Le Monde - 09.04.2020

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JEUDI 9 AVRIL 2020 idées| 25


Monique Pelletier Le sort des « vieux » en Ehpad est dramatique


Pour l’ancienne ministre à la condition féminine, il est urgent de traiter de manière digne et humaine les personnes âgées privées d’autonomie


I

l aura fallu que des centaines
de « vieux » en établissement
d’hébergement pour person­
nes âgées dépendantes (Eh­
pad) meurent en quelques jours
du Covid­19 pour que l’opinion
s’intéresse enfin à eux. On a
d’abord « oublié » de publier le
nombre quotidien de leurs décès,
réservant cette publication aux
seuls morts à l’hôpital, et cela
pendant plus d’une semaine. On
apprendra finalement que plus
de 3 000 d’entre eux sont déjà
morts en Ehpad.
Les conditions de vie de ces
résidents face au virus sont in­
compréhensibles et, pour tout
dire, inhumaines. Chacun d’entre
eux a été cloîtré dans sa chambre
depuis plus de six semaines sans
pouvoir en sortir, donc sans
contact avec les autres résidents
et sans recevoir aucune visite des
siens. Les soignants, dont on sait
qu’ils ne disposent chaque jour
que de très peu de temps pour
chacun, sont malheureux de ne
pouvoir les accompagner. Lors­
que la situation des malades s’ag­
grave et que, hélas, leur décès est
prévisible, leur transfert à l’hôpi­

tal n’est pas possible, et aucun
membre de la famille n’est auto­
risé à les entourer dans cette
triste période. La douleur des
familles soumises à cette
absence est immense.
Ces faits révèlent à quel point le
sort des « vieux » en Ehpad est
dramatique. Bien entendu, sur les
milliers d’établissements en
France, il en est où la vie est douce
pour les résidents, mais ces excep­
tions sont trop rares. Aux Ehpad
« à bout de souffle », devrait se
substituer plus ou moins vite,
plus ou moins facilement, une
nouvelle façon de s’occuper des
personnes âgées privées d’auto­
nomie, qui seront en France plus
de 4 millions en 2050!

Pour un plan dépendance
Ce sont notamment les Ehpad à
domicile, dont les expérimenta­
tions en cours s’avèrent fort inté­
ressantes et répondent aux
vœux des personnes concernées.
Ils se développeront très proba­
blement. Ceux­ci seront ratta­
chés à un Ehpad central, d’où, en
général et pour le moment, s’or­
ganise l’Ehpad à domicile. C’est là

que sont recrutés les aides­soi­
gnantes et aides­soignants adres­
sés aux personnes dépendantes
qui ont en ont fait la demande
ainsi que les médecins, kinési­
thérapeutes, auxiliaires de vie,
aides ménagères.
Les « aidants », qui jusqu’à pré­
sent prodiguaient tous les soins,
seront dès lors disponibles pour
dispenser l’affection dont les per­
sonnes en fin de vie ont telle­
ment besoin. Cette organisation
se déroule dans une ou deux
communes au maximum et à la
campagne dans des rayons de
10 km. Ces expériences sont en­
core rares puisqu’il y en aurait
seulement une vingtaine en
France. Les responsables esti­
ment à cinq ans le temps néces­
saire pour analyser le dispositif.
On ne cesse de discourir sur le
financement de la dépendance.
La création d’un « cinquième ris­
que » a été annoncée par les prési­
dents qui se succèdent à l’Elysée.
De multiples rapports ont fait
état de la situation actuelle et ont
évoqué chacun des solutions in­
téressantes. L’ancienne ministre
du travail Myriam El Khomri, qui

a été chargée en juillet par l’actuel
gouvernement d’une mission sur
l’attractivité des métiers du grand
âge, a récemment proposé un re­
nouveau de ces métiers afin de
les rendre moins pénibles, avec
d’excellentes nouvelles solutions,
notamment la suppression du
concours d’entrée, la gratuité de
la formation des aides­soignants,
l’apprentissage, l’augmentation
de leur rémunération et la possi­
bilité d’une promotion par un di­
plôme en gériatrie.
Les « vieux » resteront­ils encore
longtemps les mal­aimés de notre
société? Il est grand temps d’agir!
Le débat national n’a guère évo­
qué le sort que notre société a ré­
servé à nos vieux, qu’ils soient ou
non dépendants : ils sont pour­
tant de plus en plus nombreux.
Mais qui les voit, qui leur parle?
Qu’ont­ils à dire? Ils se sentent
fragiles et, pour nombre d’entre
eux, coupables de vivre si vieux.
Cela n’est pas admissible. Vive­
ment qu’un plan dépendance soit
lancé. Le nouveau coronavirus
aura mis en lumière de manière
très crue les mouroirs dont nous
ne nous préoccupions guère.

