Unchiffreaétéélevéaurangde
symboleauMexique.Quarante-
trois :len ombred’étudiants
assassinésàAyotzinapaen2014.
Ilrésumel’insécurité,l’impunité
et la collusion des pouvoirsqui
accablent les Mexicains depuis
des décennies. Élu en 2018, le
présidentAndrésManuelLópez
Obradoravaitpromisdefairela
lumièresurcetteaffaire.Lepays
attend toujours.
PARBENJAMIN
FERNANDEZ*
de viol impliquant les forces armées sont
si nombreux qu’une enquêteaété ouverte
àl’encontre de M. Piñera pour crimes
contre l’humanité. Et le calme des rues
brésiliennes s’explique peut-être moins
par l’enthousiasme du pays pour la cure
d’austérité que lui impose le président
Jair Bolsonaro que par la décision du
gouvernement de garantir l’immunité aux
militaires qui ouvriraient le feu contre
d’éventuels manifestants (7).
Comment expliquer une débâcle aussi
rapide?Pour M. Piñera, l’affaire est enten-
due :«Une main étrangèreest àlamanœu-
vre»(26 décembre 2019). Inutile de pré-
ciser laquelle:sielle devait brandir un
verre, il contiendrait de la vodka. En jan-
vier 2020, le département d’État américain
sembleétayer l’analyse. Il publiedes docu-
ments suggérantque des agents russes
s’emploientàdéstabiliser la région, notam-
ment viaTwitter.Peu suspect de russophi-
lie,leNewYork Timesconfesse toutefois
ses doutes:«Les analyses fournies(...)ne
prouvent pas que les comptes qui ont ali-
menté les mobilisationssud-américaines
sont liés au gouvernement russe(8).»
Car l’Amérique latine ressemble peut-
être moinsàune marionnette dont les
ficelles remonteraient jusqu’à Moscou
qu’à un bord de mer:une grève d’où la
mer se serait retirée. Au milieu des
années 2000, dans un contexte de forte
croissance chinoise, les gouvernements
progressistes bénéficient d’un déferle-
ment de liquidités. Puissante, la vague
recouvre les antagonismes sociaux, sans
les supprimer.Lamer monte, soulevant
tous les bateaux, certains pour la pre-
mière fois. Quinze ans plus tard, c’est le
reflux. Le tarissement de la demande de
matières premières provoqueune baisse
des eaux, que les politiques austéritaires
de la droite accélèrent encore. Peuàpeu
émergent deux monstres.Nul n’ignorait
leur existence,ycompris lorsque la
gauche gouvernait;mais, en période
d’abondance, ils demeuraient cachés
sous la surface.Leurs noms?«Corrup-
tion»et«inégalités», deux mots qui
reviennent dans la bouche de tous les
manifestants.
Corruption?AuBrésil, le coup d’État
parlementaire orchestré par la droite tra-
ditionnelle pour provoquer le départ de
la présidente Dilma Rousseff, en 2016,
afini par éclabousser l’ensemble de la
classe politique et par faciliter l’élection
de M. Bolsonaro deux ans plus tard. En
dépit de sa promesse d’extirper la pré-
varication de la vie politique de son
pays, le chevalier blanc de l’extrême
droite se voitàson tour inquiété par de
multiples affaires. Au Pérou, M. Kuc-
EN2016, la revue économique
mexicaineExpansiónpousseunsoupir
de soulagement:«Amérique latine:le
pendule rebasculeàdroite (1) ».L’Ar-
gentine vient alors d’élire l’homme d’af-
faires Mauricio Macri;l’industriel Pedro
Kuczynski emménage dans le palais
présidentiel péruvien;et, au Brésil,
M. MichelTemer est parvenuàchasser
du pouvoir le Parti des travailleurs. Bien-
tôt, le camp conservateur s’élargit
encore:en2017, avec le revirement de
l’Équatorien Lenín Moreno,élu sur la
promesse de poursuivre la politique de
gauche de son prédécesseur Rafael Cor-
rea, avant de faire le contraire;et
en 2018, avec l’élection du chef d’en-
treprise chilien Sebastián Piñera.
Pendant un temps, la droitelatino-amé-
ricaine respire l’assurance. Au cours de
la campagne qui porte au pouvoir
M. Macri,unjournaliste l’interroge au
sujet de l’inflation:comment envisage-
t-il de lutter contrecefléauqui chahute
régulièrement l’économie locale?Lecan-
didat lève les yeux au ciel en poussant un
long soupir:detoute évidence, il aurait
préféré une question plus digne de ses
compétences. Il consent finalement à
répondre :«L’inflation, c’est la démons-
tration d’une incapacitéàgouverner.
