Le Monde - 09.04.2020

(Brent) #1

12 |coronavirus JEUDI 9 AVRIL 2020


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Le Covid­19 remet la frontière au premier plan


La gauche anticapitaliste et l’extrême droite s’opposent sur la défense de la notion de protection nationale


C’


est l’un des faits poli­
tiques majeurs de la
crise due à la pandé­
mie de Covid­19 : le
retour au premier plan, dans le dé­
bat public, de la question des fron­
tières et des limites de la mondiali­
sation financière. Pour beaucoup,
la pandémie a révélé les limites
d’un modèle assis sur la dérégula­
tion des échanges et la liberté to­
tale de circulation. L’exemple le
plus criant est la pénurie de mas­
ques et l’absence de tests. Obligée
de se tourner vers l’étranger, no­
tamment vers la Chine, la France
est apparue comme totalement
démunie, paralysée par l’absence
d’industrie nationale permettant
une autosuffisance.
Cette situation est dénoncée
avec constance, depuis des décen­
nies, par deux camps radicale­
ment opposés : la gauche alter­
mondialiste et une partie de l’ex­
trême droite. Rien ne pourrait
rapprocher les solutions portées
par ces deux familles antagonis­
tes. L’une, la gauche, nourrit une
réflexion anticapitaliste (ou alter­
capitaliste, c’est selon), dénonçant
le tout­marché, les délocalisa­
tions, le libre­échange qui, dans
son analyse, appauvrit la classe
ouvrière mondiale et contribue
au dérèglement climatique. Ce
sont les flux de marchandises qui
sont visés, pas la liberté de circula­
tion des personnes.
Les frontières sont envisagées
par ces responsables de gauche
comme une protection des « com­
muns », et la relocalisation des ac­
tivités comme une manière de
lutter contre « le grand déménage­
ment du monde ». « On demande
une relocalisation solidaire, écolo­
gique et sociale : sinon l’extrême
droite va se saisir de ce thème. On
est pour une libre circulation des
personnes et des connaissances,
mais pour une régulation très forte
de la circulation des biens, services
et capitaux », résume Aurélie
Trouvé, porte­parole de l’associa­
tion altermondialiste Attac.

Rejet de l’immigration
L’autre, l’extrême droite incarnée
par Marine Le Pen, prend pour pré­
texte la dénonciation de la mon­
dialisation pour prôner la ferme­
ture des frontières et, en réalité,
donner des habits neufs à colora­
tion économique et sociale à son
rejet de l’immigration. Se joue
donc une course de vitesse entre
des adversaires que tout oppose,
voulant incarner l’alternative au
« macronisme », décrit comme un
« néolibéralisme » assumé.
La conversion du Front national
(devenu Rassemblement national
en 2018) à la critique de la mondia­
lisation et de ses excès est attachée
à la personne de Marine Le Pen.
Dès le début des années 2000, elle
entend reprendre des éléments de
l’altermondialisme pour les adap­
ter au corpus frontiste quand son
père, Jean­Marie Le Pen, a long­
temps soutenu Ronald Reagan. Le
tournant est véritablement pris
en 2011, lorsque Marine Le Pen
prend la présidence du parti, où

elle impulse, avec son numéro
deux d’alors Florian Philippot, un
virage protectionniste.
« Souverainisme », « protection­
nisme économique », « made in
France »... Le retour en force de ces
mots d’ordre à la faveur de la pan­
démie est pratique pour le RN, qui
décline l’idée de frontière comme
solution à tout : aux délocalisa­
tions, au « dogme libre­échan­
giste » et, évidemment, à l’immi­
gration. C’est dire si la crise due au
coronavirus est vue par l’ex­FN
comme une validation de l’ensem­
ble de ses thèses et solutions.
Ainsi, pour la présidente du parti
nationaliste, fermer les frontières
aurait tout simplement dû être le
premier geste barrière. « Comme
souvent avec le RN, l’identification
du problème n’est pas forcément
fausse, mais la réponse est incanta­
toire. Un peu comme Donald
Trump, qui fait fi de la réalité
jusqu’à ce qu’elle revienne à lui »,
analyse la géopolitologue Anaïs
Voy­Gillis. Entre les déclarations
du chef de l’Etat sur la souverai­
neté ou celles d’économistes ques­

