Le Monde - 20.03.2020

(Jeff_L) #1

0123
VENDREDI 20 MARS 2020 coronavirus | 5


Macron pense déjà au « jour d’après »


Le chef de l’Etat s’est engagé à tirer « toutes les conséquences » de la crise


D


errière chaque crise se
cache une opportu­
nité. C’est en tout cas
ce que veut croire Em­
manuel Macron dans cette pé­
riode inédite, qui voit la France
confinée pour lutter contre la
propagation du coronavirus. At­
telé à la gestion quotidienne de
cette épreuve, le chef de l’Etat
pense néanmoins déjà au jour
d’après. Et « le jour d’après, quand
nous aurons gagné, ce ne sera pas
un retour au jour d’avant », a­t­il
promis lors de son allocution,
lundi 16 mars. Ce soir­là, il a ré­
pété à deux reprises, dans une
formule énigmatique, qu’il tirera
« toutes les conséquences » de la
crise, sans donner plus de détails.
« Beaucoup de certitudes, de
convictions (...) seront remises en
cause », a­t­il seulement indiqué.
« Ce que le président a voulu dire,
c’est que cette crise sera riche d’ex­
périences et sera le catalyseur de
changements dans notre organi­
sation sociale, décrypte un pro­
che, qui n’hésite pas à faire un pa­
rallèle avec une situation d’après­
guerre. Si on suit le fil de la pensée
présidentielle, il y aura de grands
changements, comme notre pays
en a connu après l’armistice. »
« Le président considère qu’il
faut réfléchir à des changements
de paradigme, notamment en ma­
tière économique, analyse la
porte­parole du gouvernement,
Sibeth Ndiaye. On perçoit que
cette crise révèle des dysfonction­
nements, notamment sur nos
chaînes de production. » L’exécu­
tif aurait notamment été interlo­

qué par la part prise par la Chine
dans certaines filières. « Nous
avons un enjeu de souveraineté »,
dit­on à l’Elysée.
Un avis partagé au gouverne­
ment, y compris par les ministres
venus de la droite. « Il faudra réflé­
chir, c’est une conviction profonde
que j’ai depuis longtemps, à refaire
venir dans notre continent euro­
péen, et singulièrement en France,
une production de ce qui nous
paraît être essentiel pour la vie de
la nation », a estimé le ministre
des comptes publics, Gérald Dar­
manin, mercredi 18 mars sur
BFM­TV.

Retisser le fil rompu
« Nous irons jusqu’à la nationali­
sation de certains fleurons indus­
triels », a abondé Bruno Le Maire,
le ministre de l’économie, alors
que des entreprises comme Air
France sont aujourd’hui au
bord de la faillite. « L’Etat paiera »,
a lui­même martelé M. Macron,
lundi, après avoir déjà assuré
dans sa précédente allocution, le
12 mars, que les entreprises et sa­
lariés français seront soutenus
par la puissance publique, « quoi
qu’il en coûte ».
Cet éloge en faveur de l’Etat et
des services publics de la part
d’un homme qui a construit son
identité politique sur l’idée de li­
berté et de l’émancipation indivi­
duelle n’a pas manqué de frapper
les esprits. « Son discours de jeudi
[12 mars], on aurait dit le grand
discours d’un homme de gauche
d’après­guerre, comme s’il prépa­
rait la reconstruction après la se­

conde guerre mondiale », souligne
un conseiller ministériel. « Le pré­
sident se félicite tous les jours dans
cette crise de la solidité de l’Etat et
de ses fonctionnaires », explique
un de ses proches.
De là à ce qu’un complet chan­
gement de paradigme soit opéré,
il n’y a qu’un pas. « La crise
changera beaucoup de choses,
mais c’est trop tôt pour dire quoi et
dans quelle mesure. Ce qui est cer­
tain, c’est que nous ne pourrons
pas reprendre comme avant, es­
time Cédric O, secrétaire d’Etat
chargé du numérique. La ques­
tion, ce sera comment mieux se
préparer à la prochaine crise. Que
peut­on améliorer dans le fonc­
tionnement de nos institutions,
nationales ou internationales?
Cette crise interroge notamment
la mondialisation. »
Au­delà des mesures qui seront
présentées, l’exécutif estime que
la crise pourrait permettre de re­
tisser le fil rompu avec une partie
des Français après le mouvement
des « gilets jaunes » ou la réforme
des retraites. « La crise des “gilets
jaunes” avait divisé les Français,
celle du coronavirus les réunit, on

