Le Monde Diplomatique - 03.2020

(Elle) #1
(1) Lire Olivier Piot,«Lafin du pré carré», dans
«France-Afrique. Domination et émancipation»,
Manièredevoir,n° 165, juin-juillet2019.
(2) «Jeudi, c’est Koulibaly!“M. Macron, vous
pouvez donner mille instructionsànos chefs d’État”»,
YouTube,5décembre 2019.
(3)Cf.François-XavierVerschave,La França-
frique. Le plus long scandale de la République,Stock,
Paris, 1998.
(4) Lire Sanou Mbaye,«Lefranc CFA, monnaie
anachronique», dans«France-Afrique. Domination
et émancipation»,op. cit.
(5) «Des intellectuels africains réagissent aux
réformes du franc CFA»,SenePlus,7janvier 2020,
http://www.seneplus.com
(6) Voir la carte«Interventions militaires françaises
en Afrique», dans«France-Afrique. Domination et
émancipation»,op.cit.
(7) Lire«Débâcle de l’accusation contre
M. Gbagbo»,Le Monde diplomatique,décembre 2017.
(8) Simon Allison,«I question France’smotives,
says Burkina Faso’sdefence minister»,Mail &
Guardian,Johannesburg,4juin 2019.
(9) Christine H. Gueye,«Unex-ambassadeur
français au Mali éclaire les propos de Salif Keita sans
les excuser», Sputnik, 22 novembre 2019,
https://fr.sputniknews.com
(10)«LaFrance nous avait donné son feu vert pour
l’indépendance de l’Azawad»,Le Courrier du Sahara,
9avril 2015.
(11) Lire«France-Afrique. Domination et émanci-
pation»,op. cit.
(12)Cf.Marc-Antoine Pérouse de Montclos,Une
guerreperdue. La France au Sahel,Jean-Claude
Lattès, Paris, 2020.

12


MANIFESTATIONS ET CRITIQUES DE BAMAKO ÀDAKAR


PrésencefrançaiseenAfrique, le ras-le-bol

PARMIles griefs adressésàl’ancienne
puissance coloniale figure la«coopération
monétaire»avec quatorze pays d’Afrique
depuis 1960. Reprenant une critique
jusque-là confidentielle (4), des militants
associatifs,des économistes et des oppo-
sants luttent désormais ouvertement pour
la fin de la monnaie héritée de la coloni-
sationetactuellement diviséeendeux
zones:lef ranc CFAd’Afrique de l’Ouest
et le franc CFAd’Afrique centrale. Arri-
méeàl’euro, la devise demeure sous la
tutelle de la France, qui en garantit offi-
ciellement la convertibilité. Selon ses
détracteurs, le franc CFAentrave le déve-
loppement de pays qu’elle prive d’une part
de leur souveraineté. Ils plaident pour la
création de monnaies régionales ou natio-
nales. Au Sénégal, par exemple, le Front
pour une révolution anti-impérialiste popu-
laire et panafricaine (Frapp) mène la
charge avec un slogan sans ambiguïtés :
«France, dégage!»


Cette mobilisation acontraint
M. Macron,qui assuraiten2017 encore
que le franc CFAétait un«non-sujet pour
la France»,àchanger radicalement de dis-
cours. En décembre 2019, lors d’un pas-
sageàAbidjan, ilaannoncé–àlasurprise
générale–une réforme du franc CFA
d’Afrique de l’Ouest. Les huit États concer-
nés ne seront plus tenus de placer 50%de
leurs devises auprès duTrésor français.
Cependant, une cinquantaine d’intellectuels
africains dénoncent la persistance des


culées relèvent de l’affabulation ou de la
malveillance, comme ce photomontage
de décembre 2019 qui laissait penser,à
tort, que l’armée française avait livré des
motosàdes djihadistes au Mali. Mais
l’exaspération qui se répand trouve sa
source dans la politique africaine de la
France elle-même.«C’est un ras-le-bol,
une révolte, unrefus de la mainmisede
l’État français sur nos autorités et, par
ricochet, sur nos économies, sur nos peu-
ples»,résume dans une vidéo l’écono-
miste et opposantivoirien Mamadou Kou-
libaly,ancien président de l’Assemblée
nationale dans son pays (2).

