Le Monde Diplomatique - 03.2020

(Elle) #1

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LEMONDEdiplomatique–MARS 2020


TECHNOLOGIES DE DEMAIN, ÉNERGIE D’HIER


Le numérique carbureaucharbon

Amazonacrééleserviced’informatique
en nuageAWSOil and Gas Solutions,
financé des conférences de l’industrie
pétrolièreetrecrutédenombreuxexperts
en intelligence artificielle spécialisés
dans les applications au secteur de
l’énergie.Googleades oncôtésignédes
accords avecTotal, AnadarkoetN ine
Energy Service, tout en lançant sa divi-
sion Oil, Gas and Energy au sein de
Google Cloud. QuantàMicrosoft, il a
conclu des partenariats non seulement
avecChevron,maiségalementavecBP,
Equinor et Exxon.

Ces alliances sont dues aux perspec-
tivesouvertesparlesdonnéesdemasse
(bigdata)etparl’intelligenceartificielle.
L’industrie pétrolière compte sur ces
technologies pour localiser plus préci-
sémentles réserves et réduire ses coûts
grâce àl’automatisation. Les géantsdu
numériqueyvoientdeleurcôtéunmar-
ché juteux pour leurs services de
stockage et de traitement de données,
maisaussipourleurssolutionsd’appren-
tissageautomatique(machine learning).
Seuleombreautableau:cespartenariats
fonttachealorsquelesservicesdecom-
municationrabâchentl’engagementsans
faille de la SiliconValley en faveur des
énergiesrenouvelables.Somméparcer-
tains de ses salariés de renonceràtoute
collaborationavecl’industriepétrolière,
le fondateur d’Amazon,M.J effBezos,
expliquait en septembre 2019 qu’il
ambitionnait d’apporteràl’industrie
pétrolière les«meilleurs outils possi-
bles »poureffectuersa«transition »(3).
Stopperlad épendanceauxcombustibles
fossilesenaidantlesprincipauxfournis-
seurs àrendre leurs affairesplus profi-
tables :ilf allaiteffectivementysonger.



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*LisezLe Monde

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*

PARSÉBASTIEN BROCA*


Partenariats des géants de la SiliconValleyavecl’industrie

pétrolière, consommation massive d’énergie et deres-
sources:contrairementàcequ’onalongtemps affirmé,

l’économienumériquen’est ni«immatérielle»ni«verte».
Elle produit des dommages écologiques importants,dont

les conséquences sont très inégalement répartiesàla
surface du globe.

C’ESTl’histoire d’un ingénieur de
Microsoftque sonemployeurenvoie à
Atyraou, sur le plus grand site pétrolier
du Kazakhstan, exploité par Chevron en
partenariatavecl’Étatkazakh.Là,ilpar-
ticipeàuns éminairesurlamanièredont
l’intelligenceartificielleetl’informatique
en nuage(cloud computing)(1) peuvent
rendrel’industriepétrolièreplusefficace.
Devantdescadresdirigeant squinecom-
prennentpasgrand-choseaujargondont
il les abreuve, il joue, en se forçant un
peu, la partition que Microsoft lui a
demandé d’interpréter.Les enjeux sont
importants. En 2017, Chevronasigné
avecl’entreprisefondéeparM.BillGates
unpartenariatdeseptans,afind’enfaire
son fournisseur de servicesàdistance.
Depuis cettedate,Microsoft stocke et
analyse les téraoctets de données que
recrachentchaquejourlespuitsdepétrole
couvertsdecapteurs.ÀAtyraou,lesémi-
naireprendtoutefoisuntourunpeuinat-
tendu. Les cadres de Chevron question-
nent l’ingénieur sur la possibilité
d’installer des outils de surveillance
sophistiqués,quipermettraientdedétecter
algorithmiquement les comportements
suspectsparmilestravailleursdusiteou
d’analyser leurs courriers électroniques
personnels!ÀsonretourauxÉtats-Unis,
ilales entimentd’avoirvécuune«expé-
riencesurréaliste»,où«toutes les per-
sonnes présentes discutaient,l’air de rien,
de la mise en place d’un dispositif panop-
tique de surveillance au travail».Il
décide alors de raconter son séjour dans
un long article (2).


