Le Monde Diplomatique - 03.2020

(Elle) #1
UNE ENQUÊTE DESIMON FONTVIEILLE
ETJEAN-BAPTISTE MALET*

Voilà près de vingt ans que M. Hubert Falcoaravi la mairie deToulon


au Front national. Depuis, il est parvenuàremporter les scrutins municipaux au


premier tour.Seposant enrempart contrel’extrême droite,


il brigue un quatrième mandat. Pourrester en poste aussi longtemps,


l’élu de droiteamis au point une méthode bien particulière.


D’UNPASsolennel, M. Hubert Falco s’avance

vers un ruban tricolore. Sous les applaudissements,
une pairedeciseauxàlamain,lemaireLes Républi-
cains (LR) deToulon inaugureence17janvier 2020
l’un des projets-phares de sa mandature:Chalucet,
le«quartier de la créativité et de la connaissance».
Bien que les travaux de ce chantierà120 millions
d’euros ne soient pas encoreachevés, ilaconvié ses
administrésàdécouvrir le jardin et la médiathèque,
tout juste livrés.«Hubert, c’est un des acteurs publics
qui honorent le mieux la République,s’extasie l’ancien
ministreJean-Louis Borloo, venu encourager son
ami.Parce qu’il se bat pour des valeurs, et pour les
autres!»Deux mois avant les élections municipales,
la scèneressembleàtant d’autres en France:dans
l’espoir d’êtreréélu, un magistrat se presse d’inaugurer
une infrastructuredont la peintureest encorefraîche.
MaisàToulon, ville de 171 000 habitants où l’édile se
targue d’être«l’un des mieux élus de France»,l’évé-
nement prend une signification particulière. Car
M. Falco mène campagne pour fairedeces munici-
pales un nouveau plébiscite de sa personne, en se
faisantréélire, une fois encore, dès le premier tour.


Il est entréàl’hôtel de ville deTo ulon en 2001,
après avoir balayé au premier tour le mairesortant, élu
sous l’étiquette Front national (FN), puis écrasé la
candidate socialiste au second tour,avec près de 69 %
des suffrages exprimés. Depuis, il n’a jamais eu besoin
d’attendrelesecond dimanche électoral pour célébrer
sa victoire, raflant d’emblée 65,20%des voix en 2008,
puis 59,27%en2014. Pour expliquer cestriomphes,
le quotidienVar-Matininvoque la légende d’un«élu
républicain exemplaire»qui tiresalégitimité du fait
d’avoir«ravi Toulon au Front national»(1). Mais qui
est cet homme politique qui se pose enrempart
contrelevote d’extrême droite?Quelle est sarecette
pour enchaîner les succès électoraux?


Pourrépondreàces questions, il fautremonter
le cours du temps. Idéalement blottie au fond d’une
rade,Toulon est devenue le premier port militaire
françaisàlafaveur de grands travaux lancés par
Vauban au XVIIesiècle. Après la seconde guerre
mondiale, et jusque dans les années 1990, la
commune vit au rythme des escales des grands
bâtiments de guerre. Le centre-villeason quartier
interlope, le«Petit Chicago », édifié sur le proxéné-
tismeetlesdébits de boissons.Tenu par le crime
organisé,lelieufutle berceau d’une culturedel’illé-
galité dont les figures emblématiques sont Jean-
Louis Fargette et Maurice Arreckx. Le premier,
assassiné en 1993, était un truand varois;lesecond,
mort en 2001, fut mairedeToulon de 1959à1985,
puis président du conseil général duVarde1 985
à1994 et sénateur de 1986à1995.«Audébut de
leur carrièredans le grand banditisme, Fargette et
ses hommes de main se livraient aux activités tradi-
tionnelles du milieu, comme le racket des bistrots,
qu’ils incendiaient lorsqu’on ne les payait pas,nous
raconte M. FrançoisTr ucy,mairedelaville de 1985
à1995.Ensuite, Fargette est passéàlac onstruction
et aux affaires immobilières, en s’associant avec mon
prédécesseur,Maurice Arreckx.»