ment drastiques auraient pu être
faites dans le cadre de l’Union
européenne, et sans remettre en
question la possibilité du com­
merce international dans son
principe.
Cependant, elle reconnaît que
« la débâcle sur les masques et les
pénuries de médicaments, la mise à
l’arrêt de secteurs industriels entiers
à cause de l’arrêt de la production
de pièces détachées, de matières
premières ou de produits venant
d’Asie, invitent à repenser une stra­
tégie de production moins mondia­
lisée, plus locale ». Et de préciser :
« C’est aussi le discours des écologis­
tes, de la gauche chevénementiste
ou autour d’Arnaud Montebourg.
Ce n’est nullement l’apanage de l’ex­
trême droite. »

« Déréglementation libérale »
Question longtemps taboue dans
une partie de la gauche, car trop
liée aux nationalismes et à la
guerre, la frontière est en effet re­
devenue tendance, alors que le
Covid­19 a servi de révélateur en
montrant la dangereuse intrica­
tion des chaînes de production au
niveau mondial. Une illustration
est revenue en boucle en pleine
polémique sur la pénurie de mas­
ques de protection : la fermeture
de Plaintel (Côtes­d’Armor), la der­
nière usine hexagonale capable
d’en produire. « La France a préféré
laisser ses hôpitaux acheter en
Chine plutôt que de défendre son
outil industriel », a tweeté Arnaud
Montebourg le 30 mars, en écho
de son entretien dans Le Figaro.
L’avocat reconverti en chef d’en­
treprise, qui fait remarquer les

dangers du libre­échange et prône
la démondialisation depuis près
de dix ans, connaît un regain d’at­
tention du côté des forces de gau­
che. Il plaide ainsi que la mondiali­
sation n’est pas dans l’ordre natu­
rel des choses mais le résultat de
choix politiques des libéraux.
Pour lui, s’inspirant de Régis De­
bray dans son Eloge des frontières
(Gallimard, 2010), il n’y a pas de
honte à glorifier les effets positifs
des frontières dans une écono­
mie de marché. « Le retour de la li­
mite, c’est la manière de contrôler
ce qu’on fait de nous­mêmes et où
on décide de ne pas aller. La de­
mande de frontières est hu­
maine », explique ainsi l’ancien
ministre de l’économie et du re­
dressement productif. C’est
d’ailleurs une conviction que par­
tagent de nombreux « insoumis »
et anciens socialistes, dont l’euro­
député Emmanuel Maurel.
C’est presque un débat philoso­
phique que pose aujourd’hui la
pandémie. Aux yeux d’Arnaud
Montebourg, il ne peut y avoir de
« commun », de choix sur ce
qu’un peuple veut faire ensem­
ble, s’il n’y a pas de frontières.
« J’ai toujours pensé que le libre­
échange, les capitaux et les mar­
chandises totalement libéralisées
amenaient à des interdépendan­
ces qui ne fonctionnent plus lors­
qu’un des fils est coupé », renché­
rit Guillaume Balas, porte­parole
de Génération.s. Pour l’ancien
député européen, proche de
Benoît Hamon, qui a vu fonction­
ner de près la « déréglementation
libérale européenne », il va falloir
une part de démondialisation.

« Il faut qu’on maîtrise à nouveau
les circuits de production et de
consommation. »
A gauche, cependant, le retour
des frontières n’est pas un repli sur
soi mais une demande de maîtrise
et de relocalisation de l’économie.
« Il ne faut pas penser que par le
prisme de l’Etat­nation, mais aussi
savoir comment on associe les terri­
toires », précise d’emblée Aurélie
Trouvé. La coprésidente d’Attac est
convaincue que sur ce terrain, des
alliances larges sont aujourd’hui
possibles. A condition de penser la
relocalisation à l’aune de la recon­
version écologique et à l’écoute
des besoins sociaux. D’où l’idée de
la pétition en ligne, intitulée « Plus
jamais ça, construisons ensemble
le jour d’après », lancée par seize
associations et syndicats.