Si elle ne date pas d’hier, la dénonciation
de l’impérialisme français et de la«Fran-
çafrique (3)»sort des cercles intellectuels
et militants pour gagner la rue. Cette évo-
lution s’expliquepar«l’arrivéeàmaturité
d’une génération qui ne se sent pas
concernée par ce que la Franceapu
représenter pour ses aînés, quiregarde de
moins en moins vers elle»,explique l’écri-
vain Boubacar Boris Diop, coauteur,avec
l’ancienne ministre malienne et militante
altermondialiste Aminata DramaneTraoré,
d’un petit livre au titre éloquent :La Gloire
des imposteurs(Philippe Rey,2014). Les
réseaux sociaux jouent comme toujours
un rôle amplificateur et accélérateur.

Boubacar Haidara, chercheur associé au
laboratoire Les Afriques dans le monde
(LAM),àl’institut d’études politiques de
Bordeaux.«Jem’étonne que les Français
n’aient pas été capables d’éradiquer ces
bandes terroristes.(...)Le veulent-ilsvrai-
ment, ou ont-ils un autreagenda?»,s’in-
terrogeait le ministre de la défense burki-
nabé Chérif Sy dans un entretien à
l’hebdomadaire sud-africainMail&Guar-
dian,en juin 2019 (8).

Les alliances nouées par l’armée fran-
çaise, comme celle passée avec le Mouve-
ment national de libération de l’Azawad
(MNLA), alimentent la défiance. Ce
groupe arméalancé en 2012, avec les isla-
mistes d’Ansar Dine, les premières attaques
contre des camps militaires du Nord
malien. Peu après, l’armée françaiseafait
de lui un partenaire dans la guerre contre
les djihadistes. Elle lui a«donné»la ville
de Kidal après l’avoir libérée en 2013,
selon la formulationdel’ex-ambassadeur
de FranceàBamako Nicolas Normand (9).
Le fait que M. Macron ait été, en novem-
bre 2019, le premieràannoncer que le chef
du gouvernement malien se rendrait bientôt
dans la ville, toujours contrôlée par le
MNLA et ses alliés,arenforcé les soup-
çons.«C’est la preuve, pour certains
Maliens, que c’est lui qui détient la clé du
problème de Kidal»,commente Haidara.
«Les Maliens ne voient que l’inefficacité
–réelle ou supposée–des forces étran-
gères, sans toujours tenir compte de la
grande difficultéàtraiter le problème sécu-
ritaire,tant ses facteurs sont imbriqués»,
ajoute-t-il, précisant que d’autres forces
armées étrangères suscitent la méfiance,
dont celles déployées par les Nations unies.

Jusque-làsilencieux, le monde de la cul-
ture se met de la partie. Dans une lettre
ouverte adresséeàM.Macron, Cheick
Oumar Sissoko, cinéaste et ex-ministre de
la culture malien,adénoncé l’«habitus
colonial»,cette«dispositiond’esprit faite
de complexe de supériorité et de mépris
souverainàl’égard de peuples dominés,
exploités par le colonialismefrançais, qui
estancrée,cultivée et entretenue(...)au
sein de la classe dirigeante française».Le
chanteur malien Salif Keitaaquantàlui
provoqué un tollé côté français en affirmant
qu’il n’y avait«pas de djihadistes en
Afrique, mais des mercenaires payés par
la France».Ilaaccusé le président du
Mali, M. IbrahimBoubacar Keïta,de«pas-
ser son tempsàsesoumettre àcepetit
Emmanuel Macron, un gamin».Lemusi-
cien, quiafait ces déclarations de l’étran-
ger,areçu un accueil triomphalàson retour
àBamako.«Traiterleprésident français
de “jeunot”, cela ne s’étaitjamais fait.Et
tout le mondeaapprouvé»,observe Bou-
bacarBoris Diop.

Visiblement surprisespar l’ampleur du
phénomène, les autorités françaises mul-
tiplient les démentis.«LaFrance n’est
pas là avec des visées néocoloniales,
impérialistes, ou avec des finalités éco-
nomiques. On est là pour la sécurité col-
lective de la région et la nôtre»,aaffirmé
M. Macron le4décembre 2019.«La

France n’a aucun intérêt au Mali. Elle ne
défend aucun calcul économique ou poli-
tique»,avait déjà soutenu le président
François Hollande en 2013. Mais ces
dénégations pèsent peu face aux propos,
régulièrement repris sur les réseaux
sociaux, d’un ex-membre du MNLA et
ancien ministre malien, M. Hama Ag
Mahmoud:«Ilyaune guerrepour les
ressources minières(10).»