Monique Pelletier a été
ministre déléguée à la condi-
tion féminine (1978-1981)
et membre du Conseil
constitutionnel (2000-2004)

Il est temps de rebâtir un contrat


social et fiscal plus juste


Un collectif de sept universitaires, dont Thomas
Piketty, Anne­Laure Delatte et Antoine Vauchez,
appellent à augmenter les impôts des plus riches
pour financer la riposte à la crise sanitaire

L

es divisions des gouvernements
européens risquent de ne laisser pour
seules options que l’endettement pu­
blic et la monétisation par la Banque
centrale européenne (BCE) pour financer
les mesures contre la crise sanitaire. Mais
ces solutions se révéleront vite insuffisan­
tes et politiquement insoutenables. Une al­
ternative consiste à financer une partie des
mesures contre la crise par l’impôt. Cette
solution a plusieurs avantages : elle contri­
buerait à rétablir une justice sociale et fis­
cale qui a tant fait défaut ; elle replacerait le
financement de la crise dans le cadre d’une
discussion démocratique, notamment par­
lementaire (ce que l’option monétaire ne
permet pas) ; elle n’est pas limitée au seul
moment de la crise. Le confinement a bou­
leversé les rapports de force et révélé l’uti­
lité sociale de chacun : notre (sur) vie dé­
pend bien davantage d’une infirmière ou
d’une caissière que d’un tradeur. Plus que
jamais, il est temps de rebâtir un contrat so­
cial et fiscal plus juste.
L’Insee estime que la consommation a
chuté de 35 % en mars et que chaque mois
de confinement entraîne une baisse de 3 %
du produit intérieur brut (PIB) annuel. Une
paralysie de l’activité économique de deux
à trois mois entraînera une baisse du PIB de
6 % à 10 %, soit trois à cinq fois la récession
de 2009. Les reports de charges et les
garanties d’Etat sur les prêts permettront
aux entreprises de résister un peu, mais
cela ne peut suffire.

Bombe à retardement
Pour empêcher que cette crise ne se trans­
forme en une récession majeure de
plusieurs années, l’Etat doit entièrement
compenser les pertes de revenu des entre­
prises et des ménages maintenant. Le plan
de relance français (2 % du PIB) est encore
loin des montants discutés en Allemagne
(4,5 % du PIB) et aux Etats­Unis (10 % du
PIB). Il est vrai que les Allemands disposent
d’excédents budgétaires et les Américains
du privilège exorbitant d’un endettement
illimité. Cela n’est pas le cas pour la France
et pour de nombreux pays européens. L’en­
dettement public sans recours aux euro­

bonds est une bombe à retardement. Notre
dette publique représente déjà 100 % du PIB
et pourrait bondir entre 120 et 140 % du PIB,
selon un chiffrage de la banque suisse UBS.
Cela nous exposera à une crise de confiance
pire qu’en 2011. L’émission d’eurobonds per­
mettrait de partager la crédibilité com­
mune de l’Union européenne et réduire le
coût du service de la dette. Malheureu­
sement, les Allemands et les Néerlandais
continuent à rejeter cette solution. Ils pro­
posent plutôt de passer par le Mécanisme
européen de stabilité (MES), mais celui­ci
est synonyme de conditionnalités très im­
populaires dans les pays du sud de l’Europe,
dont les services publics ont été le plus dété­
riorés par les années d’austérité.
Dans ces conditions, la BCE apparaît
comme la solution évidente, comme lors de
la dernière crise. Soit que la BCE fasse un
transfert d’argent direct sur le compte de
tous les ménages européens et des entrepri­
ses (la « monnaie hélicoptère ») ; soit que la
France et les autres pays membres reçoi­
vent un prêt perpétuel de la part de la BCE
du montant des mesures nécessaires pour
endiguer la crise. Cette option aurait l’avan­
tage de ne pas faire peser la crise sur les

générations à venir. Mais la monétisation
de la dette publique par la BCE n’est pas
compatible avec les principes allemands et
néerlandais de stabilité monétaire ni envi­
sageable sans changer les traités.
Plus fondamentalement, une action poli­
tique financée par la planche à billets
contourne systématiquement le néces­
saire débat démocratique sur la redistribu­
tion. La solution monétaire fait certaine­
ment partie du paquet de mesures de crise,
mais ne peut en être la pierre angulaire.