Depuis quelques années, les rappro-
chementsentrelesprincipauxacteursdu
capitalisme numérique et les grandes
compagnies pétrolières se multiplient.


parunedivisionentrecentresetpériphéries.
LabaiedeSanFranciscoenestlecœur,et
sa prospérité découle largement des rela-
tions asymétriques qu’elle entretient avec
desespacesdominés,desminesdecoltan
africaines aux usines d’assemblage asia-
tiquesenpassantparlesdépotoirsélectro-
niquesghanéens.Danscesystème,lespro-
cessus industriels engendrent des coûts
écologiquesinégalementrépartis.Ainsiles
injusticesenvironnementalesprennent-elles
laformed’unéchangeécologiquementiné-
gal, déclinaison de l’«échange inégal»
théorisé notamment par l’économiste
marxiste Arghiri Emmanuel dans les
années 1960:derrière l’apparente équité
del’échangemonétaire,l’économie-monde
capitalistereposesurdestransfertsasymé-
triquesderessourcesnaturellesentrecen-
tres et périphéries (14). Quand une entre-
priseduNordachètepour1000dollarsde
matièrespremièresetlorsqu’uneentreprise
duSudpaye1000dollarsdedroitsdepro-
priétéintellectuelle,lesvaleursmonétaires
sont identiques, mais les impacts sur la
naturenelesontpas,carlescentresexter-
nalisent les conséquences environnemen-
tales de leur développement.

*Maîtredeconférencesensciencesdel’information
etdelacommunication.Auteurd’Utopie du logiciel
libre. Du bricolage informatiqueàlaréinvention
sociale,Le Passager clandestin, Paris, 2018.


(1)Stockageettraitementdesdonnéesd’unclient
sur les serveurs distantsd’un prestataire spécialisé.
(2)ZeroCool,«Oilisthenewdata»,Logic,n°9,
San Francisco,7décembre 2019.
(3) Cité par David McCabe et KarenWeise,
«Amazonaccelerateseffortstofightclimatechange»,
The NewYork Times,19 septembre 2019.
(4) MarkP. Mills, «The cloud begins with coal»,
Digital Power Group, NewYork -Washington, DC,
août 2013.
(5)ChristopheBonneuiletJean-BaptisteFressoz,
L’Événement anthropocène,Seuil, coll.«Anthro-
pocène», Paris, 2013.
(6) «Coal 2019.Analysis and forecasts to 2024»,
IEA, Paris, 2019, http://www.iea.org/reports
(7)ChristopherJ.Rhodes,«Endangeredelements,
critical raw materials and conflict minerals»,
Science Progress,vol. 102, n° 4, Thousand Oaks
(Californie), 2019.
(8)GuillaumePitron,La Guerredes métaux rares.
La face cachée de la transition énergétiqueet
numérique,Les Liens qui libèrent, Paris, 2018.
(9)FrédéricBordage(sousladir.de),«Empreinte
environnementaledunumériquemondial»,GreenIT.fr,
octobre 2019;Maxime Efoui-Hess (sous la dir.de),
«Climat:l’insoutenableusagedelavidéoenligne»,

TheShiftProject,Paris,juillet2019,https://theshift-
proj ect.org
(10) Naomi Xu Elegant,«The Internet cloud has
adirty secret»,Fortune,New York, 18 septem-
bre 2019.
(11) Cité dans Karen Hao,«Trainingasingle AI
model can emit as much carbon as five cars in their
lifetimes»,MITTechnology Review,Cambridge
(Massachusetts),6juin 2019.
(12) Emma Strubell, Ananya Ganesh et Andrew
McCallum,«Energy and policy considerations for
deeplearninginNLP»,57esrencontresdel’Association
forComputationalLinguistics,Florence,juillet2019.
(13)KateCrawfordetVladanJoler,«Anatomyof
an AI System», AI Now Institute&Share Lab,
université de NewYork, 7septembre 2018.
(14)Alf Hornborg,Nature, Society,and Justice in
the Anthropocene:Unraveling the Money-Energy-
Technology Complex,CambridgeUniversityPress,2019.
(15)GuillaumePitron,La Guerredes métaux rares,
op. cit.
(16) Annie Kelly,«Apple and Google named in
US lawsuit over Congolese child cobalt mining
deaths»,The Guardian,Londres,16décembre2019.
(17)GuillaumePitron,La Guerredes métaux rares,
op. cit.