Sous ma présidence, on n’en entendra
même pas parler(2).»Quatre ans plus
tard, Buenos Aires affiche le plus fort
niveau d’érosion monétaire d’Amérique
latine après leVenezuela (plus de 50 %
en 2019). La pauvreté est en hausse, la
dette hors de contrôle, la croissance en
berne. Lors du scrutin de 2019, M. Macri
doit céder l’écharpe présidentiellesur un
constat d’échec.
LASITUATIONn’est guère plus glo-
rieuse ailleurs. Équateur (3), Chili (4),
Colombie, Bolivie (5):quelques années,
parfois quelques mois, après leur prise
de fonctions, les dirigeants conservateurs
sont confrontésàlaplus forte contesta-
tion de l’histoire récente de l’Amérique
latine, d’autant plus remarquable qu’elle
mobilise de larges fractions des classes
moyennes. Incapable d’éteindre l’incen-
die, le pouvoir se lance dans une suren-
chère répressive que la région n’avait pas
connue depuis la fin des dictatures. En
Colombie, après la manifestation du
21 novembre 2019, le président Iván
Duqueaimposé un couvre-feuàBogotá
et àCali. En Équateur,plus d’une dizaine
de personnes sont mortes sous les coups
des forces de l’ordre entre le3etle
13 octobre 2019 (6). Depuis le renverse-
ment de M. Evo Morales, en novem-
bre 2019, des militaires et des policiers
quadrillent les grandes villes boliviennes.
Au Chili,les cas de mort, de torture et
8
LÂCHAGE DEWASHINGTON,MÉFIANCE
La droite latino-américaine
LES CARTELS ET L’ÉTAT
Au Mexique, où sontles
MARS 2020 –LEMONDEdiplomatique
PARRENAUDLAMBERT
Longtemps,lesconservateurslatino-américainsontcher-
chéleréconfortdanslathéoriedescycles.Aprèsunephase
oùla gaucheavaitdominé,uneautreviendrait,leuroffrant
lapossibilitédedéployerleurprogramme.Maislaréalité
diverge parfois de la théorie.Àpeine revenue au pouvoir
dansplusieurspaysdelar égion,ladroitelibéralesetrouve
menacée par une profonde contestation.
«Gouvernement de luxe»
Échec et mat
(1) Yussel González,«América latina:elpéndulo
regresa aladerecha»,Expansión, Mexico,
1 erseptembre 2016.
(2) «Macri candidato:“La inflación es algo simple
de resolver” »,YouTube, 16 juillet 2016.
(3) Lire Franklin Ramírez Gallegos,«EnÉquateur,
le néolibéralisme par surprise»,Le Monde diploma-
tique,décembre 2018.
(4) Lire Luis Sepúlveda,«Chili, l’oasis asséchée»,
Le Monde diplomatique,décembre 2019.
(5) Lire«EnBolivie, un coup d’État trop facile»,
Le Monde diplomatique,décembre 2019.
(6) «¿Vuelve el protagonismo de los militares en
América latina?»,RT, 19 novembre 2019.
(7) Michael Scott et Andres Schipani,«Brazil
finance minister sticks doggedly to reform path»,
FinancialTimes,11 novembre 2019.
(8) Lara Jakes,«Russia sows online fakes in South
America»,The NewYork Times,21 janvier 2020.
(9)Notammentliés àl’affaire Odebrecht, du nom
d’une société brésilienne de bâtiment et des travaux
publics qui versait des pots-de-vinàdes dirigeants
politiques de tous bords dans toute l’Amérique
latine. Lire AnneVigna,«Les ramifications du
scandaleOdebrecht»,Le Monde diplomatique,
septembre 2017.
(10)«Even it up», Oxfam, Oxford, 2014.
(11) Lire Bernard Cassen,«Dans l’ombre de
Washington»,Le Monde diplomatique,septembre 2000.
zynski–qui avait baptisé son équipe le
«gouvernement de luxe »–adémis-
sionné en 2018, accablé par les scan-
dales (9). Ilaété assignéàrésidence.
Pour les mêmesmotifs, son prédéces-
seur Ollanta Humala (2011-2016) est
passé par la prison, un sort que les deux
précédents présidents péruviens ont fait
en sorte d’éviter–enprenant la fuite
dans le cas d’AlejandroToledo (2001-
2006) et en se suicidant dans celui
d’Alan García (2006-2011).
ticiperàune conférence sur l’Amérique
latine où les gens échangeaientainsi
l’évidence de leurs convictions libérales.
