Le Monde - 09.04.2020

(Brent) #1

14 |coronavirus JEUDI 9 AVRIL 2020


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Bac de français : les professeurs s’inquiètent


du maintien de l’épreuve orale


Avec le confinement, les règles


d’alternance sont souvent réinventées


L


a première semaine, les en­
fants étaient chez moi, la
deuxième leur papa est
venu quelques demi­jour­
nées par­ci par­là pour me permet­
tre de travailler. Et dernièrement on
alterne, trois jours chez l’un, trois
jours chez l’autre. On avance au
jour le jour, c’est le bazar », soupire
Justine (les prénoms ont été mo­
difiés). Pour la mère de famille
lyonnaise, l’organisation de la
garde de ses trois enfants (4, 7 et
11 ans) est sans conteste le plus
difficile à gérer dans l’immense
bouleversement du quotidien
provoqué par l’épidémie due au
coronavirus. « Pour tout le reste,
le ravitaillement, le télétravail,
l’école à la maison, je me suis or­
ganisée. Mais ça, c’est le point
d’incertitude qui fait flancher tout
l’édifice », confie­t­elle, en souli­
gnant « la difficulté de s’enten­
dre » sur un nouveau rythme
avec le père de son fils et de ses
filles, et son inquiétude concer­
nant le respect, chez l’autre, des
règles de confinement.
Alors que tous les Français enta­
ment une quatrième semaine cloî­
trée, bon nombre de parents sépa­
rés sont en effet contraints de réin­
venter les règles habituelles, au ris­
que de réactiver de vieux conflits.
Dans certains cas, les contraintes
inhérentes à l’éloignement géo­
graphique ou à la taille du loge­
ment peuvent les pousser à déci­
der ensemble de modifier l’exer­
cice du droit de visite et d’héberge­
ment, ou de la résidence alternée.
C’est ce qui a conduit Nicolas, res­
taurateur bordelais qui vit en ap­

partement, à convenir avec son ex
qui, elle, habite dans une maison
avec jardin, qu’elle garderait jus­
qu’à la fin du confinement leur
fille de 16 ans et leur fils de 11 ans.
« Sur le moment, ça nous a paru à
tous les deux assez logique. Mais si
ça dure trop longtemps, on verra
pour trouver un autre aménage­
ment », souligne­t­il.
Les situations peuvent devenir
dramatiques, témoignent des avo­
cats en droit de la famille, assaillis
d’appels de clients privés de leur
progéniture par une décision arbi­
traire de leur ex. Bien que le décret
gouvernemental du 16 mars men­
tionne clairement la garde d’en­
fant comme motif de déplace­
ment dérogatoire, « certains pa­
rents refusent de se plier au cadre
habituel pour diverses raisons,
d’autres acceptent de se priver de
leur enfant mais exigent de l’avoir
tous les jours en visioconférence, les
situations sont multiples », indique
Audrey Ringot, médiatrice fami­
liale et présidente de l’Association
pour la médiation familiale.
Pour Juliette, une Parisienne de
46 ans, les premières rumeurs de
confinement ont fait voler en
éclats l’équilibre antérieur. Après
l’annonce de la fermeture des éta­
blissements scolaires, elle a reçu
un appel du père de son fils de
9 ans, qui s’en occupe habituelle­
ment une partie des vacances et
un week­end sur deux. « Il m’a dit :
“Si le confinement est annoncé, je
veux prendre Arthur et partir avec
lui à la campagne. Tu le vois tout le
temps, donc c’est normal que ce soit
moi qui l’ai”. » Après plusieurs