voit que le corps social se resserre
autour de la figure présidentielle »,
veut croire l’entourage de M. Ma­
cron. Depuis le début de la crise, le
chef de l’Etat multiplie les
déplacements en ce sens, un jour
dans une maison de retraite, le
lendemain auprès des personnels
soignants. Mercredi, il s’est en­
core rendu à l’hôpital Avicenne, à
Bobigny, où il a visité le service de
réanimation.
Les audiences des allocutions
présidentielles ont aussi rassuré à
l’Elysée : 35,3 millions de Français
ont regardé M. Macron en direct,
lundi 16 mars, sans compter
7 autres millions sur les réseaux
sociaux. Du jamais­vu. Lors de
l’allocution du 12 mars, ils avaient
déjà été 25 millions. A titre de
comparaison, la finale victo­
rieuse de la France à la Coupe du
monde de football en 1998 avait
été suivie par 20,6 millions de té­
léspectateurs. « On disait que le
président avait perdu le fil avec les
Français. On se rend compte qu’il
reste une ancre. Le pays est unifié
autour du président », estime un
membre du premier cercle.

« Après on reconstruira »
Reste que les résistances au chan­
gement s’annoncent nombreu­
ses. Déjà, l’idée d’interdire les li­
cenciements durant la crise, envi­
sagée par la ministre du travail
Muriel Pénicaud, a été retoquée
par Edouard Philippe. « Interdire
de licencier, je ne crois pas que
nous en arrivions là », a sifflé le
premier ministre mardi sur
France 2.

De même, certains ne croient
pas à un retrait de la réforme des
retraites, mise en suspens le
temps de la crise. « Je ne pense pas
qu’Emmanuel Macron lâchera le
morceau sur ça », pense un con­
seiller. « Pas un centimètre cube
du premier ministre n’est là­des­
sus, élude­t­on à Matignon. Il faut
laisser passer la crise. C’est une
guerre, nous consacrons toute no­
tre énergie à la gagner, et après on
repartira, on reconstruira. »
Difficile également de savoir
comment réagira l’opinion en cas
de confinement prolongé ou si
des manquements devaient être
mis au jour dans le sillage des dé­
clarations d’Agnès Buzyn. L’ex­
ministre de la santé a confié dans
un entretien au Monde, le 17 mars,
avoir alerté M. Macron dès le
11 janvier sur le risque d’une épi­
démie en France. Mais elle
n’aurait pas été prise au sérieux.
« Agnès Buzyn m’a dit fin janvier
que si nous étions au pic de l’épidé­
mie au moment des élections [mu­
nicipales], alors il serait difficile de
les organiser, a reconnu Edouard
Philippe sur France 2 mardi. Mais
à l’époque, beaucoup de médecins
n’étaient pas d’accord. »
Enfin, certains peinent à croire à
la révolution annoncée. En 2008,
Nicolas Sarkozy n’avait­il pas pro­
mis, au sortir de la crise finan­
cière : « Le marché qui a toujours
raison, c’est fini »? « Quand la crise
sera passée, tout va recommencer
comme avant... », craint un habi­
tué des palais de la République.
olivier faye
et cédric pietralunga

« LA QUESTION, 


CE SERA COMMENT MIEUX 


SE PRÉPARER À LA 


PROCHAINE CRISE »
CÉDRIC O
secrétaire d’Etat
chargé du numérique

Christophe Casta­
ner, le ministre de
l’intérieur,
Edouard Philippe,
le premier minis­
tre, et Olivier
Véran, le ministre
de la santé, à Paris,
le 17 mars.
LUDOVIC MARIN/AFP

