Le Monde Diplomatique - 03.2020

(Elle) #1

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LEMONDEdiplomatique–MARS 2020


COMMENTALEKSANDARVUČIĆ S’ESTACHETÉUNE RESPECTABILITÉ


L’autocrate serbeque Bruxelles dorlote

sitionetdupeu de créditdont ils jouissent
dans l’opinion. Leur exercice du pouvoir,
dans les années 2000, fut marqué par de
nombreuses affaires de corruption, mais
aussi par le choc de la crise de 2008 et des
mesures d’austérité imposéesàlaSerbie,
notamment par le Fondsmonétaire inter-
national (FMI). Le président serbe sait
enfin pouvoir compter sur le soutien de
ses «partenaires», qui, de la Fédération
de Russie aux États-Unis, ne prêtent
aucune importance aux mouvements de
contestation.

Il afallu que les partis d’opposition s’en-
gagent collectivementàboycotter les élec-
tions législatives du printemps 2020 pour
que l’Union européenne tente une prudente
médiation, en octobre 2019. Mais la mis-
sion menéepar l’eurodéputéchrétien-
démocrate allemand David McAllister
visait moins, semble-t-il,àrappeler au
régime de M.Vučić quelques principes de
base de l’État de droit qu’à tenter de
convaincre l’oppositiondeparticiperàun
scrutinqu’elle est quasi certaine de perdre :
le pouvoir garde un contrôle hégémonique
sur les médias publics, sur la presseàscan-
dale et sur les télévisions privées–qui
appartiennent toutesàdes oligarques
proches du régime–ainsi que sur les
listes électorales (1). Or des élections sans
opposition donneraient une image peu
flatteuse de la Serbie, considérée comme
un bon élève dans le processus
d’intégration européenne. Le pays a
ouvert ses négociations d’adhésion
en 2013 et pourrait figurer parmi les pro-
chains entrants dans l’Union, pour peu
que le processus d’élargissement ne soit
pas durablement gelé.

PARJEAN-ARNAULTDÉRENS
ETLAURENTGESLIN*

Forméàl’école des«faucons»nationalistes,M.Aleksan-

dar Vu ̆c ic ́dirigelaSerbie d’une main de fer.Lacomplai-
sance des dirigeants européensàson égardillustrelehiatus

entreles principes proclamés par l’Union et leurapplica-
tion, pour peu que les gouvernements d’Europe centrale

respectent les canons du néolibéralisme et la nouvelle divi-
sion internationale du travail sur le continent.

CHAQUEsamedi,depuis le début du
mois de décembre 2018, des milliers de
Serbes descendent dans la rue pour
dénoncer la«dictature»duprésident
AleksandarVučić, le contrôle étouffant
que son régime exerce sur la justice ou
les médias. Cette vague de protestations
acommencé après le passageàtabac de
M. Borislav Stefanović,chef du petit
Mouvement de la gauchedeSerbie
(PLS), roué de coups par des inconnus
alors qu’il s’apprêtaitàprendre la parole
en publicàKruševac, le 23 novem-
bre 2018. Partie de Belgrade, la mobili-
sationavite gagné de nombreuses villes
du pays, amplifiée par des groupes
locaux qui dénonçaient la confiscation
de tous les leviers du pouvoir par les
cadres du Parti progressiste serbe (SNS).
Depuis les élections de 2012, la forma-
tion de M.Vučić n’a en effet cessé d’élar-
gir son emprise sur la société et les ins-
titutions. Elle disposedelamajorité
absolue au Parlement national etàl’as-
semblée de la province autonome deVoï-
vodine. Au niveau municipal, et par le
jeu des alliances, seulement quatre com-
munes sur les 170 de Serbie échappent
encoreàson contrôle totaloupartiel.


