Le Monde Diplomatique - 03.2020

(Elle) #1

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PROGRESSISME


font sécession

LEMONDEdiplomatique–MARS 2020


lationdéclinaitet où le taux de mortalité
augmentait.En Franceet au Royaume-
Uni, le Rassemblement national et les par-
tisans duBrexitobtiennentleurs meilleurs
scores dansles régions les plusaffectées
par la baissedes prix del’immobilier (10).
Àl’inverse,les partisqui se disent«pro-
gressistes»–adeptesdu libre-échange,
du capitalismevert, del’ouvertureet de
l’innovation–récoltentl’essentiel deleurs
suffragesdans les métropoles. En2016,
aux États-Unis,lacandidatedémocrate
Hillary Clinton aremporté 88 des
100 comtés les plusdensément peuplés
(ceuxqui abritent lesgrandesvilles), ne
laissantparfoisque des miettesàson
adversaire,commeàWashington,où seuls
4%des électeursse sontprononcés
pourM. Trump.

On retrouvecettesituation en Hongrie,
où Budapestest dirigéedepuisocto-
bre 2019par un écologiste,virulent pour-
fendeurdu premierministreViktor Orbán.
En Républiquetchèque,Pragueachoisi
pour maire,en novembre2018,un membre
du Parti pirate quiveut planterun million
d’arbres enhuit anset quidéfendles réfu-
giés, contrairementau premier ministre
AndrejBabiš, quidénoncel’«immigration
de peuplement»en Europe.Même Istan-
bul, qui,il yavingt-cinqans, servitde
rampede lancementau présidentislamo-
conservateurRecepTayyip Erdoğan,abas-
culé l’année dernièredansles mains d’un
partid’opposition laïqueet social-démo-
crate.«Lacoalition des citadins séculari-
sés, des milieuxd’affaires, de la jeunesse,
des femmes et desminorités s’estactive-
ment mobilisée.(...)DesTurcs, des
Kurdes, des Ouzbekspartagent les trottoirs
avecdes Sénégalais,des Qataris,des
Syriens.DesStambouliotesde septième
générationviven tdanslaville avec des
migrants,des expatriés etdes réfugiés.Par-
tageantun mêmeespace,sinon unemême
vie, cettemyriade decitoyensest connectée
par uneurbanitécommune»,s’émerveilla
alorsleWashington Post,propriété de
M. JeffBezos,le patrond’Amazon.

considérablementaccrue depuis la crise
de 2008. En France, le produit intérieur
brut (PIB) par habitant dans l’agglomé-
ration parisienneaaugmenté de3%
entre 2008 et 2016;dans le reste du pays,
il astagné. Aux États-Unis, durant la
même période, le taux d’emploi dans les
aires métropolitainesaprogressé de
4,8 points, quand, dans les aires non
métropolitaines, ilachuté de 2,4 points.
L’écart est encore plus frappant au
Royaume-Uni, où Londresacapté 35 %
descréations d’emplois du pays depuis
2008 (9). Pour Paris, NewYork, Londres
ou encore Amsterdam etToronto, la crise
n’a été qu’un épisode passager.Dix ans
plus tard, l’emploi s’y porte bien, l’im-
mobilier atteint des sommets, les inves-
tissements affluent, les classes supé-
rieures n’ont jamais été aussi concentrées
–même si des poches de pauvreté sub-
sistent, notamment dans les ensembles
de logements sociaux.


De leur côté,les territoiresmoins
denses, plus populaires, continuent de
subir les effets de la récession. Ils sont
pris dans un engrenage où la disparition
des emplois industriels et peu qualifiés a
provoqué un déclin démographique, qui
alui-mêmeentraîné une baissedes prix
de l’immobilier et une crise des finances
locales. Moins d’habitants, moins d’em-
plois, des logements moins chers, c’est
aussi moins de recettes pour les collecti-
vités locales, avec des effets sur l’offre de
services publics, l’entretien des infrastruc-
tures... Ces territoires perdent encore de
leur attrait, poussant toujours davantage
la populationàpartir,eta insi de suite.