Vo ici, assurément, un développement
dont il faut se réjouir.»
Quelques annéesplus tard, les pro-
messes de Lancaster guident la politique
gouvernementaledans une majorité de
pays. Ancien trader,leministre de l’éco-
nomie brésilien Paulo Guedes entend
INÉGALITÉS?Dans un rapport publié
en 2014, l’organisation non gouverne-
mentale Oxfam constatait que, après
avoir atteint leur niveau le plus élevé
en 2000,«les inégalités ont baissé
entre2002 et 2011»du fait de l’action
de gouvernements «favorisant les
mesures progressistes, comme l’accrois-
sement des dépenses publiques en
matière de santé, d’éducation, de
retraites, de protection sociale, d’emploi
et de défense du salaireminimum ».Et
de conclure :«L’expérience latino-amé-
ricaine montreque l’intervention
publique peut avoir un impact détermi-
nant sur les inégalités »(10).
Au même moment, leFinancialTimes
organise une réception au palais de Lan-
caster,àLondres, pour célébrer un retour-
nement dans l’air du temps:lanaissance
de l’Alliance du Pacifique, qui réunit le
Chili, le Pérou, la Colombie et le
Mexique (gouvernésàdroite) autour
d’un programme évoquant un bréviaire
néolibéral des années 1990.Àlatribune,
le journaliste John Paul Rathbone peine
àcontenir son ravissement :«Alors que
d’aucuns ont enterré le consensus de
Washington(11)dans la région,certains
pays osent dire“stop”(...)et défendre
ànouveau leretrait de l’État. »Ouver-
ture de l’économie, abolition des tarifs
douaniers, intégration des places finan-
cières:les participants exposent leurs
projets comme on récite son catéchisme.
«Entant que journaliste,conclut Rath-
bone,j’ai rarement eu l’occasion de par-
«
OÙSONTles quarante-trois?»La
question,inscrite ici et là sur les murs des
villes mexicaines, tourmente sans répit
un pays que le sous-secrétaire aux droits
de l’homme, M. Alejandro Encinas
Rodríguez, adécrit comme une
«immense fosse commune clandes-
tine(1)».L ’interrogation porte sur la dis-
parition de quarante-trois élèves de
l’école normale rurale connue sous le
nom d’Ayotzinapa, ainsi que sur l’assas-
sinat de six personnesdans la ville
d’Iguala (État de Guerrero), le 26 sep-
tembre 2014. Et elle en implique une
autre:qui est responsable?Tous les
enquêteurs indépendants aboutissentàla
même réponse–l’État mexicain–etsou-
lignent l’implication des forces fédérales
dans les événements. De sorte que, dans
l’esprit des Mexicains,lechiffre«43»
est devenu le symbole de l’impunité et
des dysfonctionnements de la justice
de leur pays.
Retour sur les faits. Depuis longtemps,
les étudiants de ce type d’école pratiquent
la «réquisition»debus privés pour se
déplacer.Latechnique est courante, et
fait même l’objet de négociations avec
les compagnies de bus. Cette nuit-là, les
étudiants réquisitionnent donc plusieurs
véhicules pour se rendre dans la ville
d’Iguala et récolter de l’argent afin d’as-
sisteràune commémoration du massacre
d’étudiantsàTlatelolco en 1968–une
tradition de cette école qui forme les ins-
tituteurs des zones rurales de la région,
l’une des plus pauvres du Mexique.
L’enquête officielle conclut rapidement
que le maire d’Iguala, M. José Luis
AbarcaVelázquez, un caïd local notoire-
ment liéaucrimeorganisé,aordonné à
la police municipale d ́intercepter les étu-
diants de peur qu’ils ne perturbent un évé-
nement politique organisé par son épouse.
La police les aurait ensuite remisàun
groupe de trafiquants de drogue local, les
Guerreros Unidos, qui les auraient tués
avant de brûler leurs corps dans une
décharge de la petite ville voisine de
Cocula. Ce récit s’appuie sur les aveux
de membres présumés du groupe criminel
arrêtés et sur une trace d’ADN de l’un
des étudiants, Alexander MoraVenancio,
extraite d’un fragment d’os retrouvé dans
un sac en plastique près de la décharge.
Le 27 janvier 2015, M. Jésus Murillo
Karam,qui étaitprocureur général de la
Républiqueàl’époque des faits, qualifie
cette version de«vérité historique»,
avant de clore l’enquête.
