Le Monde Diplomatique - 03.2020

(Elle) #1
Dans les plus petites structures, une
part croissante des adhérents sont des
«isolés», seuls syndiqués de leur entre-
prise. C’est le cas pour ceux de la CGT,
notamment, en particulierdans le com-
merce et les services, où des luttes loca-
lisées existent, mais où l’absence de com-
munauté militante rend difficile une
participationàune action longue. La déci-
sion de faire grève devient plus difficile
àprendre lorsqu’elle est strictement indi-
viduelle et qu’elle peut se traduire, au
mieux, par une participation en pointillé.

Cet isolement pourrait être compensé
par le rôle actif d’organisations de proxi-
mité, telles les unions locales. Ces struc-
tures interprofessionnelles se sont affai-
blies;lorsqu’elles demeurent actives,
elles n’ont souvent qu’une vie limitée,
car elles reposent sur l’implication de
quelques retraités.

De nouvelles initiatives voientlej our.
ÀMalakoff, en régionparisienne, l’union
locale CGTacréé un syndicat multi-
entreprises pour organiser les isolés, leur
fournir un cadre de débat et de décision
commun, permettre un développement
de la syndicalisation et donner de l’éner-
gie àces adhérents dispersés. Mais de tels
cas sont encore très rares.

Au cours des dernières années, des
implantations ont été créées dans des sec-
teurs peu habitués aux luttes sociales,
comme celui de l’aideàdomicile, des éta-
blissements d’hébergement pour les per-
sonnes âgéesdépendantes(Ehpad) ou
encore dans la grande distribution.Mais,
dans ces secteurs, les salaires sont très bas,
et la répression est forte. Se mobiliser dans
la durée,àtravers une grève reconductible,
demeure une pratique exceptionnelle.

Simultanément,dans les anciens bas-
tions syndicaux–l’industrie ou les fonc-
tions publiques –, le développementde
la sous-traitanceaconduitàune exter-
nalisation des emplois ouvriers vers de
petites entreprises dépourvues de pré-
sence syndicale. Quant aux entreprises
plus grandes, elles connaissent des réor-
ganisations permanentes qui conduisent
àl’éclatement des collectifs de travail,
avec un fort recoursàdes salariés mis
àdisposition, en intérim ou en contrat
précaire. Ainsi,àEDF,des restructura-
tions ont contribuéàaffaiblir les soli-
darités de corps ou de métier.Etdans
l’industrie automobile,àquoi bon faire
grève si les lignes de production, qui
emploient en permanence entre 30%et
50 %d’intérimaires, voire davantage,
ne s’arrêtent pas?

Surtout,les syndicats n’ont plus la puis-
sance suffisantepour entraver le fonc-
tionnement du cœur du capitalisme fran-
çais, celui des sociétés du CAC 40,
largement internationalisées, et dont le

rapport au territoire national etàses
conflits s’est largement distendu. Renault
adélocalisé ses lignes de production en
Espagne, enTurquie, en Slovénie ou au
Maroc:les grèvesenFrance affectent de
moins en moins ses produits-phares. De
même, en cas d’arrêt de la production
sidérurgique en France, M.Lakshmi Mit-
tal s’empresserait de redistribuer ses com-
mandes au sein des autres usines–en
Europe ou au-delà–dugigantesque
groupe ArcelorMittal.

Une implantation solide demeure dans
les transports. D’ailleurs,legouvernement
aeul’habileté de céder très vite sur les
revendications des navigants–qui, àAir
France, en 2018, ont montré leur capacité
àmener une grève longue. Au passage, les
déplacements des élites auront été moins
affectés par les grèves que ceux des classes
moyennes et populaires...

Mais les freinsàl’action
longue résultent aussi de facteurs
plus généraux. Les formes d’in-
dividualisation et d’évaluation du
travail, la gestion par le stress et
la dégradation des conditions de
travail conduisent un grand nom-
bre de salariésàredouter les
effets de la grève, celle-ci impli-
quant de laisser des tâches s’ac-
cumuler ou d’aggraver les
contraintes pesant déjà sur les
collègues. Cette pression s’exerce
encore plus fortement sur ceux
qui produisent des services pour
autrui (éducation, santé, aideàla
personne) (3). De plus, en
contraignant une partie des cadres
àprendre en charge le travail des
grévistes–commeàlaRATPou
àlaSNCF, où certains ontappris
àconduire des trains –, ou en
ayant recoursàdes intérimaires,
les directions utilisent des procé-
dés classiques de contournement
qui nient le droit de grève et ostra-
cisent ceux qui s’en saisissent.