échanges incendiaires, elle a fina­
lement accepté de faire une en­
torse au jugement de divorce et
que son fils passe les quinze pre­
miers jours du confinement avec
son père et sa compagne, à la con­
dition expresse qu’il se charge de
le ramener à l’issue de cette pé­
riode, ce qu’il a fait. « Les circons­
tances exceptionnelles liées au con­
finement viennent réactiver des
tensions préexistantes, elles agis­
sent comme un révélateur », souli­
gne Audrey Ringot. Pour elle, « le
plus important, qui est parfois très
compliqué sans médiation, c’est
d’arriver à se parler ».
Vanessa, 44 ans, se réjouit d’être
parvenue à trouver un terrain
d’entente avec son ex­mari, habi­
tuellement « assez rigide ».
« Comme il avait effectué pas mal
de déplacements professionnels, je
n’étais pas favorable à ce que les
enfants se rendent chez lui, par
peur qu’il les contamine », expli­
que cette Val­de­Marnaise. Après
plusieurs discussions, ce dernier,
mis entre­temps au chômage par­
tiel, a accepté de modifier le cadre

habituel de son droit de visite et
d’hébergement à leurs trois en­
fants de 10, 14 et 15 ans. Finale­
ment, il se plie aux règles fixées
par Vanessa : enlever ses chaussu­
res en arrivant chez elle, se laver
les mains, respecter les distances
de sécurité, et éviter tout geste
d’affection envers les enfants.

Maintenir quelques repères
« Notre arrangement me soulage
par rapport aux risques sanitaires
et ça me permet de souffler un peu,
d’autant plus que je suis en télétra­
vail », reconnaît la chef de projet
dans une grande entreprise, qui
évite tous les autres sujets qui fâ­
chent pour ne pas le mettre en pé­
ril. Notamment l’explosion du
budget des courses consécutive au
confinement. « De toutes les fa­
çons, il me dira que c’est moi qui l’ai
voulu, donc ce n’est pas la peine. Les
enfants, c’est le plus important. »
Pour Melinda aussi, l’argent
compte moins que le temps, une
denrée rare avec deux enfants
coincés dans un appartement.
« Quand on a su que les écoles al­

laient fermer, je lui ai dit tout de
suite qu’il allait devoir m’aider à gé­
rer, et puis je l’ai laissé me propo­
ser. » Résultat, sa fille de 4 ans et
son fils de 7 ans alternent chaque
semaine entre les deux domiciles.
Une première depuis la sépara­
tion du couple, dont se réjouit Me­
linda. « Les enfants réclament sou­
vent de le voir davantage. Mais
comme il habite loin de l’école, c’est
compliqué à mettre en place. La si­
tuation actuelle le permet. »
Soucieux de préserver une sta­
bilité pour maintenir quelques re­
pères dans cette période troublée,
certains parents ont choisi de ne
rien changer à leur planning habi­
tuel. D’autres, au contraire, ont
fait preuve « d’une grande inventi­
vité », observe Audrey Ringot.
Amandine, fraîchement sépa­
rée, est passée d’une garde alter­
née chaque semaine à un change­
ment tous les deux jours, pour le
bonheur de son ex et de leurs
deux enfants, qui se plaignaient
jusque­là du manque causé par le
parent absent. « Pour nous, le con­
finement a agi de manière bénéfi­

que sur le plan émotionnel et pour
l’organisation. » Elle réfléchit
d’ailleurs à la façon de pérenniser
un tel rythme quand sa vie pro­
fessionnelle reprendra.
Séparés depuis presque deux
ans, Aurélia et Pierre, parents de
Lily, 4 ans, en garde alternée, ont
fait le pari audacieux de se confi­
ner ensemble. « On est partis de
Paris le week­end précédant les
annonces de Macron, c’est ce qui
nous est apparu comme la
meilleure solution pour Lily », ra­
conte la jeune femme, qui tient à
souligner leur statut de « privilé­
giés », lié à leur possibilité de tra­
vailler à distance et de disposer
d’une maison de famille en pro­
vince. « Dans des périodes trou­
bles comme ça, ça soulage d’être à
deux pour partager un peu nos an­
goisses, et puis pour le travail, ça
aide pas mal. » Pour qualifier cette
vie commune temporaire, elle
a cette jolie formule : « Ça rajoute
du bizarre au bizarre, mais comme
rien n’est normal en ce moment, ça
se noie dans la masse. »
solène cordier