M. Macron cachemal son irritation.
Fin 2019, il se plaint de l’«ambiguïté»dont
feraient preuve des«responsables poli-
tiques»africainsàl’égard des«mouve-
ments antifrançais».Visant les dirigeants
des pays du G5 Sahel (Burkina Faso, Mali,
Mauritanie,Niger,Tchad), il lance un ulti-
matum:«J’attends qu’ils clarifient et for-

malisent leurs demandesàl’égard de la
France et de la communauté internatio-
nale»,avant d’ajouter :«J’ai besoin qu’ils
l’affirment politiquementdevantleurs opi-
nions publiques.»Des propos aussitôt
interprétés comme un appelàfaire taire les
critiques.«Nous sommes en démocratie,
lui répond alors par médias interposés le
président burkinabé Roch Marc Christian
Kaboré.Nous ne pouvonspas empêcher
chacun d’avoir son opinion.»

Les autorités françaises paraissent
d’autant plus fébriles que, outre la Russie,
des États puissants, dont la Chine, l’Al-
lemagne et laTurquie, cherchentàétendre
leur influence commerciale et militaire
sur le continent, multipliant les partena-
riatsbilatéraux.

MARS 2020 –LEMONDEdiplomatique


Le slogan«France, dégage!»se


répand dans les anciennes colo-


nies françaises,soixante ans


après leur indépendance.Mani-


festants et intellectuels récla-


ment la fin du franc CFAou


l’arrêt de l’opération militaire


«Barkhane », engagée au Mali


depuis 2013. Alorsque la


concurrenceavec d’autres puis-


sances s’accroît, l’ampleur de


la contestation prendParis au


dépourvu.


UNcoq aux couleurs du drapeau fran-
çais picorant un imposant sac de grains en
forme de continent africain:fin 2019, la
caricatureafait le tour des réseaux sociaux
africains, en particulier dans les pays fran-
cophones.Son succès symbolise une
vague inédite de critiques adresséesàla
France dans ce qu’on appelait encore
récemment son«pré carré (1)». Articles
de presse, débats télévisés, déclarations et
rassemblements s’en font l’écho dans toute
l’Afriquedel’Ouest et l’Afriquecentrale.
«Àbas la France!»,peut-on ainsi enten-
dre, fin 2019 et début 2020, dans les rues
de Bamako, au Mali, où des centaines de
manifestants exigent le départ des troupes
de l’opération«Barkhane», qui luttent
contre les mouvements djihadistes. Au
même moment,àZinder,auNiger,des
étudiants découpent un drapeau français.


Faceàcettecontestation, des officiels
français, dont le président Emmanuel
Macron lui-même, dénoncent un«malen-
tendu»,voire une«campagne de désin-
formation»menée par une puissance
concurrente–incriminant ainsi, sans la
nommer,laRussie. Il est vrai que Moscou
aprofité de ce climat défavorableàParis
pour prendre une part du marché sécuri-
taire en Républiquecentrafricaine,
en 2018. Certaines des informations véhi-


«QUEdoivent faireles Français?
Se résigneràdécoloniser.Là, ils font
durer le plaisir–oulesupplice, c’est
selon. Mais il faut accepter le verdict
de l’histoire. Quand Salif Keita dit à
Ibrahim Boubacar Keïta:“Pars avant
qu’il ne soit trop tard”, c’est aussi vala-
ble pour la France,souligne Boubacar
Boris Diop.Même si on sait bien que
cela n’est pas aussi simple. »Cela l’est
d’autant moins que, en dépit du«ras-
le-bol général »,une donnée ne change
pas, remarque l’écrivain :«Qu’ils soient
du pouvoir ou de l’opposition, les poli-
tiques ont,àquelques exceptions près,
la trouille de diredumal de la France. »