seulement 12 %. Il bénéficie notamment
del’électricitébonmarchéproduitegrâce
au charbon des Appalaches, extrait en
écrêtantàl’explosiflesommetdesmon-
tagnes avoisinantes... En Chine, c’est
73%del ’énergieconsomméeparlesdata
centersqui provient toujours du char-
bon (10). Ces chiffres peuvent inquiéter
lorsqu’onsaitl’explosionprévisibledela
quantité de données dans les années à
venir,conséquence de la prolifération
attendue des objets connectés.

Plusfondamentalement,lestechnologies
surlesquellesreposelecapitalismenumé-
riqueontétéconçuessanstenircomptede
l’impératifécologique. Le champ de l’in-
telligenceartificielle en offre un exemple
édifiant. Une étude de l’université
d’Amherst(Massachusetts)amontréqu’un
projet standard d’apprentissage automa-
tiqueémetaujourd’hui,pendantl’ensemble
de son cycle de développement,environ
284tonnesd’équivalentCO 2 ,soitcinqfois
les émissions d’une voiture de sa fabrica-
tionjusqu’àlacasse(11).Commelerelève
lechercheurCarlosGómez-Rodríguez,«la
majorité desrecherches récentes en intel-
ligence artificielle négligent l’efficacité
énergétique, parce qu’on s’est aperçu que
de très grands réseaux de neurones[plus
énergivores]sont utiles pour accomplir une
diversité de tâches, et que les entreprises
et les institutions qui ont accèsàd’abon-
dantesressources informatiquesentirent
un avantage concurrentiel(12)».A utre-
mentdit,lesgéantsdelatechnologien’ont
guère intérêt àmettre au point des
méthodes plus sobres.

Ilsn’ontpasdavantageintérêtàceq ue
leurs utilisateurs adoptent des comporte-
mentsécologiques.Leurprospéritéfuture
nécessitequechacuns’habitueàallumer
la lumière en parlantàune enceinte
connectée, plutôt qu’en appuyant sur un
bête interrupteur.Orlecoût écologique
decesdeuxopérationsestloind’êtreéqui-
valent.Lapremièrenécessiteunappareil
électroniquesophistiquémunid’unassis-
tant vocal dont le développementa
consomméénormémentdematièrespre-
mières,d’énergieetdetravail(13).Prôner
simultanémentl’«Internetdesobjets»et
la lutte contre la crise climatique est un
non-sens:l’augmentation du nombre
d’objets connectés accélère tout simple-
ment la destruction de l’environnement.
Et les réseaux 5G devraient doubler ou
tripler la consommationénergétique des
opérateursde téléphoniemobiledans les
cinq prochaines années.

Considéré sous l’angle écologique, le
capitalismenumériqueneseréduitniaux
mastodontes de la SiliconValley ni au
milieudesstart-up.Ilconstitueplutôtune
«économie-monde», au sens que l’histo-
rienFernandBraudeldonnaitàcet erme:
un ensemble cohérent d’acteurs écono-
miques dont les relations sont structurées

SIL’EXTRACTIONdu pétrole et celle
des données constituent les deux faces
d’unemêmepièce,c’estenréalitétoute
l’oppositionentrelecapitalismethermo-
industriel né au XIXesiècle et un
capitalisme numérique prétendument
«immatériel»,«postindustriel»ou
«vert»qu’il faut remettre en question.
«L’informatique en nuage commence
avec le charbon »,affirmaiten2013un
rapport du consultant MarkP. Mills,
financé par... l’industrie minière (4).
Nossociétés numériques poursuivent
en effet une trajectoire historique enta-
méeil yadeuxsièclesauRoyaume-Uni
avec l’exploitationàgrande échelle du
charbon.Depuis,laconsommationmon-
diale de ce combustible n’a cessé
d’augmenter,malgrél’additionprogres-
sive d’autres sourcesd’énergie pri-
maire :gaz naturel, pétrole, nucléaire,
solaire, etc. (5). Selon l’Agence inter-
nationale de l’énergie, l’utilisation du
charbon, tirée par la Chine, l’Inde et
l’AsieduSud-Est,nedevraitpasdécli-
ner ces prochaines années (6).


