Le Monde - 09.04.2020

(Brent) #1

26 | 0123 JEUDI 9 AVRIL 2020


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O


ù est passée la doc­
teure Ai Fen? Sa pré­
sence sur les réseaux
sociaux chinois ces
jours­ci semble contredire les ru­
meurs sur l’arrestation de la direc­
trice du département des urgences
de l’hôpital central de Wuhan. Le
seul fait que ces rumeurs circulent
en dit long, cependant, sur la mé­
fiance héritée de la gestion initiale,
par le pouvoir chinois, de la crise
provoquée par le coronavirus.
Après avoir identifié plusieurs
cas de Covid­19 dans son service,
la docteure Ai Fen, comme le rap­
porte notre correspondant à Pé­
kin, Frédéric Lemaître, s’était vu
interdire la diffusion de cette in­
formation par la commission
santé de la ville de Wuhan, le
30 décembre 2019. Son récit, et le
tragique épisode concernant son
confrère le docteur Li Wenliang,
tué par le virus, le 7 février, après
avoir été sanctionné pour avoir
tenté de donner l’alerte sur l’épi­
démie, ont laissé des traces. Et pas
seulement en Chine.
A l’étranger aussi, les efforts dé­
ployés par le régime communiste
chinois pour faire taire les lan­
ceurs d’alerte et étouffer ce qui ap­
paraissait comme une informa­
tion gênante resteront comme
une tache noire sur la réputation
de la Chine. Ces semaines précieu­
ses, perdues pour cause d’opacité,
ont permis au virus de prospérer
et de franchir les frontières, tandis
que Pékin œuvrait à l’OMS, l’Orga­
nisation mondiale de la santé,
pour retarder l’annonce de la pan­
démie. Une double faute, acca­
blante pour l’empire du Milieu.

Panorama saisissant
Mais on le sait, les Chinois tablent
sur le temps long : inévitablement,
la roue tourne – d’autant mieux
qu’ils affirment l’avoir inventée.
Après la douloureuse épreuve de
Wuhan, le cœur de la pandémie
s’est déplacé vers l’Europe, puis a
gagné les Etats­Unis. Ce retourne­
ment de situation, le président Xi
Jinping entend en tirer le meilleur
profit : lui qui, il y a deux mois,
voyait dans l’épidémie « un test
majeur pour le système chinois et
sa capacité de gouvernance », con­
sidère visiblement que le test a été
passé avec succès. Avec un tel suc­
cès, même, que ce système mérite
d’être érigé en modèle.
Aujourd’hui, vu de loin, le pano­
rama est saisissant. Aux Etats­
Unis, le président Donald Trump
accuse le coup, après avoir joué la
carte du déni face à ce qu’il appelle
« le virus de Wuhan ». Le nombre de
morts bat tous les records, celui
des chômeurs explose, les infir­
mières pleurent de frustration
face aux pénuries, le pays étale son
désarroi comme seuls les Améri­
cains ont la franchise de le faire.
L’Europe est à peine mieux lotie,
armée, au moins, d’un système de
santé publique qui résiste et d’un
Etat­providence qui pare au plus
pressé. La compétition pour les
masques et autres équipements
médicaux débouche sur des ba­
tailles fratricides entre gouver­
neurs américains et Etat fédéral, et
entre Etats membres de l’Union
européenne. Au cours d’intermi­
nables visioconférences, ces mê­
mes Etats membres tentent de
surmonter leurs divisions pour

partager le fardeau de la riposte
économique. Les Européens sa­
vent qu’ils ne peuvent compter
que sur eux­mêmes : le leadership
américain est porté disparu.
C’est là qu’arrive la Chine. Alors
que Wuhan émerge de son confi­
nement draconien, elle est sur
tous les fronts, humanitaires et
commerciaux, soucieuse de venir
en aide au monde en détresse,
après avoir terrassé le coronavirus
chez elle. Les images des avions
chinois livrant masques et maté­
riels aux pays européens font le
tour du monde, relayées avec lour­
deur sur les réseaux sociaux par
les ambassadeurs de Chine, dépê­
chés sur le front de cette vaste of­
fensive de propagande. Qu’im­
porte que ces pays aient eux­mê­
mes, plus pudiquement, envoyé
de l’aide à la Chine quand elle en
avait besoin, en janvier et février!
L’Italie est la cible privilégiée :
c’est elle, déjà, qui avait signé un
protocole d’accord, en 2019, pour
s’associer à la « nouvelle route de
la soie », l’instrument d’influence
déployé par Pékin depuis 2013. Le
président Xi fait même savoir qu’il
est prêt à étendre sa bienveillance
aux Etats­Unis, pourtant en
guerre commerciale avec Pékin.
Une gigantesque opération de soft
power. La Russie, qui s’y essaie
aussi, joue petit bras.
En mettant en évidence la dé­
pendance vitale des Occidentaux
pour leur approvisionnement
médical, le coronavirus a rendu à
l’empire du Milieu son rôle cen­
tral. Pour Xi Jinping, la tentation
est grande de penser que le mo­
ment de la Chine est venu, celui de
prouver l’efficacité de son modèle.
Ira­t­il plus loin? Cherchera­t­il à
pousser son avantage sur le ter­
rain stratégique? Washington s’en
préoccupe, après un incident en
mer de Chine méridionale, au
cours duquel, la semaine dernière,
un navire chinois a coulé un cha­
lutier vietnamien.
Mais la guerre du coronavirus
est loin d’être finie, et Pékin aurait
tort de crier victoire trop tôt. Si les
chiffres affichés par la Chine sem­
blent lui donner un avantage sur
les pays démocratiques, soumis à
une obligation de transparence,
rien ne dit que cet avantage résis­
tera à l’épreuve des faits. Nul ne
sait non plus comment le monde
se relèvera du désastre économi­
que qui s’annonce, s’il y aura des
gagnants et des perdants, ni quel
sera son impact sur les régimes
politiques.
Enfin, à l’examiner de plus près,
la « diplomatie sanitaire » de la
Chine, déjà mise à mal par le dé­
part de la pandémie, s’illustre sur­
tout par un activisme forcené au
sein de l’OMS, dont on perçoit
aujourd’hui les conséquences.
L’analyse au plus près réalisée par
la sinologue Alice Ekman d’un dis­
cours prononcé le 18 août 2017, à
Pékin, par le directeur général de
l’OMS, quelques jours après son
élection avec l’appui de la Chine,
est terrible : près d’une dizaine de
fois dans ce discours, Tedros Adha­
nom Ghebreyesus reprend à son
compte, relève­t­elle, « les expres­
sions officielles, concepts et méca­
nismes du gouvernement chinois ».
La route de la soie « sanitaire » pas­
sait d’abord par Genève, siège de
l’OMS, et le système onusien.