Ensemble, l’élu et le truandrègnent surTo ulon
durant plus de deux décennies. Ilsbouleversentla
physionomie de la ville en faisant construire
d’immenses verrues de béton et tissent desréseaux
d’allégeance clientélistes. Lors des législatives
de 1978, Arreckx place Fargetteàlatête d’une officine
électorale et lui demande d’assurer la sécurité des
meetings de son parti, l’Union pour la démocratie
française (UDF). Lorsque le premier ministreRaymond
BarreserendàToulon afin de soutenir les candidats
UDF,c’est Fargette, alors fiché au grand banditisme,
qui monteàlatribune pour prononcer le discours de
bienvenue (2)...


*Journalistes. Cette enquêteaété soutenue par la bourse«Brouillon
d’un rêve»delaSociété civile des auteurs multimédia (SCAM).

La carrièrepolitique de M. Falco n’a pas débuté
en 2001, par une victoirecontreleFN, mais en 1983,
lorsqu’il est devenu mairedesacommune natale,
Pignans, au nord-est deTo ulon. En 1985, Arreckx
décide d’engager une campagne électorale specta-
culaireafin de raviràlagauche la présidence du
conseil général. Pour ce faire, il exporte son savoir-
faireaux communes rurales duVar. M. Falco est le
candidat victorieux du système Arreckx dans le
canton de Besse-sur-Issole. Le conseil général du
Varbasculeàdroite. Arreckx en devient le président.

«Votez et faites voter dès le premier tour pour
mon ami Hubert Falco!»,clame Arreckx dans un
tract pour les législatives de 1988. Président de son
comité de soutien, ilyqualifie son poulain d’«excellent
collaborateur».Nous avons consulté les comptes
de cette campagne (3):leprotégé d’Arreckxaété
financé par l’homme d’affaires Claude Ott, par la
Compagnie des eaux et de l’ozone, par une entreprise
propriétaired’hypermarchés (Sodiluc SA), ainsi que
par des acteurs du bâtiment et des travaux
publics (BTP):Sogea, EBM Scappini, Raphaëloise
bâtiment travaux publics. Au second tour,ilbénéficie
d’un accordpassé entreArreckx et la députée FN
Yann Piat. En échange duretrait d’un candidat de
droite dans la circonscription de Piat, le FN varois
retiretous ses candidats qualifiés pour le second
tour.Grâceàcette entente, M. Falco fait son entrée
àl’Assemblée nationale.

Son ascension se poursuit en 1992, lorsque
Arreckx fait de lui son premier vice-président au
conseil général, et, par ce geste, le désigne comme
son dauphin.L’année suivante, Fargette est abattu
en Italie. La députée Piat est assassinéeàson tour
en 1994. Les enquêteurs mettentànulesystème
politico-mafieux bâti par Arreckx et imputent le crime
àunlieutenant de Fargette. Dans une autreaffaire,
Arreckx est condamnéàdeux ans de prison et à
1million de francs (150 000 euros) d’amende pour
recel de fonds provenant d’un délit d’abus de
confiance. La justice dévoile les méthodes grâce
auxquelles des sommes colossales ont été versées
par une société du BTP pourrémunérer Fargette et
financer les campagnes d’Arreckx.Avant sa mort,
l’élu estànouveau condamnéàtrois ans de prison
ferme età4millions de francs d’amende pour des
marchés publics truqués entre1982 et 1994.

L’élu des militaires,


des personnes âgées


et des pieds-noirs


En 1995, quand elle se présente aux élections
municipales, la droite toulonnaise apparaît
discréditée. La voie est librepour le FN, qui l’emporte
dans une triangulaire(37,02 %). M. Jean-Marie Le
Chevallier,unproche de M. Jean-Marie Le Pen, s’ins-
talleàl’hôtel de ville. En 1997, lorsque la mairie FN
organise une fête du livrerassemblant des auteurs
d’extrême droite, un contre-événement«républicain »
est aussitôt organisé par le président du conseil
général. M. Falco vient d’enfiler son brassardde
résistant. Quatreans plus tard, il ravit la ville au FN.
Reprenant les méthodes de son mentor Arreckx, il
s’emploie depuisàchoyer les groupes qui constituent
le cœur de son électorat–les militaires, les personnes
âgées, les pieds-noirs–etpeut compter sur le soutien
deréseaux d’allégeance clientélistes (4).

