Le Monde - 20.03.2020

(Jeff_L) #1

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VENDREDI 20 MARS 2020 coronavirus | 3


dicats de la médecine libérale rappellent que
de plus en plus de professionnels de santé
rapportent des vols et des attaques de véhicu­
les transportant ce type d’équipements. Se­
lon nos informations, plusieurs CHU ont pris
des mesures devant des vols répétés de mas­
ques, au sein même de leurs locaux.
Sans surprise, c’est dans la région Grand­Est,
où la crise est déjà aiguë, que la situation se
tend le plus. Dans les hôpitaux alsaciens, la
difficulté est quotidienne. « On a quelques
stocks, le problème, c’est qu’on n’a aucune visi­
bilité sur le réapprovisionnement, témoigne
une cadre hospitalière. On ne sait pas si et
quand on sera livrés, donc on ne sait pas com­
ment les répartir. » La question est pourtant
décisive : au seul CHU de Strasbourg, plus
d’une centaine de personnels médicaux sont
eux­mêmes positifs au Covid­19, et conti­
nuent pour la plupart à travailler. Pour éviter
de contaminer les patients ou d’autres soi­
gnants, il faudrait qu’ils puissent porter un
masque en continu, de même que tous ceux
avec qui ils ont été en contact.

Messages contradictoires
Un autre médecin hospitalier de la région té­
moigne lui aussi de la difficulté, y compris
pour l’agence régionale de santé, à fournir
des réponses sur l’état des stocks. « Macron a
dit que nous aurions des masques mais en
fait, l’ARS nous explique que ce n’est pas cer­
tain. Nous sommes choqués », dénonce­t­il.
En Alsace, des entreprises ont commencé à
faire don de masques FFP2, également utili­
sés dans certains secteurs industriels, aux
établissements de soins. Mais les bonnes vo­
lontés se heurtent à la réalité : de nombreux
masques industriels sont avant tout desti­
nés à éviter les poussières et « disposent de
valves permettant une meilleure circulation
de l’air, ce qui les rend impossibles à utiliser
dans des salles de réanimation », explique
une infirmière.
François Braun, président de SAMU­Urgen­
ces de France assure qu’à Metz, en secteur
hospitalier, la question de la gestion du maté­
riel ne pose « pas de souci particulier ». « Mes
confrères de ville me remontaient des problè­
mes jusqu’à hier, mais ça semble aller un peu
mieux », ajoute­t­il.

Au sud de ce premier front ouvert contre la
maladie, à Besançon, l’inquiétude des person­
nels est forte. « Comme on est proche de Mul­
house et Colmar, on va être impactés très rapi­
dement, dit Marc Paulin, infirmier en soins in­
tensifs dans le service pneumologie du CHU
de Besançon. Les masques sont devenus des ar­
mes de guerre. On est bien conscients des pro­
blèmes sur le plan matériel, c’est notre préoccu­
pation directe. On ne cause que de masques. »
« Le Covid­19 est le révélateur du délaisse­
ment depuis dix ou vingt ans des hôpitaux par
les gouvernements successifs, tempête Lau­
rent Thines, neurochirurgien dans le même
établissement. On le voit avec le manque de
masques pour les soignants et la population. Il
y a un phénomène de pénurie. Quand Olivier
Véran [le ministre de la santé] dit que cela a été
anticipé, c’est faux. Il ne dit pas la vérité. » Pour
le professeur Thines comme pour de nom­
breux personnels hospitaliers, la question des
masques cristallise un ressentiment profond.
« A Besançon, on avait 2 700 masques pour
7 700 soignants la semaine dernière, ajoute M.
Thines. Les secrétaires ont trouvé des masques
périmés dans les armoires... Moi, je mets des
masques trouvés chez moi. Mais le personnel
infirmier n’est pas suffisamment protégé. »
Le désarroi est accru par les messages contra­
dictoires, y compris dans les régions les plus
méridionales, où la situation est encore calme.
« Il y a eu une communication dimanche disant :
“tous les personnels auprès de patients potentiel­
lement contaminés vont avoir des masques

Lors du transfert
d’un malade
de l’hôpital de
Mulhouse
vers un autre
établissement,
mardi 17 mars.
SÉBASTIEN BOZON/AFP

« Plutôt qu’une guerre,


c’est une guérilla »


Sylvie Briand, directrice de département
à l’OMS, appelle les Etats à agir vite
et à s’adapter rapidement au besoin

ENTRETIEN
genève ­ correspondance

L


a docteure Sylvie Briand est
directrice du département
préparation mondiale aux
risques infectieux à l’Organisa­
tion mondiale de la santé (OMS).