Enfin, la faiblesse des«restes
àvivre»dans la comptabilité des
ménagesaété mise au jour avec
les «gilets jaunes». Elle affecte
une grande partie des travailleurs,
ycompris ceux qui ne sont pas au
bas de l’échelle.L’endettement
et le surendettement des familles
sont devenus des réalitéscommunes dans
le monde du travail:selon la Banque de
France,en2018, si 25,7%des surendettés
étaient des chômeurs, 28,6%étaient des
actifs en contratàdurée indéterminée
(CDI) (4).L’absence ou la faiblesse des
collectifs syndicaux sur les lieux de travail
ne permet pas de surmonter ces obstacles.

De plus, le lieu où l’on vit coïncide
de moins en moins avec celui où l’on
travaille. Cela contribueàaffaiblir des
solidaritésterritoriales (de la part des
municipalités, des agriculteurs, des
commerçants...) qui continuentàexister
lors de conflits localisés contre des fer-
metures d’entreprise. Le succès des
caisses de grève en ligne renoue avec
une longue tradition de soutien aux gré-
vistes, les réseaux sociaux remplaçant
les solidarités collectives construites
dans la proximité (5).

DÉCLARÉen état demort clinique
après la mobilisation des«gilets jaunes»,
le mouvement syndicalaretrouvé quelques
forces dans la lutte pour la défense des
retraites.Toutefois, faceàungouvernement
qui accélère le cours des réformes néo-
libérales, le rapport de forces nécessaire
pour le faire reculer doit être portéàun
niveau très haut–et peut-être même hors
de portée dans les conditions actuelles. La
grève générale reste présente dans bien des
représentations militantes, mais elle semble
inaccessible, alors que bloquer l’activité
économique demeure le moyen le plus
décisif de peser sur le patronat, et donc sur
le gouvernement.


Au cours des vingt-cinq dernières
années–en1995, en 2003, puis en 2010 –,
de grandes mobilisations, scandées par
une succession d’impressionnantes mani-
festations, ont eu lieu pour la sauvegarde
des retraites. En novembre et décem-
bre 1995, la participation aux cortèges
était corréléeàunimportant mouvement
de grève dans de nombreuses entreprises
et administrations:laSociété nationale
des chemins de fer français (SNCF), la
Régie autonome des transports parisiens
(RATP), Électricité de France (EDF), La
Poste, France Télécom, Air France et Air
Inter (dans une moindre mesure), les


*Respectivement professeure de sociologieàl’uni-
versité LumièreLyon-II, membre du laboratoire
Triangle, et chercheur associéàl’Institut de recherches
économiquesetsociales(IRES)et au Centre d’histoire
socialedes mondes contemporains.


impôts, la fonction publique territoriale...
Le secteur privé n’était pas absent, avec
quelques journées d’arrêt de travail dans
l’automobile (Renault, Peugeot, Ford) et
dans l’électronique (Alcatel, Thomson),
mais de façon beaucoup plus limitée.

En 2003, le mouvement s’était étendu
sur cinq mois, avec neuf journées natio-
nales interprofessionnelles, quatre mani-
festations rassemblant près de deux mil-
lions de personnes et une grève de
presque six semaines dans l’éducation
nationale. Dans ce secteur,lerejet du
mouvement de décentralisation des per-
sonnelsadministratifs, techniques,
ouvriers, sociaux et de santé (Atoss)
s’ajoutaitàceluid’une réformedes
retraites qui alignait en partie le régime
des fonctionnaires sur le privé.

L’ampleur des manifestations sur l’en-
sembleduterritoire,ycompris dans de
petites localités, constitue le trait mar-
quant de cette période. Cependant, on
commenceàvoir des salariés quiypar-
ticipent en posant des heures ou des jours
de réduction du temps de travail (RTT),
et donc en évitant la grève. Le gouver-
nement avait alors pris la précaution de
laisseràl’écart la question des régimes
spéciaux afin de ne pas bloquer le pays.