C’est dans ces zones que l’extrême
droite et plus largement les partis dits
«populistes»–ceux qui contestent la
mondialisation et la libre circulation des
biens et des personnes–sont le mieux
implantés.Àl’élection présidentielle amé-
ricaine de 2016, M. DonaldTrump a
triomphé dans les comtés où la croissance
des revenus était la plus faible, où la popu-


CETTEvision béate s’est largement pro-
pagée depuis une dizaine d’années.«Les
valeurs de NewYork, comme les valeurs
des autres grandes villes du monde, sont
des valeurs d’optimisme, de diversité et
de ténacité auxquelles nous devrions tous
aspirer»,estimeThe Guardian(31 octo-
bre 2016).Particulièrement enthousiaste,
le Forum économique mondial de Davos
voit même dans les métropoles un«anti-
dote au populisme»:«Laplupart des
villes du monde réimaginentlapolitique,
l’économie, l’action écologique en partant
des habitants.Elles construisent une vision
de l’avenir positive, inclusive, plurielle,
tandis que les dirigeants nationalistes
sèment la peur,fermentles frontièreset
construisent des murs.»Constatant que
«les populations urbaines et rurales sont
de plus en plus déchirées quand il s’agit
de valeurs et de priorités»,le symposium
de millionnaires invite les métropoles à
s’organiseretàrenforcer leur«diplomatie
urbaine»(11). Ivo Daalder,l’ancien
conseiller de M. Obama, prône même la
création de«mini-ambassades»qu’elles
implanteraient là où elles ont des intérêts
importants, afin de dépasser les éventuels
blocages des gouvernements. São Paulo,
Londres etToronto se sont déjà essayées
àdetelles expériences, mais elles ont sus-
cité le courroux d’habitants quiyvoyaient
un gâchis d’argent public.«Unpartenariat
public-privé pourrait êtreune solution»,
suggère le stratège.


Certaines villes ont commencéàorga-
niser leur croisade contre le populisme.
En Europe de l’Est, les maires de
Prague, Bratislava,Varsovie et Budapest
ont signé en décembre dernier un
«Pacte des villes libres». Ils défient
leurs gouvernements, qu’ils accusent de
répandre«legenredenationalisme
xénophobe quiaplongé l’Europe dans
la guerredeux fois au cours du siècle
dernier »:«Nous ne nous cramponnons
pasàune conception dépassée des
notions de souveraineté et d’identité,
mais nous croyons en une société
ouverte, basée sur nos précieuses
valeurs communes de liberté, de dignité


àlaléthargie des États-nations etàl’in-
fluence des lobbys. Ensemble,nous façon-
nerons le siècleàvenir.»

Pour rassurer touristes et investisseurs,
M. Khan lanceégalementune campagne
de communication autour du mot-
clic «#LondonIsOpen»(«Londres est
ouverte»).Appuyé par la chambre de
commerce et d’industrie, par la City of
London Corporation,par de nombreux
think tanks et multinationales,ilr éclame
la création d’un visa de travail unique-
ment valableàLondres, ainsi que l’ex-
traterritorialité de la capitale dans ses rela-
tions avec le Marché commun. Aucune
de cesdemandesn’a abouti,maiscette
opposition faroucheapermisàM.Khan
d’acquérir une stature internationale ines-
pérée pour un maire:ilp artage désormais
les estrades avec des ministres et des
chefs d’État étrangers (le Canadien Justin
Trudeau, l’Argentin Mauricio Macri, le
Français Emmanuel Macron...)(13).

La presse de gauche salue avec enthou-
siasme ces résistances. Dans son dossier
«Les villes prennent le pouvoir»(premier
semestre 2020), la revue françaiseRegards
voit par exemple dans la mutinerie des
métropoles américaines une preuve«qu’il
existe des marges de manœuvrepour résis-
ter àlapolitique répressive du président
[Trump]».Or,enr enforçant l’idéequ’elles
ne se sentent plus concernées par le sort
du reste du pays, les métropoles contri-
buentàélargir les fractures territoriales.
Elles participent égalementàlat ransfor-
mation des clivages sociogéographiques
en conflits de«valeurs»–unmot qui
revient sans cesse. La ligne de partage ne
passe plus entre des territoires qui profitent
de la mondialisation, du libre-échange,de
la circulation des cerveaux, de la main-
d’œuvre immigrée bon marché et d’autres
qui en pâtissent, mais entre des espaces
ouverts, tournés vers l’avenir,etd ’autres
fermés, accrochésàleurs traditions.