Les enseignants craignent de ne pas pouvoir préparer au mieux leurs élèves à cette épreuve


L


e ministre de l’éducation
nationale, Jean­Michel
Blanquer, l’a annoncé le
3 avril : en raison de la crise sani­
taire, toutes les épreuves du bac
sont annulées. Toutes, sauf une :
l’oral de français. Les élèves de pre­
mière générale et technologique
devraient passer cette épreuve an­
ticipée du bac, la dernière semaine
de juin – sauf contre­ordre des
autorités de santé.
Le jour même de l’annonce, une
pétition soutenue par l’Associa­
tion française des enseignants de
français (AFEF) et le collectif Let­
tres vives a été mise en ligne sur la
plate­forme Change.org. Elle de­
mande l’annulation de cette
épreuve, dont le maintien « paraît
à la fois incohérent, inéquitable et
dangereux » aux signataires du
texte. Cette pétition avait recueilli
plus de 6 000 signatures numéri­
ques, mardi 7 avril au soir.

« On maintient la seule épreuve
sur laquelle les collègues n’ont
aucun recul », s’agace Viviane
Youx, présidente de l’AFEF. Les
épreuves anticipées de français
ont été transformées par la ré­
forme du lycée – les 530 000 élèves
de première seront la première co­
horte à s’y frotter, en juin. Parmi
les nouveautés, une « question de
grammaire » sur laquelle les ensei­
gnants se disent démunis. « Pour
l’instant, je n’ai abordé que deux
questions de grammaire sur qua­
tre... », demande Hélène Paumier,
enseignante à Poitiers et membre
du collectif Lettres vives.
Les enseignants se demandent
ainsi comment préparer leurs élè­
ves à distance. Certes, le pro­
gramme a été allégé : les candidats
ne pourront être interrogés que
sur quinze textes – au lieu d’une
vingtaine – en série générale, et
douze en série technologique.

Mais, même avec ces aménage­
ments, le compte n’y est pas. « En
principe, on accélère en fin d’année,
quand ils ont compris la méthode,
explique une professeure du lycée
Mozart, au Blanc­Mesnil (Seine­
Saint­Denis), qui a souhaité garder
l’anonymat. Mais je n’avais fait que
neuf explications de texte avant le
confinement! Impossible de faire
les six qui manquent à distance. Si
je le fais, je vais laisser la moitié de
ma classe sur le carreau. »

Encouragement à la lecture
Face à ces inquiétudes, le ministre
s’est efforcé de rassurer familles et
enseignants sur leur capacité à
préparer l’épreuve, en insistant
sur « l’encouragement à la lecture »
pendant les vacances. Un conseil
qui laisse plus d’un professeur per­
plexe. « Beaucoup d’élèves n’ont
pas d’autres romans chez eux que
ceux qu’on leur a fait acheter », re­
marque Ingrid Benel, qui enseigne
le français à Sarcelles (Val­d’Oise).
Les enseignants s’inquiètent en­
fin des « conditions sanitaires » de
ces oraux où les examinateurs

verront seize candidats par jour.
« Les professeurs de français sont
inquiets et se demandent un peu
pourquoi c’est tombé sur eux », rap­
porte Viviane Youx. Si l’oral de
français est maintenu – et pas
l’écrit, par exemple –, c’est en par­
tie parce que l’institution a jugé
plus simple de sécuriser des
épreuves individuelles, par oppo­
sition aux salles de composition
écrite réunissant des dizaines de
candidats. « Le respect des gestes
barrières aurait été impossible »,
plaide­t­on Rue de Grenelle.
Ce choix prend en compte une
série de « paramètres évolutifs »,
dont la date du retour en classe,
encore inconnue. « Il fallait annu­
ler les écrits pour gagner en sou­
plesse, tout en gardant les élèves au
travail », défend l’entourage du mi­
nistre. L’oral de français est la seule
épreuve pour laquelle il semblait
« difficile de dégager une note de
contrôle continu ».
L’épreuve pourrait ainsi se tenir,
fin juin, « en suivant les consignes
des autorités sanitaires », même
dans l’éventualité où les élèves
n’auraient pas pu – ou très peu –
reprendre le chemin des cours. Sur
le terrain, de nombreux ensei­
gnants disent cependant ne pas y
croire. « Le ministère n’a cessé de se
dédire depuis le début de la crise, re­
lève Fanny Capel, présidente de
l’association Sauver les lettres. Cet
oral, on n’y croit pas du tout. »
violaine morin