Au lendemain du deuxième samedide
manifestation, le9décembre 2018, le chef
de l’État avait annoncé la couleur:ilne
changerait pas de politique«même si cinq
millions de personnes»descendaient dans
la rue–dans un pays de sept millions
d’habitants.Faute de débouchés, le mou-
vement n’a pas tardéàs’étioler,etneras-
semblait plus ces derniers mois qu’un
noyau dur de convaincus. M.Vučić afait
sonmieldeladivision des partis d’oppo-


voir depuis 1945... Les manifestations
qu’ilaconnues tout au long de l’an-
née 2019 trouvent leur origine dans de
retentissantes affaires de corruption, mais
le pouvoirmonténégrin sait luiaussi qu’il
peut compteràlafois sur l’absence de
solution politique de rechange et sur le
soutienrésolu de ses partenairesinterna-
tionaux. Alors que son paysarejoint
en 2017 l’Organisation du traité de
l’Atlantiquenord (OTAN), M. Đukanović
se présentecomme un rempart de l’Oc-
cident faceàune menacerusse bien sur-
évaluée dans les Balkans (5). Celle-ci se
seraitconcrétisée lors d’une très mysté-
rieuse tentative de coup d’État, le 16 octo-
bre 2016 (6). Elle permet surtout à
M. Đukanović de discréditerson oppo-
sitionetd’apparaître comme le seul
garant de la démocratie et de la«voie
européenne»duMonténégro.

Les dirigeants serbe et monténégrin
font ainsi figure de piliers de la stabilité
régionale et de meilleurs alliés de l’Oc-
cident.Tous deux revendiquent l’adhé-
sion de leurs paysàl’Unioneuropéenne
–une perspective qui sembles’éloigner
après le blocage par la France des candi-
datures de l’Albanie et de la Macédoine
du Nord, le 18 octobre dernier;laposition
de M. Macron est perçue comme un coup
portéàl’ensemble du processus d’inté-
gration des Balkans occidentaux. Mais le
statu quo ne déplaît pas forcément aux
hommes forts de Belgrade et de Podgo-
rica, tandis que, en échange de leur com-
plaisance, les pays d’Europe occidentale
savent qu’ilspeuventcompter sur eux
pour garder les frontières des Balkans
face aux migrants et aux réfugiés (7).

Les 5et6septembre derniers, M.Vučić
était l’invité d’honneurd’un forum sur la
démographie organiséàBudapest. Il n’a
pas manqué de remercier son hôte, le pre-
mier ministre hongroisViktor Orbán :
«C’est grâceàM.Orbán que nosrela-
tions sont meilleures que jamais. Je vous
assureque nousresterons des amis fidèles
àvous-même etàvotrepays.»La Hongrie
milite activement pour l’intégration de la
Serbieàl’Union européenne. Au-delà de
la question des réfugiés,sur laquelle Bel-
grade et Budapest n’ont aucun malàs’en-
tendre, les États des Balkans font l’objet
de toutes les attentions des gouvernements
conservateurs centre-européens du groupe
de Visegrád, qui espèrentytrouverautant
d’alliés idéologiques le jour où ces pays
feront partie de l’Union.

bilité des Balkans. La reconnaissance for-
melle de l’indépendance de son ancienne
province est une pilule bien amèreàavaler
pour Belgrade, mais qui mieux qu’un
nationaliste pourrait s’y employer sans
craindre d’être accusé de trahison?
En 2018, M.Vučić s’est beaucoup engagé,
avec son homologue kosovar Hashim
Thaçi, dans la recherche d’un compromis
qui suppose des échanges territoriaux entre
les deux pays (3). Cette option semble pro-
visoirement écartée.

S’imaginant indispensable sur la ques-
tion du Kosovo, M.Vučić est convaincu
que les dérives autoritaires de son régime
ne feront jamais l’objet de critiques
sérieuses de la part de ses partenairesocci-
dentaux. Les visitesàgrand spectacle de
M. Vladimir PoutineàBelgrade, comme
celle de janvier 2019, permettent au pré-
sident serbe de rappeler qu’ilatoujours
une stratégie géopolitique de rechange,
reprenant ainsi la position d’équilibriste,
entr elemondeoccidental et l’URSS,qui
avait assuré la prospérité de laYougoslavie
entre 1955 et 1975. Le mouvement de
balancier que Belgrade feint d’orchestrer
entre Moscou et Bruxelles est cependant
bien illusoire, car l’Union européenne reste
de loin son premier partenaire commercial,
avec 63%des échanges, contre moins de
7%pour la Russie (4).