Analystepolitiqueàsuccèsetancien
conseiller du présidentWilliam Clinton,
Benjamin Barberapublié un livre intitulé
Si les maires gouvernaient le monde(14).
Très apprécié des décideurs, l’ouvrage lui
avalu une multitude d’entretiens, d’in-
vitations, de propositions de conférences.
Il ydresse une typologie qui illustre de
manière caricaturale la manière dont les
élites urbaines perçoivent leurs conci-
toyens. Aux métropoles et aux grandes
villes, Barber accole les termes«ouvert»,
«créatif»,«cosmopolite»,«mobile»,
«changeant»,«futur»,«innovation»,
«séculaire»,«progressiste»,«liberté»,
«sophistication»,«commerce». Pour
qualifier les campagnes et l’Amérique
profonde, il utilise les mots«fermé»,
«conventionnel»,«paroissial»,«immo-
bile»,«stable»,«passé»,«répétition»,
«religieux»,«conservateur»,«tradi-
tion»,«simplicité»,«autarcie».

S’aventurant au-delàdes clichés, le
professeur de science politique Lawrence
R. Jacobsacherchéàcomprendre cette
fracture en enquêtant dans le Minnesota,
où il enseigne, et où M.Trump aremporté
près de vingt comtés qui avaient choisi

M. Obama en 2008 et en 2012 (15). Parmi
les facteurs de division, il met tout
d’abord en lumière le grand écart salarial
entre Minneapolis et le reste du Minne-
sota. En 2017, la métropoleadécidé de
porter progressivement son salaire mini-
mumà15dollars l’heure–une mesure
couramment adoptée dans les grandes
villes pour permettre aux travailleurs peu
qualifiés de se loger tant bien que mal
dans un contexte de flambée immobilière.
Ailleurs dans le Minnesota, le salaire
minimum plafonneà10dollars dans les
grandes entreprises età8,15 dollars dans
les petites–quand les habitants parvien-
nentàtrouver un travail. Ceux que le
chercheurarencontrés vivent un tel écart
comme une exclusion.«Partout [à Min-
neapolis], ilyades grues et des panneaux
“On embauche” pour des emploisqui
commencentà15dollars l’heure»,com-
mente un habitantd’unepetite commune
qui aurait bien besoin de travaux.

Jacobs souligne égalementcombien
les discours,lar hétorique, les concepts
utilisés par le camp«progressiste»de
Minneapolis, calibrés pour plaire aux
classes supérieures urbaines, paraissent
décalés aux autres habitants de l’État. Il
cite notamment la notion de«privilège
blanc», en vogue dans les facultés de
sciences sociales et utiliséeàtort et à
travers par les élus de Minneapolis et
par les militantsdémocrates locaux
(après une fusillade dans un commissa-
riat, àpropos d’habitants en lutte pour
la protection d’espaces verts...). Cer-
tains comtés parmi les plus pauvres du
Minnesota comptent jusqu’à 95%de
Blancs. Condamnés aux bas salaires et
àlaprécarité, leurs habitants ne se sen-
tent aucunement privilégiés,surtout
quand ils regardent Minneapolis. Plutôt

que de«privilège blanc», ils préfèrent
parler d’un«privilège métropolitain»
associé indifféremment aux minorités
ethniques et aux«cols blancs»qui res-
tent les pieds sous leur bureau pour
gagner leur vie (16).

Les grandes villes et leurs décideurs
échangent toujours davantage avec leurs
homologues du monde entier,mais sont
coupés d’une partie de leur pays. Leur
discours uniformément innovant, ouvert,
durable, créatif et intelligent masque mal
la captation sans précédent des richesses
qu’ils opèrent. Sont-ils ensuite les mieux
qualifiés pour proposer un«antidote au
populisme»?
BENOÎTBRÉVILLE.