L’ampleur de cette pandémie
(200 000 cas dans le monde
et 8 000 morts) vous surprend­
elle?
Nous ne pensions pas atteindre
un tel chiffre. On sait qu’avec les
virus respiratoires la propagation
est rapide. Le souffle, c’est la vie.
On ne peut pas empêcher les gens
de respirer et, quand on respire,
on peut s’infecter. Ce sont donc
des virus difficiles à contrôler.

Peut­on encore arrêter
cette épidémie?
Il est possible de stopper la
transmission. Au nord de l’Italie,
une petite ville a réussi à le faire ;
sur des zones géographiques limi­
tées, c’est donc tout à fait réalisa­
ble. Nous espérons que cela sera
possible pour les pays qui ont en­
core très peu de cas. Mais, pour
ceux qui sont déjà entrés dans la
phase exponentielle de propaga­
tion, il va être difficile de revenir
rapidement au niveau zéro.

L’OMS a appelé les Etats mem­
bres à prendre les mesures
« les plus audacieuses possi­
bles » pour lutter contre le Co­
vid­19. Jusqu’où faut­il aller?
L’appel de l’OMS, c’est de dire :
« Si vous voulez que cela se passe
bien dans trois semaines, il faut
se préparer maintenant. Il ne
faut pas attendre d’être au pied
du mur. » On a lancé l’alerte fin
janvier, mais de nombreux
Etats n’ont pas compris que
c’était sérieux. La difficulté, c’est
de convaincre les populations
d’agir maintenant et sur la du­
rée, alors que plus elles main­
tiennent cette attitude de pré­
vention, moins elles voient le
danger arriver.

On observe des pratiques
très inégales : entre le fait de
confiner, de tester, de fermer
les frontières. Comment l’OMS
peut­elle peser sur les Etats
pour faire adopter les bonnes
pratiques?
Nous partageons les informa­
tions pour que tous les membres
puissent prendre leurs décisions
sur une base commune. Mais
nous ne sommes pas une armée.
On ne peut pas demander à tout le
monde de marcher au pas.

Est­il risqué de ne pas avoir
une approche collective quand
on voit certains pays nordi­
ques, par exemple, faire le pari
d’une immunité collective?
Est­ce que ça fait peser des ris­
ques? On le saura dans trois se­
maines, un mois. L’épidémie
avance très vite, donc nous
n’avons pas le temps de nous as­
seoir pendant des jours pour dis­
cuter d’une stratégie. Mais on
aimerait au moins que les Etats
documentent ce qu’ils font, me­
surent avec des indicateurs
pour voir ce qui marche ou pas.
Plutôt qu’une guerre, c’est une
guérilla. Il faut être souple, pren­
dre des décisions rapidement et
être capable d’en changer aussi
vite si on voit que ça ne marche
pas. C’est pour cela que l’OMS de­
mande de tester davantage. Car
quand on teste, on comprend
mieux le virus et sa dynamique.

Les premiers cas de Covid­
ont été signalés en décembre
en Chine. N’a­t­on pas sous­

estimé sa gravité et perdu
un temps précieux?
C’est très difficile à dire car c’est
un nouveau virus. On ne le con­
naît pas. La Chine ayant pris des
mesures fortes très vite, on pou­
vait être tenté de se dire que c’était
gérable. On a appris petit à petit.

Comment expliquez­vous
que certains pays soient plus
touchés que d’autres?
Par exemple, très peu
de cas en Afrique, quasiment
pas en Russie, selon
les chiffres officiels?
Ce sont des hypothèses, mais il y
a deux phénomènes. Le phéno­
mène d’intensité d’introduction
du virus, d’abord. C’est un phéno­
mène statistique, si vous introdui­
sez 100 patients dans un pays ou si
vous en introduisez un, ce n’est
pas pareil. Le deuxième phéno­
mène important est le spot sprea­
ding event [« un événement propa­
gateur localisé »]. C’est ce qu’on a
vu en Corée du Sud, avec une réu­
nion évangélique qui a lancé l’épi­
démie dans le pays. En l’absence
d’événement, la transmission se
fait de personne à personne, mais
assez lentement.

Craignez­vous que des pays
en conflit comme la Syrie, le
Yémen, la Birmanie soient les
grands oubliés de cette crise?
Depuis début janvier, on a es­
sayé d’acheter des masques, du
matériel de protection, des venti­
lateurs pour les redistribuer à ces
pays. Cela a été compliqué car cer­
tains Etats, quand ils ont compris
que le virus arrivait chez eux, ont
voulu s’assurer que leurs stocks
étaient suffisants. On aurait aimé
faire plus. On est tous sur le même
bateau. A l’issue de cette crise, on
aimerait qu’il y ait une plus
grande prise de conscience sur le
fait qu’il faut renforcer les systè­
mes d’aide en amont.

