6 |coronavirus VENDREDI 20 MARS 2020
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« Reporter le second tour est anticonstitutionnel »
Pour JeanPhilippe Derosier, professeur de droit public, déconnecter les deux tours altérerait le scrutin
La circulaire adressée aux préfets précise que les maires élus ou réélus doivent réunir leur conseil municipal avant dimanche
C
omment réunir un con
seil municipal en plein
confinement lié à l’épidé
mie de Covid19? Estil bien rai
sonnable d’installer une nouvelle
équipe à la tête d’une ville en
pleine crise sanitaire? Depuis son
propre lieu de confinement, un
député du Nord confiait avoir
reçu quelques appels de maires
« perdus », mardi 17 mars : « Je
comprends qu’ils ne comprennent
pas, les consignes sont contraires
les unes avec les autres. On leur
dit : “Confinez tous vos habitants,
mais réunissez vos élus munici
paux d’ici à dimanche”... »
Pour les 30 048 maires élus ou
réélus dès le premier tour des mu
nicipales dimanche 15 mars, le
scrutin n’est en effet pas tout à
fait terminé. La circulaire adres
sée mardi aux préfets par le mi
nistère de la cohésion des territoi
res précise qu’ils doivent réunir
leur conseil municipal entre ven
dredi et dimanche, lequel dési
gnera officiellement le maire et
ses adjoints... si la majorité des
conseillers municipaux y sont
physiquement présents.
L’installation des conseils mu
nicipaux doit donc intervenir dès
ce weekend, alors que le confine
ment général de la population a
été annoncé lundi soir par Em
manuel Macron, et détaillé
mardi soir au « 20 heures » de
France 2 par le premier ministre,
Edouard Philippe.
« Maintenir ces conseils munici
paux serait une folie sanitaire dou
blée d’une grave erreur de gestion
de la crise! », alerte dans un com
muniqué publié mercredi Jean
Marc Todeschini, sénateur socia
liste de la Moselle, l’un des dépar
tements français les plus touchés
par la pandémie due au coronavi
rus. « Nous sommes en guerre : on
ne change pas d’armée en pleine
offensive », ajoute l’exsecrétaire
d’Etat aux anciens combattants,
expliquant que « les préfectures
vont se retrouver avec de nou
veaux interlocuteurs qui n’auront
pas tous le même niveau d’infor
mation face à la plus grave crise
sanitaire que notre pays ait con
nue depuis plus d’un siècle ».
Le viceprésident de l’Associa
tion des maires de France partage
le même constat. Dans un mail
adressé aux 1 600 édiles de Cô
ted’Or ainsi qu’au préfet de ré
gion « afin qu’il appelle l’attention
du premier ministre », Patrick Mo
linoz juge en effet la tenue de ces
conseils municipaux « particuliè
rement malvenue à l’heure où,
dans nos communes, nous devons
être concentrés sur l’accompagne
ment de nos concitoyens dans l’ap
plication et le respect des mesures
sanitaires indispensables pour
combattre l’épidémie ».
Egalement maire de Venarey
lesLaumes et viceprésident de la
région BourgogneFranche
Comté, l’élu du Parti radical de
gauche condamne une situation
« très contestable » d’un point de
vue « sanitaire », « politique »,
« pratique » et « juridique »,
d’autant que « les exécutifs sor
tants ont le bénéfice de l’expé
rience et peuvent parfaitement gé
rer les affaires courantes (y com
pris en lien avec les nouveaux
élus) » jusqu’au second tour, alors
que « les nouveaux vont devoir
s’adapter en pleine période de con
finement ». Patrick Molinoz ap
pelle donc à maintenir les assem
blées sortantes jusqu’au second
tour des municipales et ainsi à re
porter les installations des nou
veaux conseils municipaux, « ce
qui ne remet absolument pas en
question les résultats de diman
che », précisetil.