ILFERAde même en 2010. Cette année-
là, le mouvement s’étale sur six mois,
avec quatorze manifestations,mais un
fond gréviste extrêmement réduit, sauf à
Marseille, dans les cantines. Une grève
reconductible d’ampleur limitée se
dérouleàlaSNCF.Après quelques
semaines, la Confédération générale du
travail (CGT) et Force ouvrière (FO) se
tournent vers les raffineries dans l’espoir
que quelques équipes mobilisées bloquent
l’approvisionnement en essence, comme
lors d’un épisode important de 1968. Les
acte urs syndicaux voient alors les limites
de leur stratégie.Àelle seule, la puissance
des manifestations ne vaut pas manifes-
tation de la puissance.


Depuis 2003, la question de la construc-
tion de grèves reconductibles et de la
convergence des luttes est présente dans
les débats militants. D’autant que le gou-
vernementamultiplié les mesures contre
les blocages menés par de petits groupes :
retrait immédiat de permis de conduire
par la police pour les chauffeurs routiers
–lesquels avaient été actifs en 1995 –
lorsqu’ils cherchentàbloquer la circula-
tion;recoursàlaréquisitiondansles raf-
fineries et, depuis 2010, constitution préa-
lable de stocks. Cette politique de
containments’est étendue au droit de
manifester,avec des pressionsconsidéra-
bles lors du mouvement contre la loi tra-
vail en 2016, et surtout la répression des
«gilets jaunes»etdes manifestationsde
cet hiver.Une stratégie de la tensionaété
adoptée dans le maintien de l’ordre, par
l’utilisation disproportionnée de grenades
et de gaz lacrymogènes surpuissants et
par le«nassage»des manifestants.


Dans ce contexte, les directions syn-
dicales ont poussé leurs équipes mili-
tantesàconstruiredes mouvements de
grève reconductiblesdans divers sec-
teurs, sans parveniràyentraîner de
façon décisive les salariés du privé.


La faiblesse des implantations syndi-
cales en est la première cause:eneffet,
quand l’enjeu est la mobilisation, et non
plus la seule participation aux orga-
nismes officiels de l’entreprise,la capa-
cité d’action passe d’abord par la pré-
sence de syndiqués au sein du salariat, et
par l’existence de collectifs, lieux de dis-
cussion et d’émulation. Si 37,6%des éta-
blissements du secteur privé disposaient
d’au moins un délégué syndical en 2005,
ce chiffre était passéà30,6 %en2017 (1).
Même là où la couverture syndicale est
assurée, il s’agit le plus souvent de petits
collectifs aptesàmener la négociation
annuelle obligatoire, mais rarement à
même d’aller au-delà de l’information
des salariés.

Les adhérents se trouvent très majori-
tairement dans de grands établissements,
et ceux qui s’investissent sont très vite
aspirés par l’activité de représentation
dans les instances. Selon une étude de la
direction de l’animation de la recherche,
des études et des statistiques (Dares)
consacrée aux11 %desalariés syndiqués
en France, moins d’un tiers d’entre eux
participent régulièrement aux activitésde
leur organisation (2). Le plus souvent, les
équipes militantes se résument au noyau
dur des élus et des mandatés, avec très
peu de temps disponible pour mener un
travail de sensibilisation et de discussion
avec les autres salariés.

Cette situation s’est encore aggravée
avec les ordonnances Macron de 2017,
qui ont supprimé les anciens comités
d’entreprise, les délégués du personnel et
les comités d’hygiène,desécurité et des
conditions de travail (CHSCT) pour les
fondre dans une instance unique, les
comités sociaux et économiques (CSE).
Les équipes militantes ont été accaparées
par de longues négociations pour en défi-
nir le périmètre et le fonctionnement;
elles en sont sorties exsangues. D’autant
que ces ordonnances ont entraîné une
diminution du nombre des élus et du
temps de représentation des travailleurs
(jusqu’à30%ou40%demoins dans la
plupart des entreprises).

18


LAMOBILISATION POUR LES RETRAITESENQUÊTE D’EFFICACITÉ


La grève, malgrétousles obstacles

MARS 2020 –LEMONDEdiplomatique


PARSOPHIEBÉROUD
ETJEAN-MARIEPERNOT*

Lagrèvegénéraleinterprofessionnelleest-elleencorepos-
sibleaujourd’hui?Certes ,lem ouvementcontrelar éforme

desretraitesdel’hiver2019-2020frappeparsonampleur,
par la durée de la cessation du travail àlaS NCF etàla

RATP ,etp ar la forteapprobation de l’opinion publique.
Mais ilaaussi rencontré d’importantes limites,faute

d’avoirpuentraînerdelargescouchesdesalariésduprivé.