Les militaires professionnelsreprésentent environ
8%delapopulation active deTo ulon. Pour se loger,
les officiers généraux et supérieurs privilégient les
quartiers du littoral, où M. Falcoaraflé jusqu’à 70 %
des suffrages en 2014. Dans ces«quartiers Marine »,
lesloyerssontélevés,lesjardinières fleuries, lesrues
propres, et l’intendance municipale suscite peu de

doléances. Conscient du poids électoral des marins,
le mairenemanque jamais une occasion de louer
leur action.«Les marins font la fierté deToulon et de
la France»,s’exclamait-il, le 21 janvier dernier,tandis
que le porte-avionsCharles-de-Gaullequittait son
port d’attache.

Soumisàplusieurs affectations durant leur carrière
et astreintsàundevoir deréserve, les militaires s’impli-
quent généralement peu dans la vie politique locale.
Mais,àToulon, près d’un tiers de la populationaplus
de 60 ans, et un ménage deretraités sur cinq est
composé d’un pensionné du ministèredes armées.
Ces vétérans sont uneressource cruciale lors des
élections. M. Falco sait les choyer:ilfait voter des
subventions pour leurs associations, ne manque
jamais une de leurs commémorations et les accom-
pagne lorsqu’il s’agit d’ériger de nouveaux monuments
aux morts, comme celui, pompeux, dédié aux sous-
mariniers. Le maireaégalement choisi comme adjoint
àlaculturelevice-amiralYannTa inguy.

Pour séduirel’électorat âgé, il s’appuie sur les
comitésd’intérêt local(CIL) institués dans chaque
quartier du temps d’Arreckx.ÀToulon, pour pouvoir
êtreprises en compte par la municipalité, propositions
et doléances doivent passer par un CIL. Mais ces
assemblées diffèrent des instances de démocratie
participative, car,àderares exceptions près, elles
sont noyautées par des seniors proches de la majorité
municipale. Lesréunions se passent le plus souvent
àinventorier les trous dans la chaussée, les
déjections canines, les graffitis et les tapages
nocturnes. Les élus de la majorité quiyassistent
prennent note des petits problèmes du quotidien,
lesrésolvent, puis présentent aux administrés les
actions entreprises comme des faveurs, et non
comme étant dues. Enretour,lesresponsables des
CIL savent que, pour êtreentendus par la munici-
palité, ils doivent se montrer dociles, mais également
faireremonter toute information concernant d’éven-
tuelles voix critiques. Et ce au point que le maillage
de ces CIL constitue une sorte de service derensei-
gnement amateur.Cette vassalisation de la
démocratie locale flatte les personnes âgées actives
au sein des CIL, qui voient en M. Falco, 72 ans, un
interlocuteur fiable, garant de leur quiétude.

Pour ses échanges avec l’importante commu-
nauté pied-noiredelaville, le maires’appuie sur les
réseaux d’influence de l’arrière-petite-fille d’un officier
du génie ayant pris partàlaconquête d’Alger
en 1830:MmeGhislaine Ruvira. NéeàOran,
MmeRuvira préside l’Union des amicales varoises
des Français rapatriés d’outre-mer et le Cercle
algérianiste deToulon. Membredelamajorité
municipale depuis 2001, elle accompagne chaque
année M. Falco lors du dépôt d’une gerbe au pied
du monument aux«martyrs de l’Algérie française »,
qui honorelamémoirede«tous ceux qui ont pacifié,
fertilisé et défendu sa terre».Àcette occasion, la
couronne des autorités voisine avec celle des terro-
ristes de l’Organisation armée secrète (OAS). Inauguré
sous Arreckx, en 1980, ce cénotaphe, qui mesure
six mètres de large sur deux mètres de haut, est l’un
des plus importants monuments colonialistes
français. M. Falcoasouhaitérenforcer sa visibilité
en le faisant équiper d’un éclairage nocturne tricolore.