Lesprésidents d’Afrique franco-
phone, dont certains sont en fonctions
depuis plusieurs décennies, se retrou-
vent pris entre, d’un côté, une demande
populaire d’émancipation croissante et,
de l’autre, les pressions des autorités
françaises, attentivesàleurs intérêts
économiques et sécuritaires. Plusieurs
d’entre eux savent qu’ils ne seraient pas
au pouvoir sans Paris. Aucun n’oublie
les représailles subies par ceux de leurs
prédécesseurs qui se sont opposésàla
France,tel le GuinéenAhmed Sékou
Touré, victime de multiples tentatives
de déstabilisation, ou le Burkinabé Tho-
mas Sankara, renversé par un coup
d’État et assassiné en 1987 (11). Le
2décembre 2019, les autorités ivoi-
riennes se sont d’ailleurs crues obligées
d’expulser une Suisso-Camerounaise,
MmeNathalieYamb, établieàAbidjan
et membre du parti d’opposition ivoirien
Liberté et démocratie pour la Répu-
blique, pour«activités incompatibles
avec l’intérêt national ».Fin octobre,
lors du sommet Russie-AfriquedeSot-
chi, MmeYamb avait accusé la France
de considérer l’Afrique«comme sa pro-
priété »et qualifié les dirigeants de la
zone franc de«laquais de la France ».
Ces dernières années, seuls les diri-
geants du Cameroun ont utilisé le levier
«anti-France»dans le cadre d’un bras
de fer avec Paris portant sur l’avenir
politiquedupays:pendantquelques

mois, des médias proches de la prési-
dence ont développé un discours viru-
lent contre les autorités françaises.

Du côté des opposants, rares sont
encore ceux pour qui la critique de l’im-
périalisme français est également l’oc-
casion de raviver les idéaux de déve-
loppement national portés jadis par le
Malien Modibo Keïta ou le Burkinabé
Sankara.Enattendant,legouvernement
français ne change pas de cap:le
2février 2020, faisant fi des avis de
nombreux acteurs et observateurs selon
lesquels le«tout sécuritaire»nesuffira
pas àstabiliser le Sahel, ilaannoncé le
renforcement des effectifs de l’opéra-
tion«Barkhane », portés de4500 à
5100 hommes (12).

«liens de subordination monétaire»,
notamment le maintien de la parité fixe
avec l’euro et de la garantie française (5).

Avec la recrudescence des attentats dans
le Sahel, la présence militaire française
en Afrique est devenue un autre sujet de
controversemobilisant le grand public.
Depuis 1960, Paris maintientdans ses
anciennes colonies un réseau de bases per-
manentes ou temporaires (6).L’armée tri-
coloreasouvent été employée pour porter
au pouvoir ou pour protéger des dirigeants
alliés,telsOmarBongoau Gabonen1 990
ou M. Idriss Déby Itno auTchad en 2008.
En 2011, son intervention pour permettre
àM.AlassaneOuattara d’accéderàla
présidence de la Côte d’Ivoire,àl’issue
d’une crise postélectoralemeurtrière, fut
perçue comme un règlement de comptes
avec le chef de l’État sortant Laurent
Gbagbo (7).Dans la villecamerounaise
de Douala, plusieurs centaines de
conducteurs de moto-taxi avaient alors
manifesté leur désapprobation vis-à-vis
de l’«ingérence française ».

Depuis 2013 et l’opération«Serval»,
dont les circonstances et les motivations
sont déjà controversées, les critiques s’exa-
cerbent au fur etàmesure que des groupes
armés regagnent du terrain, semant la mort
au Mali et au Burkina Faso. Une partie des
Maliens estiment«que la France n’inter-
vient que pour des intérêts économiques et
stratégiquesinavoués, qu’elle participe à
la déstabilisation du pays pour légitimer
sa présence;mais surtout, qu’elleapris
le parti des ex-rebelles touaregs»,analyse

BORIS NZEBO.–«Révolte 01»(diptyque), 2016

Des présidents aux mains liées


«Une guerre pour les ressources minières»


PAR
FANNYPIGEAUD*

*Journaliste. Auteure, avec Ndongo Samba Sylla,
deL’Arme invisible de la Françafrique. Une histoire
du franc CFA,La Découverte, Paris, 2018.


©BORIS NZEBO

-COURTESY JACK BELL GALLER

Y, LONDRES
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