La situation serbe n’a rien d’exception-
nel :lemême autoritarisme règne au
Monténégro voisin. Depuis 1991,
M. Đukanovićyassume touràtour les
fonctions de premier ministre et de pré-
sident de la République. Son Parti démo-
cratique socialiste (DPS), aujourd’hui
membre de l’Internationale socialiste, est
l’héritier direct de la Ligue des commu-
nistes monténégrins;il est donc au pou-

*Journalistes au site Le Courrier des Balkans.
Auteurs deLà où se mêlent les eaux. Des Balkansau
Caucase,dansl’Europedes confins,La Découverte,
Paris,2018.


Pilier de la stabilitérégionale


(1) Milica Čubrilo Filipović,«Serbie:l’UE tente
une médiation entre le pouvoir et l’opposition», Le
Courrier des Balkans, 10 octobre 2019, http://www.courrier-
desbalkans.fr
(2) Philippe Bertinchamps et Jean-Arnault Dérens,
«Lenouveau maître de la Serbie. Entretien avec
AleksandarVučić»,Politique internationale,no144,
Paris, été 2014.
(3) Lire«Dans les Balkans, les frontières bougent,
les logiques ethniques demeurent»,Le Monde diplo-
matique,août 2019.
(4) «Lecommerce extérieur de la Serbie en 2018»,
direction générale duTrésor,Paris,11 avril 2019,
http://www.tresor.economie.gouv.fr
(5) Lire«Les Balkans, nouvelle ligne de front entre
la Russie et l’Occident»,Le Monde diplomatique,
juillet 2015.
(6) Srđan Janković,«Monténégro:deux ans après
le “putsch raté”, toujours impossible de connaître la
vérité», Le Courrier des Balkans, 22 octobre 2018.
(7) Lire Jean-Arnault Dérens et Simon Rico,
«Réfugiés, l’Europe tire le rideau»,Le Monde diplo-
matique,avril 2016.

avril 2017, il succèdeàson «associé»à
la tête de l’État, se faisant élire dès le pre-
mier tour avec 55%des suffrages. La
Serbie est un régimeparlementaire où le
pouvoir exécutif est partagé entre le chef
de l’État et le chef du gouvernement.
Mais, en conservant toujours la direction
du parti, M.Vučić construit un système
où tout converge vers sa personne.
M. Nikolićest invitéàfaire valoirses
droitsàlaretraite.

QuantàM.Šešelj, ilaobtenu sa libé-
ration provisoire pour raisons de santé
en 2014. Acquitté en première instance
par le TPIY en mars 2016, ilaété
condamné en appel en avril 2018àune
peine de dix ans couverte par la détention
provisoire.Ilarepri slat êteduSRS, mais
ce parti, désormais marginalisé, sert tout
au plus d’épouvantail sur le flanc droit
de M.Vučić. Le SNS, lui, achève d’ac-
quérir une respectabilité en adhérant
en 2016 au Parti populaire européen
(PPE), qui fédère les formations conser-
vatrices du continent, dont le parti fran-
çais Les Républicains.

En même temps qu’il dirige son pays
d’une poigne de fer,M.Vučić fait le choix
d’un néolibéralisme effréné. En la
matière, il trouve une partenaire idéale
en la personnedeMmeAna Brnabić, nom-
mée àlatête du gouvernementen
juin 2017. Issue d’une bonne famille bel-
gradoise d’origine partiellement croate,
ouvertement lesbienne, elleaétudié l’ad-
ministration des affaires aux États-Unis,
puis la communicationàl’université bri-
tannique de Hull, avant de travailler pour
la délégation serbe de l’Usaid, l’agence
de coopération américaine. Cetteexecu-
tive womandont la biographie renvoie
une image avantageusement moderne se
flatte de diriger le«gouvernement le plus
libéral de l’histoiredelaSerbie».Dès
son arrivée au pouvoir, elle aété confron-
tée àunmouvement de grève dans les
usines automobiles de Kragujevac,
reprises par le constructeur italien Fiat.
Elleaaccusé les ouvriers grévistes de
n’être que des«égoïstes»qui risquaient
de décourager les investisseurs étrangers,
et d’être d’ailleurs«troppayés»,puisque
leurs salaires étaient légèrement au-des-
sus de la moyenne nationale,inférieure
à500 euros par mois...