Défense des«valeurs»


humaine, de démocratie, de durabilité,
d’égalité, d’État de droit, de justice
sociale, de tolérance et de diversité cul-
turelle »,professent les quatre élus,
avant d’encourager les villes à«colla-
borer en mettant en commun leursres-
sources, en échangeant leurs idées».

Aux États-Unis aussi, les métropoles
s’affichent commeles premières oppo-
santesauprésident. En janvier 2017, sitôt
M. Trump installéàlaMaison Blanche,
les maires de San Francisco, LosAngeles,
Seattle, Boston, NewYork, Washington,
DetroitouencoreChicago annonçaient
qu’ils n’appliqueraient pas ses décrets
visantàdurcir la lutte contre l’immigra-
tion clandestine. Le maire de Boston
dénonçait une législation«destructrice»
et«antiaméricaine»,une«attaque contre
les habitants de Boston, la force de Boston
et les valeurs de Boston».«Notreville et
nos valeurs ne changeront pas avec l’élec-
tion(...).Nous ne sommes pas les agents
du gouvernement fédéral»,assénait son
homologue deWashington (12). Quelques
mois plus tard, la fronde se portait sur la
question de l’environnement,plusieurs
métropoles déclarant leur intention de res-
pecter l’accord de Paris sur le climat, mal-
gré le retrait décidé par M.Trump.

Au Royaume-Uni, c’est le Brexit qui a
mis le feu aux poudres. Au lendemain du
référendum de juin 2016, une pétition cir-
cule pour réclamer l’indépendance de
Londres. En quelques semaines, elle
recueille 180000 signatures. Sans aller
jusqu’à prôner la sécessiondelacapitale,
le maire, M. Sadiq Khan, souhaite lui aussi
se dissocier du destinnational. Quatre
jour saprèslesrésultats,ilp ubli eavec
MmeHidalgo une lettre ouverte dans le
FinancialTimesetLe Parisien:«Nos
villes sont des espaces où chacun, d’où
qu’il vienne, peut se sentir chez lui. En
tant que maires de Paris et de Londres,
nous sommes déterminésàtravailler plus
étroitement afin de construiredes
alliances encoreplus fortes entreles villes
d’Europe et du monde. Ensemble, nous
pouvons êtreuncontrepoids puissant face

  

 

  
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ARCADIA CONTEMPORAR

Y, PASADENA

JOHN BROSIO.–«Tomorrow»(Demain), 2018

(9)Cf.Roberto Stefan Foa et JonathanWilmot,
«The West hasaresentment epidemic»,Foreign
Policy,Washington,DC, 18 septembre 2019;Thomas
B. Edsall,«Reaching out the voters the left left
behind»,The NewYork Times,13 avril 2017.
(10) David Adler et Ben Ansell,«Housing and
populism»,West European Politics,vol. 43, n° 2,
Abingdon-on-Thames (Royaume-Uni), juin 2019.
(11)Cf.Robert Muggah et Misha Glenny,
«Populism is poison. Plural cities are the antidote»,
Forum économique mondial, Davos,4janvier 2017,
http://www.weforum.org
(12) Cité dans Nicolas Maisetti,«Leretour des
villes dissidentes», rapport pour le ministère de la
transition écologique et solidaire, Paris, octobre 2018.
(13) Nicolas Bosetti,«Londres peut-elle échapper
au Brexit?Laville globale comme acteur autonome
des relations internationales»,Revue internationale
et stratégique,vol. 112, n° 4, Paris, 2018.
(14) Benjamin R. Barber,If Mayors Ruled the
World :Dysfunctional Nations, Rising Cities,Yale
University Press, New Haven, 2014.
(15) Lawrence R. Jacobs,«Minnesota’surban-
rural divide is no lie»,StarTribune,Minneapolis,
26 juillet 2019.
(16) Sur le cas duWisconsin,cf.Katherine J.
Cramer,«For years, I’ve been watching anti-elite
fury build inWisconsin. Then cameTrump»,Vox,
16 novembre 2016, http://www.vox.com
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