Un avis partagé par d’autres
élus. Dans une autre lettre adres
sée au préfet du Doubs le 18 mars,
et que Le Monde a pu consulter,
c’est un ancien référent de La Ré
publique en marche qui refuse de
siéger en plein confinement.
Conseiller départemental du
Doubs et élu d’opposition à
Audincourt, où le sénateur socia
liste Martial Bourquin a été élu au
premier tour dimanche, David
Barbier est aujourd’hui plus que
critique sur la gestion de la crise
sanitaire. « Tenir le premier tour
des élections municipales dans ce
contexte a été une erreur majeure.
Les décisions prises à ce sujet sont
à mes yeux dramatiques, nous
avons joué avec la santé des Fran
çais. Certains assesseurs et agents
sont restés plus de huit heures
dans les bureaux de vote. Le taux
d’abstention de 68 % à Audincourt
parle de luimême, nos conci
toyens ont eu peur et ont eu rai
son », lâche l’ancien socialiste ral
lié un temps au parti présidentiel.
Et de conclure que, par « principe
de précaution », lui comme les
trois autres élus de sa liste ne sié
geront donc pas lors du conseil
d’installation du maire, prévu
vendredi à 18 heures.
« Mes fonctionnaires sont là »
A Carnac, dans le Morbihan, le
maire sortant divers droite Oli
vier Lepick, plébiscité au premier
tour avec 65,52 % des suffrages, a
donné rendezvous aux élus sa
medi à 10 heures en mairie, en
mettant en place les préconisa
tions sanitaires d’usage : séance
expéditive d’un quart d’heure à
huis clos, masques, gel hydroal
coolique, distance entre les
27 élus dans la salle... Aucune « in
quiétude disproportionnée » au
sein du conseil municipal, selon
lui. Sauf, peutêtre, l’un de ses
colistiers âgé de plus de 70 ans.
« Nous l’avons rassuré en lui expli
quant que nous avons réduit le ris
que de contamination au maxi
mum. » Le conseiller se joindra
donc, et ce alors que la commune
figure parmi l’un des premiers
foyers épidémiques français.
Plus au nord, le maire sortant de
Dunkerque a à peine le temps
d’être inquiet, lui qui gère la crise
du coronavirus sur le territoire de
la communauté urbaine et pré
side également le centre hospita
lier. « Heureusement que c’est
mon second mandat car je con
nais les services et les procédures.
Pour les nouveaux maires, ça doit
être difficile », souligne Patrice
Vergriete, réélu haut la main au
premier tour avec 64,04 %.
L’ancien socialiste ayant choisi
de renouveler fortement sa liste,
il doit tout de même prendre le
temps d’échanger avec ses futurs
conseillers municipaux par télé
phone. « On aurait dû faire un sé
minaire, discuter des enjeux, pren
dre le temps de parler des déléga
tions », regrettetil. Mais l’heure
est à l’urgence. Il faut par exemple
élire au plus vite un adjoint au
commerce pour répondre aux
nombreux messages de commer
çants désemparés. « L’Etat est au
cœur de la crise pour les grandes
décisions mais sur les territoires ce
sont les collectivités qui gè
rent. Mes fonctionnaires sont là,
aucun n’a rechigné à faire son bou
lot. Et pour l’installation du conseil
municipal, je n’ai eu aucun refus. »
Rendezvous est pris pour sa
medi, à huis clos.
benjamin keltz (à rennes),
laurie moniez (à lille),
et jeanpierre tenoux
(à besançon) et lucie soullier
ENTRETIEN
L
a date du second tour des
élections municipales, qui
devait initialement se dé
rouler dimanche 22 mars,
« sera fixée par décret », prévoit un
projet de loi d’urgence, qui acte
son report « au plus tard au mois
de juin 2020 ». Une décision con
traire à la Constitution, selon Jean
Philippe Derosier, professeur de
droit public à l’université de Lille.
Le gouvernement propose
de reporter le second tour
des élections municipales « au
plus tard au mois de juin » ;
vous estimez que ce n’est pas
conforme à la Constitution...