Coronavirus : les graves insuffisances françaises


Les autorités tentent de masquer les carences logistiques par des arguments scientifiques à géométrie variable,
notamment sur l’usage des masques et l’utilisation des tests de dépistage

ANALYSE


L’


ex­ministre de la santé,
Agnès Buzyn, ne croyait
pas si bien dire en parlant
de « mascarade ». Après celle qui a
consisté à organiser un scrutin
électoral à la veille du confine­
ment général du pays, le terme pa­
raît également adapté à certains
propos de Richard Ferrand, le pré­
sident de l’Assemblée nationale,
dans l’entretien qu’il a accordé au
Monde. Invité par notre journa­
liste à commenter le grand nom­
bre de députés aujourd’hui infec­
tés par le coronavirus et les mesu­
res qui ont été prises pour éviter
autant que faire se peut la dissé­
mination du virus, M. Ferrand a
cette réponse : « Même si le terme
[de cluster] n’a pas été utilisé, il ne
s’agit pas de chicaner, nous avons
bien eu un foyer épidémique il y a
deux semaines, avant la trêve par­
lementaire. Des études épidémio­
logiques ont été menées pour sa­
voir qui a fréquenté qui et remon­
ter la piste afin de prévenir les per­
sonnes qui ont été en contact avec
les malades. Aujourd’hui, la no­
tion même de cluster a disparu
puisque la phase 3 implique la cir­
culation du virus sur l’ensemble du
territoire. »
D’un point de vue épidémiologi­
que, cette déclaration est stupé­
fiante. « Nous avons bien eu un
foyer épidémique », reconnaît le
quatrième personnage de l’Etat.
L’utilisation du passé est une
aberration. C’est comme si l’on di­
sait : « Nous avons bien eu un foyer

épidémique dans l’Oise, après la
contamination de plusieurs per­
sonnes à la base militaire de Creil. »
Ou encore : « Nous avons bien eu
un foyer épidémique à Mulhouse à
la suite du rassemblement de
2 500 personnes appartenant à
une paroisse évangéliste. » Ces
deux clusters continuent à dissé­
miner dans toute la France, et il y a
malheureusement fort à parier
qu’ils sont pour beaucoup dans la
réalité de la situation épidémiolo­
gique très inquiétante que con­
naît aujourd’hui notre pays.

Record de cas à l’Assemblée
Il en va de même avec le cluster de
l’Assemblée nationale. Avec au
moins dix­huit cas en quelques
jours et d’autres pas encore testés
(soit déjà au moins 4 % de
nos 577 députés), cela doit être un
record national. Peut­on savoir s’il
y a eu des cas secondaires, à l’inté­
rieur ou à l’extérieur de l’Assem­
blée nationale?
On l’a bien fait pour les autres
clusters. Le curé et le maire de la
Balme­de­Sillingy (Haute­Savoie),
le pasteur de Mulhouse et les pre­
miers députés touchés ont livré
un formidable exemple de cou­
rage et surtout de civisme : ils ont
donné à leurs paroissiens, leurs
administrés, leurs électeurs, le
moyen de s’identifier eux­mêmes
comme exposés au virus, puis­
qu’ils savent mieux que quicon­
que s’ils ont été en contact avec
eux, sans attendre un coup de té­
léphone des agences régionales
de santé (ARS), manifestement dé­