Demanièregénérale,laconsommation
énergétique mondiale croît toujours
(+ 2,3 %en2 018), et elle découle encore
àplusde80%desénergiesfossiles(7).La
quantitéd’énergienécessairepourproduire
del’énergiecroîtégalement,àmesureque
sontexploitésdesgisementsdep lusfaible
qualité ou des hydrocarbures dits«non
conventionnels», comme les sables bitu-
mineux.Ainsi,cequelesspécialistesappel-
lent le «taux de retour énergétique»ne
cessededécliner.Alorsque,«ilyaunsiè-


cle, il fallait en moyenne un baril de pétrole
pour en extraire cent, aujourd’hui, le même
baril n’en produit, dans certaines zones de
forage, que trente-cinq(8)».

Certes, l’économie numérique n’est
pas seule en cause, mais elle participe
grandementaumaintiendecettetrajec-
toire funeste. Selon deux rapports
récents, elle représente plus de4%de
la consommation d’énergie primaire au
niveau mondial, et cette consommation
augmente de9%par an, àmesure que
lespaysémergentss’équipentetqueles
usagessediversifient(9).C’estlafabri-
cation des terminaux et des infrastruc-
tures de réseaux qui pèse le plus lourd
dans ce bilan, suivie parlac onsomma-
tion des équipements, du réseau et des
fermes de serveurs(data centers).La
construction d’un ordinateur portable
émet ainsi environ 330 kilogrammes
d’équivalent CO 2 ,tout en nécessitant
énormément d’eau et de matières pre-
mières, notamment des métaux comme
lepalladium,lecobaltoulesterresrares.
Le fonctionnement desdata centers
génèreàlui seul 19%del ’empreinte
énergétique totale du numérique.

Le simple visionnage en ligne de
vidéos, qui sont stockées au sein de ces
gigantesques infrastructures matérielles,
aurait engendré en 2018autant de gaz à
effet de serre qu’un pays comme l’Es-
pagne.Eneffet,siAppleetGooglesetar-
guent d’opérer avec 100%d’énergies
renouvelables, c’est loin d’être le cas du
principal acteur de l’informatique en
nuage, Amazon. Selon un rapport de
Greenpeace,son gigantesque centre de
traitementenVirginie,oùtransiteenviron
70%dut raficInternetmondial,enintègre

PATRICE CARTIER.–Couverturedulivre «Les Merveilles du charbon », Nathan, 1930

Ravages de l’«Internet des objets»


Lecapitalismenumériqueillustrepar-
faitement cette logique. La fabrication
desordinateursetdestéléphonesporta-
blesabsorbeàelleseule23%delapro-
duction mondiale de cobalt et 19%des
métauxrares(15).Orlecobaltprovient
majoritairementdelaRépubliquedémo-
cratique du Congo, où il est souvent
extraitpardesenfantsdansdeszonesde
conflit, au mépris des droits humains et
de l’environnement (16). Quant aux
terres rares, la Chine domine leur pro-
ductionmondiale,maisauprixdepluies
acides et d’une contamination aux
métauxlourdsdesesterresarablesetde
sesréservesene au.LejournalisteGuil-
laume Pitron résume la situation :«Les
Chinois et les Occidentaux se sont tout
bonnement réparti les tâches de la future
transitionénergétique et numérique:les
premiers se saliraient les mains pour
produireles composants de lagreen
tech,tandis que les seconds,enles leur
achetant, pourraient se targuer de
bonnes pratiques écologiques(17).»Le
fonctionnement de l’économie-monde
numérique n’abolit pas les limites éco-
logiques:ill es déplace.

PHOTO ©GUSMAN

-BRIDGEMAN IMAGES
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