La conversion proeuropéenne de
M. Vučić, dont le degré de sincérité reste
une question sans réponse, correspondait
àmerveille aux attentes des pays occiden-
taux. Il semblait en effet dangereux de lais-
ser prospérer une extrême droiteserbe
ouvertement hostileàl’Union, tandis que
M. Vučić apparaissait comme la personne
la mieuxàmême de régler le statut définitif
du Kosovo, perçu comme la clé de la sta-

LORSde sa visited’État, en juil-
let 2019–lapremière d’un président
français depuis celle de Jacques Chirac
en 2001 –, M. Emmanuel Macron n’a pas
eu un mot de critique envers son hôte.
Cette étrange indulgenceàl’égard du
maître de Belgrade ne manquepas de
surprendre au regarddesabiographie.
Né en 1971, M.Vučić fait ses classes
dans les rangs du Parti radical serbe
(SRS) de M.Vojislav Šešelj, le chef de
l’extrême droite nationaliste, qu’il rejoint
dès 1993. Il s’illustre par des formules
comme celle-ci, lancée de la tribune du
Parlement de Belgrade le 20 juillet 1995,
quelques jours après le massacre de mil-
liers de BosniaquesàSrebrenica:«Pour
un Serbe tué, il faut tuer cent musul-
mans.»Il évoquait en 2014«une phrase
sortie de son contexte(2)».Cejeune
cadre de l’extrême droite obtient le
portefeuille de l’information dans le gou-
vernement d’union nationale formé
en 1998,àl’instigation du président Slo-
bodan Milošević, quand éclatent les pre-
miers combats au Kosovo.


Après la chute de Milošević, le5octo-
bre 2000, le SRS devient la principale
force d’opposition aux nouveaux diri-
geants«démocrates»deSerbie. Alors que
M. Šešelj se constitue prisonnier auprès
du Tribunal pénal international de La Haye
(TPIY), le 24 février 2003, pour répondre
d’accusations de crimes de guerre et de
crimes contre l’humanité au cours des
conflits de Croatie et de Bosnie, le tandem
formépar MM.Vučić etTomislav Nikolić


dirige son parti. Le SRS dénonce alors la
justice internationale et s’opposeàtout
rapprochement de la Serbie avec l’Union
européenne. Son audience électorale gran-
dit aussi vite que les démocrates au pou-
voir–enlisés dans les conflits internes,
incapables de changer rapidement la situa-
tion politique, économique et sociale–sus-
citent impatience et déceptions. Au second
tour de la présidentielle de janvier-
février 2008, M. Nikolić échoue de peu,
avec 48%des voix, face au candidat
démocrate BorisTadić.

Dans les années2000, les cadresdu
SRS font encore figure de pariasdans les
cercles diplomatiques occidentaux de
Belgrade. La France est le premier État
membre de l’Unionàleur ouvrir les
portes de son ambassade les jours de
réception. Des contacts plus discrets se
poursuivent,suggérantàMM. Vučić et
Nikolićderompre avec leur mentor Šešelj
et avec les outrances du SRS. Le rendez-
vous décisifalieu au Ritz,àParis,àl’au-
tomne 2008, en présence du premier
ministre monténégrin Milo Đukanović,
qui fut lui-même un disciple de Milošević
avant d’opérer un tournant pro-occidental
àpartir de 1996. Des intermédiaires,
comme l’homme d’affaires Stanko
«Cane»Subotić, sont aussi présents,
attestent plusieurs témoins directs. Peu
après apparaît une nouvelle formation,
scissionduSRS :leSNS, conservateur
et proeuropéen.

Dès 2012, le parti,coalisé avec le Parti
socialiste de Serbie (SPS), accède au pou-
voir,tandis que M. Nikolić est élu prési-
dent de la République. Le SNS obtient la
majorité des siègesàlui seul en 2014, et
M. Vučić devient premier ministre. En

TIJANAKOJIĆ.–«Inexorable»,

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