CEPENDANT,grâce aux efforts inlassa-
bles des parents des étudiants, d’orga-
nismes internationaux, de militantsetde
journalistes, la«vérité historique»perd
peu àpeu son statut d’évidence.L’Orga-
nisation des Nations unies (ONU) juge
cette version«intenable »et démontre
que les témoignages sur lesquels se base
l’enquête du ministère public général
(Procuraduría General de la República,
PGR), de la policefédérale et du secré-
tariatàlamarine (Semar) ont été obtenus
sous la torture (2).
L’Équipe argentine d’anthropologie
médico-légale (EAAF), invitée par les
familles, prouve la présence sur les lieux
non seulement de la police municipale,
mais aussi de cinq patrouilles de la police
fédérale, de véhicules de la police de
l’État de Guerrero ainsi que de deux
patrouilles militaires du 27ebataillon d’in-
fanterie, établiàIguala. En outre, les
anthropologues rejettent l’idée que les
quarante-trois corps auraient été brûlés
dans la décharge de Cocula et disent ne
pas pouvoir vérifier quiamanipulé le
fragment osseux censé appartenir à
MoraVenancio.
Le Groupe interdisciplinaired’experts
indépendants (GIEI),qui enquête entre
mars 2015 et avril 2016àlademande de
la Commission interaméricaine des droits
de l’homme (CIDH), révèle une visite non
enregistrée dans le dossier du chef de
l’Agence des enquêtes criminelles (AIC),
M. Tomás Zerón,àladécharge, le 28 octo-
bre 2014–plus d’un mois après les faits –,
la veille de l’apparition des restes osseux.
Dans son rapportfinal (3), le GIEI rap-
porte l’existenceàIguala d’un centre
d’opérations stratégiquesàtravers lequel
la police, l’armée et le personnel judiciaire
de la PGR surveillaient les étudiants
d’Ayotzinapa bien avant les meurtres.
Àlafin de leur mandat (non renouvelé
par le gouvernement mexicain), les
experts de la CIDH identifient dix-sept
pistes ignorées par la PGR. Leur rapport
montre qu’en 2016, soit deux ans après
les faits, l’arméeadétruit vingt-cinq fusils
appartenantàlapolice municipale
d’Iguala, dont des armes utilisées lors des
attaques contre les élèves de l’école nor-
male. De même, ilafallu trois ansàla
PGR pour se rendre au 27ebataillonétabli
àIgual aetrécupérerlesfichiersoriginaux
de la vidéosurveillance pour la nuit des
événements.L’arméeaalors annoncé que
le disque dur qui les contenait était défec-
tueux et avait été remplacé. Il aura aussi
fallu patienter quatre ans pour qu’on
demandeàlapolice municipale ses regis-
tres d’opérations et les listes du personnel,
des patrouilles et des armes utilisées pour
les 26 et 27 septembre 2014. Quelque
temps plus tard, les Mexicains appre-
naient que le gouvernement avait placé
les experts internationauxsous surveil-
lance au moyen du logiciel espion Pega-
sus (4), de fabrication israélienne.
POURsavoircequi est arrivé aux qua-
rante-trois étudiants d’Ayotzinapa dans la
nuitdu26au27septembre 2014àIguala,
soutient MmeÀngela María Buitrago,
membre du GIEI, il faut enquêter sur les
fonctionnaires du gouvernementdel’an-
cien présidentEnriquePeña Nieto. Selon
elle, ils ont organisé«ladissimulation, la
destruction ou la modification de preuves
fondamentales dans l’enquête ».Et de
conclure :«Ilest essentiel de savoir qui
ils protégeaient et pourquoi »(5).
(1)La Jornada,Mexico,4février 2019.
(2) «Doble injusticia. Informe sobre violaciones
de derechos humanos en la investigación del caso
Ayotzinapa», Bureau du haut-commissaire des Nations
unies pour les droits humains, Mexico, mars 2018.
(3) «InformeAyotzinapa II.Avancesynuevas
conclusiones sobre la investigación, búsqueda y
atenciónalavíctimas», Groupe interdisciplinaire
d’experts indépendants, 15 avril 2016, http://www.oas.org
(4) Des enquêtes ont révélé que la PGR utilisait ce
logiciel malveillant pour surveiller journalistes et
défenseurs des droits humains. Lire«AuMexique,
la presse au service d’une tyrannie invisible»,
Le Monde diplomatique,novembre 2017.
*Journaliste. (5)Proceso,Mexico,2juillet 2019.