE LAURENS
DES POCHES
SOUS LES YEUX

MATHIAS ÉNARD


FIGURES LIBRES


ROGER-POL
DROIT
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