«Lesystème Falco, c’est du travail, du travail, du
travail»,scande le mairelors des conseils municipaux.
Après avoir collectionné, sous les présidences de
Jacques Chirac et de M. Nicolas Sarkozy,plusieurs
strapontins ministériels–ilétait secrétaired’État aux
personnes âgées durant la canicule de 2003 –, il a
fait consteller sa ville d’affichettes et de plaques en
marbreportant l’inscription«Hubert Falco, ancien
ministre»qui fleurent bon le culte de la personnalité.
Cette signalétique commémoredes événements
inoubliables tels que l’aménagement d’un parcde
stationnement, laréfection d’une place ou la création

d’un tronçon de piste cyclable.L’homme caresse un
rêve:entrer dans l’histoiredeToulon comme celui
qui aura su rafraîchir l’image d’une villeréputée
lugubre, associéeàses truands,àson insalubrité, à
son passé Front national, pour la transformer en une
cité moderne et prospère, vouéeàlaculture, au
numérique, où il fait bon vivre. Pour que ceTo ulon
de carte postale devienneréalité, la mairieaconstruit
de toutes pièces un vaste décor pagnolesque.

Depuis juillet 2006, date de la signatured’une
convention derénovation urbaine, la municipalité
met en œuvreune politique de grands travaux dans
le centre-ville. La société d’économie mixteVar
Aménagement Développement (VAD)yaacquis près
de 80 000 mètres carrés de foncier.Quatorze ans
plus tard, cent quatreimmeubles, dont les façades
ont été conservées, ont été démolis puisreconstruits.
Au total, 292 millions d’euros ont été dépensés par
la ville, l’État, les bailleurs sociaux, larégion, le conseil
départemental, la métropoleToulon-Provence-
Méditerranée et les opérateurs privés.

Dans le centre-ville,


une gentrification ratée


Ancien conducteur d’engins, M. Kaddour
Kasraoui est un pèredefamille nombreuse.Avant
d’en êtredélogée, en 2007, sa famillealongtemps
vécu dans un appartement insalubreducentreancien.
«À l’époque, je payais 335 euros de loyer,rats et
cafards compris»,détaille-t-il. Il vit désormais dans
la cité de la Florane, un grand ensemble populaire
dans l’ouest deTo ulon.«Jecomprends parfaitement
qu’il fallaitrénover le centre-ville,commente-t-il.Mais
ànous, on ne nousajamais proposé derevenir dans
notrelogement. Ils préfèrent nous concentrer ici, à
la Florane, où,àpart quelquesretraités blancs, il n’y
aque des Arabes et des Noirs.»Ce que confirme
M. AndréBouteyre, ancien directeur deVAD:«En
général, les populations d’origine maghrébine ont été
relogées dans des HLM[habitationsàloyer modéré]
des quartiers périphériques de la ville, comme les
cités de la Florane, de la Beaucaireoudes Œillets.»

Au cœur de ce qui fut jadis le«Petit Chicago »,
la place de l’Équerreest la vitrine duTo ulon moderne
et créatif vanté par M. Falco. Inaugurée en 2017,
bordée derestaurants chics, de cafés et, prochai-
nement, d’un hôtel de luxe, elle est desservie par
une rue piétonne:larue Pierre-Semard. La munici-
palitéatenté deremplacer le nom de ce célèbre
dirigeant du Parti communiste et de la Confédération
générale du travail (CGT), fusillé en 1942 par les nazis,
par un nouveau nom commercial,«rue des Arts »,
maisadûyrenoncer.

«Rue des Arts »...Àdirevrai, rue Jacques-
Mikaélian aurait été plus approprié. C’est sur cet axe
que se sont concentrés les investissements de cet
homme d’affaires–mort en juin 2019–qui avait été
condamné en 2007, en tant que directeur d’une

LES SECRETS D’UNELONGÉVITÉ POLITIQUE


ÀToulon, le maire


organise son plébiscite


MARS 2020 –LEMONDEdiplomatique
14


École Marius-Longepierre

65

70,

61
57
53
48,

Votespour HubertFalco
au 1ertour de l’élection
municipale de 2014,
enpourcentage
des voix
exprimées

Source:ministère
de l’intérieur.

Part deretraités
dans lapopulation
enpourcentage

35

39,

30
25
20
15

Source:Insee, données 2016.

Source:Insee, données 2016.

20

26,

15
10
5
1,

Part d’immigrés
dans lapopulation
enpourcentage

1km

A

A

Source:Insee, données 2016.

Revenu médian annuel
en milliersd’euros

10
6,

15

20

25

30,
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