Autosuffisance énergétique
C’est en effet sur le terrain de la re­
localisation de l’économie que les
différences se font entendre. Ils
sont ainsi nombreux à réclamer
une politique volontariste de l’Etat
pour tendre vers davantage
d’autosuffisance énergétique et
alimentaire, mais aussi garder son
indépendance dans les secteurs vi­
taux que sont le médicament, la
chimie. Et ainsi « repenser » tout le
schéma productif national en na­
tionalisant les entreprises des sec­
teurs stratégiques, en investissant
massivement dans les industries
innovantes pour préparer la re­
conversion écologique de l’écono­
mie. En clair, le « made in France »,
oui, mais pas à n’importe quel
prix. « On veut une relance et revoir
notre modèle de société : défense
des services publics, de la produc­
tion existante et la relocalisation de
notre industrie pour ne plus être dé­
pendants des autres », explique Fa­
bien Roussel, le secrétaire national
du Parti communiste français.
C’est une logique de coopéra­
tion, de solidarité protectrice que
préconise aussi Clémentine
Autain. « Notre idée de relocalisa­
tion est une idée de partage et de
bien­vivre. Rien à voir avec la logi­
que de l’enclos, qui n’est d’aucune
pertinence en termes de lutte con­
tre le réchauffement climatique ou
lors de crises sanitaires », explique
la députée La France insoumise de
Seine­Saint­Denis. Ce sera le cœur
de la bataille idéologique à venir :
qui, des altermondialistes ou du
Rassemblement national, incar­
nera l’idée de relocalisation de
l’économie et d’une nouvelle ap­
proche de la notion de limites ?
abel mestre, lucie soullier
et sylvia zappi

Le Pont de l’amitié entre Grosbliederstroff (Moselle) et Kleinblittersdorf en Allemagne, le 4 avril. OLIVER DIETZE/AP

tionnant le modèle libéral, le dis­
cours sur les limites de la mondia­
lisation et donc d’un retour aux
frontières s’est imposé jusque­là
où peu l’attendaient.
On assiste même à « une réhabi­
litation in vivo de la notion de fron­
tières », pour Jean­Yves Camus, di­
recteur de l’Observatoire des radi­
calités politiques de la Fondation
Jean­Jaurès. Mais lui prévient :
« Les frontières ne sont pas forcé­
ment le nationalisme. » Selon lui,
la frontière est un « instrument
neutre », qui dépend totalement
de ce qu’on choisit d’en faire. Pour
preuve, dans la crise actuelle, les
frontières fonctionnent d’ailleurs
dans les deux sens. S’il y a bien un
renforcement des contrôles, l’in­
verse est toute aussi vrai, avec
l’ouverture d’échanges de soins
entre villes­frontières, notam­
ment dans l’ouest de l’Europe, et
entre la France, la Suisse et
l’Allemagne.
Cécile Alduy, sémiologue, profes­
seure de littérature à l’université
Stanford et chercheuse associée au
Cevipof, relativise elle aussi la
force des arguments des défen­
seurs de la frontière : « Il faudrait
être de mauvaise foi pour prétendre
que des frontières nationales plus
rigides auraient changé quoi que ce
soit à la pandémie, à moins d’envi­
sager une fermeture totale et per­
manente des frontières à tout non­
résident et interdire le tourisme et le
commerce international – ce qui
n’est dans le programme de per­
sonne, même pas du RN. »
Selon l’universitaire, les restric­
tions en matière de transports ou
encore les mesures de confine­

Le RN décline
l’idée de frontière
comme solution
à tout : aux
délocalisations,
au « dogme libre-
échangiste » et
à l’immigration

« On demande
une relocalisation
solidaire, sociale
et écologique :
sinon l’extrême
droite va se saisir
de ce thème »
AURÉLIE TROUVÉ
coprésidente d’Attac
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