ALEX DUNN.–«Windowand BakedBeans»(Fenêtreetharicots cuits), 2010

©ALEX DUNN

-BRIDGEMAN IMAGES

Trop de syndiqués isolés


Une communauté protestataire


(1) Enquêtes Reponse, années 1999à2017, direction
de l'animation de la recherche, des études et des statis-
tiques (Dares).
(2) Maria-Teresa Pignoni,«Del’adhérent au respon-
sable syndical. Quellesévolutions dans l’engagement
des salariés syndiqués?»,Dares Analyses,no15,
Paris, mars 2017.
(3)Cf.Danièle Linhart,LaComédiehumainedu
travail. De la déshumanisation taylorienneàla
surhumanisationmanagériale,Érès,Toulouse, 2015.
(4) «Lesurendettement des ménages», rapport
annuel, Banque de France, Paris, janvier 2019.
(5) Lire XavierVigna,«Tenir une grève longue»,
LeMondediplomatique,février2020.Cf.aussi Nicolas
Delalande,LaLutteetl’Entraide.L’âgedessolidarités
ouvrières,Seuil, coll.«L’univers historique», Paris,
2019.
(6)Cf.XavierVigna,«Lagrève générale introu-
vable. France, 1968-1995», dans Anne Morelli et
Daniel Zamora (sous la dir.de),Grèvegénérale,rêve
général. Espoir de transformation sociale,L’Har-
mattan, coll.«Logiques sociales», Paris, 2016.

MALGRÉ–ouàcause de–ces han-
dicaps, le mouvement social de cet hiver
fait preuve d’une vitalité exceptionnelle
et d’une capacitéàélargir le répertoire
d’action traditionnel.L’animation des cor-
tèges, les flashmobs,les «marées de
meufs», les démonstrationsartistiques,
les banderoles ou affiches individuelles
témoignent d’une créativitéimpression-
nante, même si le phénomène n’est pas
entièrement nouveau:les charivaris et
les carnavals d’autrefois s’accompa-
gnaient fréquemment de mises en scène
grotesques du pouvoir des dominants.

On le voit depuis1995 :les syndicats
ne sont pas des armées en campagne qui
déplacent des troupesàvolonté, et les
mobilisations montrent une grande part
d’autonomie par rapportàleurs mots d’or-
dre. Le mouvement de l’hiver 2019-
renforce encore le trait. Des communautés
semblent s’être constituées, commepar
capillarité;par exemple, les collèges et les
lycées d’un même territoire, ou encore ces
collectifs féministes qui ont donné tant de
couleurs aux cortèges. Souvent, ce sont
des syndicalistes qui ont impulsé ces
formes d’auto-organisation locales, mais
on ne peutpas ramenerlacontestation à
une lutte syndicale classique. Le mouve-
ment des«gilets jaunes»avait montré la
voie de modes d’action affranchis de toute
forme de représentation;lemouvement
de l’hiver suivantarevêtu lui aussi la
forme d’une mobilisation autant citoyenne
que syndicale.

Ces mises en mouvement n’ont certes
pas débouché sur une grève générale, lar-
gement mythique (6), mais elles ont
contribué au façonnement d’une commu-
nauté protestataire,par-delà les diffé-
rences statutaires et les inégalitésqui
structurent le monde salarial:médecins

hospitaliers et avocats ont fait cortège
avec les égoutiers, les employés munici-
paux et bien d’autres, la convergence
étant assurée par le rejet fédérateur du
président de la République.

Àcetitre, les manifestations se sont
révélées autant politiques et idéologiques
que syndicales. Pour autant, on est loin
d’un processus de politisation de larges
fractions de la populationtel qu’ils’était
produit en 2005 autour du référendum sur
le projet de traité constitutionnel euro-
péen, lorsque des militantsassociatifs,
syndicaux et politiques avaient réussi à
percer le mur des médias et du pouvoir.
Le sujet des retraites n’est pas moins poli-
tique, et, pris séparément, les syndicats
ne manquaient pas de propositions alter-
natives. Mais ils n’ont pas réussiàles
rendre audibles,àimprimer leurs idées
dans l’espace public. Et la question de la
pression effective sur le pouvoir ou sur
l’économie reste posée.
Free download pdf