Garde d’enfants : les


petits arrangements


des parents séparés


Une hotline d’avocats pour


aider particuliers et entreprises


L


e confinement imposé au pays depuis le 17 mars a sou­
levé d’innombrables questions liées à la vie privée ou au
travail. Que choisir, par exemple, entre violer l’interdic­
tion de circuler et enfreindre le droit de visite et d’hébergement
que la justice a accordé à un ex­conjoint?
Au téléphone, Lisa Salvatore, avocate lyonnaise en droit de la
famille qui participe à l’opération « Covid­19/Avocats solidai­
res », écoute un homme expliquer son dilemme à la veille des
vacances de Pâques : « Si je ne remets pas mon fils à sa mère,
est­ce que je risque une sanction pénale? » Le père a, depuis le di­
vorce, il y a dix ans, la garde de leur enfant, mais la mère, dont le
domicile est à plus de 400 kilomètres, devait l’avoir pendant la
première semaine des vacances...
En deux semaines, les avocats participant bénévolement à
cette opération proposée par le Conseil national des barreaux
(CNB) ont répondu à plus de 5 500 appels téléphoniques. Ces
rendez­vous, limités à 30 minutes, ne devaient porter que sur
des questions directement liées à la crise sanitaire.
« La première semaine, nous avons eu beaucoup de questions
sur le droit de la famille et le droit du travail, mais, ces derniers
jours, j’ai eu plusieurs appels pour des entreprises ou des com­
merces en difficulté », explique Cécile Doutriaux, avocate à
Strasbourg. Après un libraire et le directeur d’un club de sport,
c’est un restaurateur qui s’inquiétait de savoir s’il pouvait sus­
pendre le remboursement de son emprunt bancaire. « Certains,
déjà fragilisés avant le confinement, iront en liquidation judi­
ciaire malgré les aides de l’Etat », dit­elle.
Collaborateur dans un cabinet à Carpentras, Christian Bendo
a aussi donné de son temps, à côté des dossiers habituels mis
en veille par la fermeture des tribunaux, pour prendre des ap­
pels sur la plate­forme du CNB. « Les confrères sont nombreux à
y participer », observe­t­il. « Une femme maître­nageuse tra­
vailleuse indépendante m’a demandé si elle avait droit aux in­
demnités du gouvernement », relate Me Bendo, qui reconnaît
n’avoir pas eu de réponse à toutes les questions.
Devant les inconnues juridiques posées par le confinement,
Me Salvatore a parfois mobilisé le bon sens face à des clients
perdus et angoissés. Au père de famille divorcé qui avait peur
de perdre la garde s’il n’honorait pas le rendez­vous des va­
cances de Pâques, l’avocate a conseillé de convaincre la mère
de renoncer à faire faire un aller­retour en train à leur fils pen­
dant cette période, et de lui proposer de le prendre une se­
maine de plus l’été prochain.
jean­baptiste jacquin


postes supplémentaires pour les écoles primaires
Ces postes seront créés à la rentrée, a annoncé le ministère de l’édu-
cation nationale, mardi 7 avril. Ils s’ajoutent aux 440 postes prévus
pour le premier degré dans le budget 2020. Il s’agit de financer une
promesse du ministre Blanquer : il avait assuré, le 27 mars, qu’il n’y
aurait cette année aucune fermeture de classes sans l’accord du maire
dans les communes de moins de 5 000 habitants. Ces postes doivent
aussi servir à « améliorer le taux d’encadrement » en zone urbaine.

Les examinateurs
redoutent
les « conditions
sanitaires »
des oraux
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