La Chine assure, après sept
semaines de lutte, que
l’épidémie serait sous contrôle.
Quelle est la réalité sur place?
A Wuhan, l’épicentre de l’épidé­
mie, le confinement est toujours
en place. Cela donne une idée de
l’ampleur de l’effort à faire et de sa
durée car, même s’il n’y a plus de
nouveaux cas endogènes, ça ne
veut pas dire que le virus ne conti­
nue pas de circuler et qu’il n’y a
pas un risque de résurgence.

Mais continuez­vous à dire
que la Chine a bien réagi,
alors qu’il a fallu trois semaines
pour partager l’information
sur ce nouveau coronavirus?
On essaye d’échapper à des lut­
tes idéologiques dans lesquelles
l’épidémie sert des discussions
d’un autre ordre. On essaye de se
concentrer sur le problème sui­
vant : le fait qu’un virus nouveau,
dangereux, circule, et on essaye de
déterminer les meilleures choses
à faire pour empêcher ce virus de
décimer des populations entières.
Il faut être clair : nous n’avons pas
encore de vaccin, pas encore de
traitement. On est toujours dans
la pleine période du danger. On
aura tout le temps après cette crise
pour revoir son historique.

Où en est­on de la recherche
sur un vaccin?
La recherche est accélérée, de
nombreux pays travaillent dessus
et il y a beaucoup de finance­
ments. Mais on ne demandera ja­
mais de raccourcir les délais pour
aller vite car, un vaccin restant un
produit biologique, il y a un aspect
sécurité qu’il faut respecter.
propos recueillis par
marie bourreau

FFP2.” Mais en pratique, c’est une recommanda­
tion qu’on ne peut pas suivre, confie Patrice
Taourel, président de la commission médicale
d’établissement du CHU de Montpellier. Si nous
devions la suivre, je pense que dans une journée,
on n’aurait plus de masque FFP2 pour le person­
nel au contact des patients Covid confirmés. »
Dans l’Ouest, la situation n’est guère diffé­
rente. Xavier Marc­Tudor, qui exerce dans le
centre­ville de Nantes depuis vingt ans, fait,
lui aussi, face à la pénurie : « Je les économise,
normalement il faudrait en donner un à cha­
que patient malade, et en garder un pour nous,
sauf que 50 masques pour 25 patients, ça ne
tient même pas une journée de travail. »
« On a eu une note de notre direction générale
cet après­midi [mercredi] qui évoque la pénurie
nationale, raconte Emmanuelle Dubourg­Davy,
infirmière au CHU d’Angers. On est en procé­
dure dégradée au niveau de l’utilisation des mas­
ques.. » Les soignants, ajoute­t­elle, « s’inquiè­
tent pour eux, leur famille, leurs patients. » Signe
d’une forte tension dans la gestion des stocks,
Cécile Jaglin­Grimonprez, directrice générale
du CHU d’Angers confiait, mercredi après­midi :
« A l’heure où je vous parle, on a un jour de stock.
Mais on m’annonce une livraison de masse de­
main ou après­demain. »
Partout en France, ce sont le même discours
et les mêmes craintes. « C’est la dèche », con­
firme Mathias Wargon, chef des urgences à
l’hôpital Delafontaine à Saint­Denis. Les mas­
ques FFP2, les plus protecteurs et les plus rares
aussi, il les réserve à ses troupes : « celles qui
sont en première ligne, au contact direct des pa­
tients qui arrivent avec des pathologies pas en­
core identifiées ». Pour tous les autres, ce sont
de simples masques chirurgicaux. « On fait at­
tention, on s’en sert avec parcimonie alors que
normalement, c’est un objet qu’on prend et
qu’on jette à chaque fois qu’on rentre ou sort
d’une salle, explique l’urgentiste. Les lits, on
sait qu’il n’y aura pas de miracle mais les mas­
ques, ça ne coûte que quelques centimes. C’est
incompréhensible qu’on n’en ait pas. » La situa­
tion nourrit parfois des scènes surréalistes.
Mardi 17 mars, raconte le médecin, des incon­
nus ont apporté un carton rempli de masques
et de gels hydroalcooliques. « On leur a pris
sans leur demander d’où ils venaient. »
services planète et société

« LES MASQUES, ÇA NE 


COÛTE QUE QUELQUES 


CENTIMES. C’EST JUSTE 


DU PAPIER. C’EST 


INCOMPRÉHENSIBLE 


QU’ON N’EN AIT PAS »
MATHIAS WARGON,
chef des urgences à l’hôpital
Delafontaine à Saint-Denis
(Seine-Saint-Denis)
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