En effet. Le principe du report du
second tour, compte tenu de l’épi
démie, n’est pas discutable, mais
ce délai impose de reporter l’en
semble de l’élection, premier et se
cond tours, si elle n’a pas été ac
quise dimanche 15 mars. En clair,
les conseils municipaux qui ont
été élus au premier tour peuvent
élire leur maire, mais, dans les
quelque 4 000 communes où un
second tour devait être organisé, il
faut reprendre toute l’élection.
Les élections à deux tours for
ment un seul et unique scrutin.
C’est pour cette raison que lorsque
le juge est conduit à annuler les ré
sultats du second tour d’une élec
tion, il annule l’ensemble du scru
tin, même si personne ne contes
tait les opérations du premier
tour. La démarche d’un vote est
subjective, l’électeur forge son opi
nion dans l’isoloir, en fonction
d’éléments contingents. Plus le
temps s’écoule entre les deux
tours, plus les événements qui ont
motivé son choix peuvent être
différents, et altérer le scrutin.
Prenons le cas des déclarations
d’Agnès Buzyn après le premier
tour : ses électeurs réagirontils de
la même manière dans trois mois
qu’aujourd’hui? Auraitelle fait ces
déclarations s’il y avait eu un se
cond tour? Déconnecter le second
tour du premier porte atteinte à la
sincérité du scrutin, et donc est
contraire à la Constitution.
Le code électoral prévoit
d’ailleurs que le second tour
soit organisé « le dimanche
suivant le premier tour »...
Il y a deux exceptions notables,
et bien connues : l’élection prési
dentielle, dont les modalités sont
prévues par la Constitution, et qui
prévoit un intervalle de quinze
jours entre les deux tours – mais
pas trois mois –, et l’élection des
députés des Français de l’étran
ger, dont les deux tours sont eux
aussi éloignés de deux semaines,
pour des raisons pratiques, le
temps que les votes puissent être
acheminés jusqu’en France.
Il y a eu enfin ce cas exception
nel, en 1973, à La Réunion, lors
qu’un cyclone est venu balayer le
sud de l’île pendant le weekend
du second tour. Le préfet a pris un
arrêté qui repoussait le vote au di
manche suivant. Le Conseil consti
tutionnel a déploré l’absence de
base légale de l’arrêté, mais l’a va
lidé en raison des circonstances
exceptionnelles.
Si le second tour des municipa
les pouvait avoir lieu le 29 mars, il
n’y aurait pas vraiment de pro
blème. Mais on parle du 21 juin –
c’est la dernière date possible : la
semaine suivante, les Français
commencent à partir en vacances.
Il faudrait recommencer la totalité
de l’élection pour ne pas porter
atteinte à la sincérité du scrutin.
Ainsi, le projet de loi qui
prévoit seulement de repous
ser le second tour est pour
vous inconstitutionnel?
Sur cet aspect, le projet de loi est
effectivement contraire à la Cons
titution. Certains évoquent la
théorie, éprouvée, « des circons
tances exceptionnelles », qui re
monte à plus d’un siècle, et
qu’avait élaborée le Conseil d’Etat
pendant la première guerre mon
diale pour rendre légales des dis
positions qui ne l’auraient pas été
en période normale. Mais cette
théorie s’applique au pouvoir ré
glementaire, au gouvernement,
aux préfets. Ici, on parle de la loi,
du législateur. On ne peut pas
s’asseoir sur la Constitution et
l’ordre démocratique.
Le gouvernement va devoir
régler également le dépôt des
listes avant un second tour...
Le code électoral prévoit un dé
pôt des listes le mardi qui suit le
premier tour – pas un mardi avant
le second tour, preuve supplé
mentaire que les deux tours des
élections forment un même bloc.
En laissant plusieurs mois aux
formations politiques pour discu
ter, on prend le risque de favoriser
des manœuvres, voire de passer
des manœuvres aux magouilles.
Le projet de loi peut cependant
être contesté...