bordées. N’est­ce pas un exemple
à suivre?
Au fond, tout se passe comme si
les autorités politiques avaient ac­
cepté l’idée d’une dissémination
généralisée et homogène du virus
sur l’ensemble du territoire. Rien
n’est plus dangereux! Même Bo­
ris Johnson a fini par l’admettre.
Certaines régions, certaines villes
sont beaucoup plus touchées que
d’autres. Il est encore temps, en
adoptant les bonnes mesures,
d’empêcher la généralisation de
l’épidémie.
Après nous avoir dit qu’il y aurait
des masques pour tout le monde,
on découvre aujourd’hui qu’il y a
pénurie. Et du coup, l’on entend
dire que les masques, mis à part le
cas particulier des personnels soi­
gnants, ne servent à rien. Ah bon?
Une famille confinée dont l’un des
membres, atteint non gravement
du coronavirus ou malade mais
pas testé, à qui on a dit de rester
chez lui, ne devrait pas en bénéfi­
cier? Même à cinq dans un deux
ou un trois­pièces? Et dans les Eh­
pad? Cela ne servirait à rien de
fournir des masques aux person­
nes et aux pensionnaires suscep­
tibles d’avoir été contaminés? On
pourrait multiplier les exemples.
Même chose pour les tests.
Après nous avoir dit qu’il n’y
aurait pas de problème d’approvi­
sionnement, on apprend qu’ils
sont délivrés au compte­gouttes,
et que de toute manière, puisque,
le stade 3 est advenu, ils ne servent
à rien pour les malades qui n’ont
pas besoin d’être hospitalisés.

Dans les institutions confinées,
comme par exemple les Ehpad, les
foyers pour jeunes ou encore les
prisons, la pratique d’un test de
dépistage permettrait pourtant
d’isoler les personnes contami­
nées. Même si l’on sait très bien
que beaucoup de progrès restent à
accomplir en matière de fiabilité
de ces tests (la proportion de faux
négatifs est loin d’être négligea­
ble). En Corée du Sud, les autorités
sanitaires ont proposé un test de
dépistage à des centaines de mil­
liers de personnes – à ce sujet, on
aimerait beaucoup comprendre
comment ils ont fait. Alliée à
d’autres mesures de santé publi­
que très strictes, cette stratégie a
porté ses fruits. L’épidémie est en
passe d’être maîtrisée.
Test ou pas test, la question de
l’isolement des personnes sus­
ceptibles d’avoir été infectées est
fondamentale. De quelle ma­

nière? Soit dans une pièce sépa­
rée, si la configuration spatiale du
lieu le permet, soit, à la manière
dont ont procédé les Chinois,
dans une structure d’accueil inter­
médiaire placée sous la sur­
veillance de personnels de santé.
Il faudrait, dès à présent, réquisi­
tionner des hôtels, des centres de
vacances, de manière à y installer,
et à isoler, des personnes infectées
qui n’ont pas les moyens – ou la
possibilité – de s’isoler à leur do­
micile. C’est le seul moyen d’éviter
la multiplication de clusters intra­
familiaux ou institutionnels.
Encore une fois, ce qui se passe
en Chine, où l’épidémie semble,
pour l’heure, s’être arrêtée (res­
tons très prudents !) est à observer
de près. Les seuls cas déclarés pour
l’heure à l’Organisation mondiale
de la santé sont des cas d’importa­
tions. Que font les Chinois? Ils
confinent ces personnes qui re­
viennent de pays étrangers, non
pas chez elles – elles risqueraient
de transmettre le virus à leurs pro­
ches –, mais dans une structure in­
termédiaire spécialement prévue
à cet effet et placée sous sur­
veillance médicale.
En résumé : plutôt que d’appli­
quer rigoureusement les règles es­
sentielles de la santé publique sur
la base d’arguments épidémiolo­
giques aujourd’hui bien connus,
on masque de graves insuffisan­
ces matérielles logistiques par de
soi­disant arguments médico­
scientifiques à géométrie varia­
ble. La mascarade continue.
franck nouchi

IL FAUDRAIT 


RÉQUISITIONNER DES 


HÔTELS, DES CENTRES DE 


VACANCES, DE MANIÈRE À 


Y INSTALLER, ET À ISOLER, 


DES PERSONNES 


INFECTÉES QUI N’ONT PAS 


LES MOYENS DE S’ISOLER 


À LEUR DOMICILE

Free download pdf