Construire le monde d’après
Il s’agit donc de trouver des ressources là
où il y en a. Or, on le sait, le capitalisme
financier a depuis quatre décennies
entraîné une forte concentration des
richesses au sommet de la pyramide
sociale, et créé un petit nombre d’indivi­
dus immensément riches par leur patri­
moine et leurs revenus. Il a aussi favorisé
l’émergence d’entreprises multinationa­
les. Ces entreprises et leurs actionnaires
ont profité de la concurrence fiscale pour
échapper à l’impôt, contribuant à détério­
rer les services publics, notamment ceux
mobilisés dans cette crise sanitaire.
Pour rétablir la justice sociale et fiscale,
plusieurs options peuvent faire l’objet de
discussion au Parlement dès aujourd’hui.
Nous avons simulé de nouveaux taux
d’impôts dont les revenus pourraient être
de l’ordre de 4 % du PIB. Cette idée, l’Eu­
rope pourrait la faire sienne si plusieurs
Etats soutenaient, dans le sillage de la
France, la nécessité de financer de manière
solidaire l’effort collectif, en même temps
qu’un vaste programme d’investissement
public comme celui suggéré par le premier
ministre espagnol, Pedro Sanchez.
De telles mesures risqueraient­elles
d’étouffer la demande? Non, car les hauts

revenus et hauts patrimoines sur lesquels
pèseraient ces impôts puiseraient large­
ment dans leur épargne pour s’acquitter
des prélèvements et ne réduiraient donc
qu’à la marge leur consommation. En
revanche, le reste des Français dispose­
raient de moyens pour consommer. Ris­
queraient­elles d’étouffer l’offre et l’inves­
tissement? Ces nouveaux impôts pèse­
raient sur les multinationales, dont
certaines prévoient encore de distribuer
des dividendes en 2020. Ils ne pèseraient
pas sur les petites et moyennes entrepri­
ses, mais permettraient au contraire de
leur venir en aide.
En résumé, c’est par plus de justice fiscale
que l’on dégagera les ressources nécessai­
res pour faire face à cette crise et pour cons­
truire le monde d’après. Beaucoup plus
qu’on ne le pense, nos vies dépendent du
personnel médical et des services publics
au sens large, des personnels non­cadres
des activités essentielles (alimentation,
énergie, propreté, transport). Ces profes­
sions, précarisées ces dernières décennies,
vont de surcroît payer un lourd tribut face
au coronavirus. C’est le moment de mettre
à contribution les gagnants de la mondiali­
sation d’hier pour donner une chance aux
générations futures.

Signataire : Lucas Chancel, écono-
miste, codirecteur du Laboratoire sur
les inégalités mondiales ; Anne-Laure
Delatte, économiste, chercheuse
au CNRS- université Paris-Dauphine ;
Stéphanie Hennette, professeure de
droit, université Paris-Nanterre ; Manon
Hennin, économiste dans une adminis-
tration centrale ; Thomas Piketty,
directeur d’études à l’Ecole des hautes
études en sciences sociales, Ecole
d’économie de Paris ; Guillaume
Sacriste, maître de conférences
de sciences politiques, université Paris-I ;
Antoine Vauchez, politiste, directeur
de recherche au CNRS, université Paris-I

LE CONFINEMENT


A BOULEVERSÉ


LES RAPPORTS


DE FORCE ET


RÉVÉLÉ L’UTILITÉ


SOCIALE DE CHACUN


ILS SE SENTENT


FRAGILES ET,


POUR NOMBRE


D’ENTRE EUX,


COUPABLES


DE VIVRE SI VIEUX.


CELA N’EST


PAS ADMISSIBLE

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