Il suffirait de 60 députés ou sé
nateurs pour saisir le Conseil
constitutionnel, mais je n’y crois
guère : l’heure est au consensus
national, pour éviter toute saisine
ou même une commission mixte
paritaire entre les deux assem
blées. L’autre voie est celle de la
QPC, la question prioritaire de
constitutionnalité, sans garantie
de succès. Le décret de convoca
tion des électeurs pour le second
tour, lorsqu’il sera publié, peut
faire l’objet d’un recours devant le
Conseil d’Etat, assorti d’une QPC
contre la loi. Le problème, ce sont
les délais : les juges administratifs
peuvent rapidement, mais rien ne
les y oblige, examiner la question
pour savoir si elle est nouvelle et
sérieuse, puis la transmettre au
Conseil constitutionnel qui sta
tuera. Mais ce décret n’est pas pris
des mois à l’avance, et les élections
risquent d’avoir eu lieu avant que
la QPC soit tranchée. Après le scru
tin, on peut certes imaginer que
des listes qui ont perdu fassent un
recours devant le tribunal admi
nistratif et que le Conseil consti
tutionnel ait à se prononcer sur la
sincérité d’un scrutin dont les
deux tours ont été aussi éloignés.
Le texte propose aussi un état
d’urgence sanitaire...
C’est un nouveau régime d’ex
ception, calqué sur l’état d’ur
gence de la loi de 1955. Cette loi va
donner des pouvoirs considéra
bles au premier ministre, dans
beaucoup de domaines, notam
ment quant à la liberté d’aller et
venir, la liberté d’entreprendre, la
liberté de réunion ou de réquisi
tion de tout bien ou service. C’est
une façon de donner une base lé
gale à tout ce qui a été fait jusqu’à
présent, et dont le fondement ju
ridique était un peu bancal. Ce qui
m’inquiète un peu, c’est l’intitulé
vague des conditions dans les
quelles cet état d’urgence peut
être mis en œuvre : « en cas de ca
tastrophe sanitaire, notamment
d’épidémie mettant en jeu, par sa
nature et sa gravité, la santé de la
population », dit le texte. La grippe
ou les épidémies de gastro
entérite sont aussi des catastro
phes sanitaires qui mettent en jeu
la santé des Français. Je pense qu’il
faudrait ajouter « en cas de catas
trophe sanitaire exceptionnelle »,
mettant en jeu « la santé et la vie
de la population ».
propos recueillis par
franck johannès
Lors du
premier tour
des élections
municipales,
à Strasbourg,
dimanche
15 mars.
GUILLAUME
CHAUVIN/HANS LUCAS
POUR « LE MONDE »
« En laissant
plusieurs mois
aux formations
politiques pour
discuter, on
prend le risque
de favoriser
des manœuvres »
Des élus alertent et demandent le report de l’installation des maires
LE CONTEXTE
CIRCULAIRE
La circulaire adressée mardi
17 mars aux préfets par le minis-
tère de la cohésion des territoi-
res donne les modalités de dési-
gnation du maire et de ses
adjoints. Cette première réunion
doit se tenir au plus tôt vendredi
20 mars et au plus tard le di-
manche 22 mars. Pour que la
délibération soit valable, la ma-
jorité des membres doivent être
présents. Pour le calcul du quo-
rum, seuls les conseillers munici-
paux qui sont personnellement
et physiquement présents
comptent. Si le quorum n’est
pas atteint, un nouveau conseil
municipal est convoqué à trois
jours au moins d’intervalle, sans
condition de quorum. « Dès lors,
le fait qu’un ou plusieurs mem-
bres du conseil municipal soient
malades et/ou en confinement
n’empêche pas les conseils muni-
cipaux de se réunir pour élire leur
maire », précise la circulaire.
Elle recommande en outre que
soit mise en œuvre une procé-
dure de procuration « pour les
conseillers municipaux apparte-
nant aux catégories de popula-
tion à risques ».