U


n autre séisme se joue derrière la
crise sanitaire mondiale provo­
quée par la pandémie de Covid­19 :
depuis le début du mois de mars, un con­
tre­choc pétrolier menace de déstabiliser
l’économie mondiale. La chute de la de­
mande pétrolière causée dans un premier
temps par le ralentissement de l’activité en
Chine, puis par la généralisation du confi­
nement de plus de la moitié de la popula­
tion mondiale, est historique.
La situation est d’autant plus préoccu­
pante qu’elle se double d’une violente
guerre des prix menée par la Russie et l’Ara­
bie saoudite pour contester le récent lea­
dership des Etats­Unis dans la production
de l’or noir. La réunion de l’OPEP et de la
Russie, qui se tient jeudi 9 avril, permettra

peut­être d’apaiser les tensions entre les
trois grands producteurs mondiaux. Mais
cette crise va laisser des traces.
D’abord, la baisse de la demande risque
d’être durable. Les contraintes du confine­
ment vont lourdement peser sur le trans­
port mondial, bien au­delà de la levée pro­
gressive des mesures de restriction de dé­
placement : personne n’imagine à court
terme un retour à la normale du trafic aé­
rien, encore moins une explosion des
échanges internationaux. Si la pandémie
peut être contenue, tant qu’un vaccin
n’aura pas été mis au point, le virus risque
de ressurgir périodiquement, ce qui pèsera
sur le rythme des échanges. L’expérience
forcée de la généralisation du télétravail de­
vrait aussi contribuer à relativiser le carac­
tère indispensable de bon nombre de dé­
placements.
Surtout, la brutalité de la crise à venir va
peser lourdement sur l’activité économique
et diminuer mécaniquement la demande
en pétrole. En 2008, après la crise financière,
cette baisse avait été temporaire. Mais les
enjeux sont cette fois­ci différents. Les enga­
gements pris par les Etats dans le cadre de
l’accord de Paris sur le climat avaient engagé
la réflexion sur une diminution de la con­
sommation de pétrole. Cette crise doit inci­
ter à passer enfin de la théorie à la pratique.
Les prix bas du marché pétrolier ne doi­
vent pas être une tentation pour abandon­
ner les efforts engagés afin de limiter les ef­

fets du changement climatique, comme l’a
justement souligné l’Agence internationale
de l’énergie. Ils sont au contraire un leurre :
ils font croire à l’abondance de pétrole,
alors que les découvertes sont au plus bas
et que seul le pétrole non conventionnel,
comme les sables bitumineux au Canada
ou les pétroles de schiste américains, est en
croissance, avec des coûts faramineux, qui
ne sont désormais plus soutenables pour
les producteurs.
L’Europe peut trouver dans cette crise une
occasion majeure : en réduisant fortement
sa consommation de pétrole, elle peut à la
fois limiter drastiquement ses émissions de
CO 2 et se libérer de sa dépendance vis­à­vis
des Etats producteurs. Le comportement
brutal et égoïste des dirigeants des trois
principaux producteurs, les Etats­Unis, la
Russie et l’Arabie saoudite, pourrait alors se
retourner contre eux.
Cette transition est d’autant plus souhai­
table que les pays européens ont les
moyens industriels et politiques de la met­
tre en œuvre. Pour cela, l’Union euro­
péenne doit être plus offensive afin de rebâ­
tir sa souveraineté dans les énergies renou­
velables et développer les modes de
transport et les infrastructures pour accom­
pagner ce mouvement. Ce projet devra être
au cœur du gigantesque plan de relance qui
sera nécessaire afin de sortir de cette crise.
C’est une occasion historique pour mettre
fin à notre addiction au pétrole.

LA GUERRE 


EST LOIN D’ÊTRE 


FINIE ET PÉKIN 


AURAIT TORT DE 


CRIER VICTOIRE 


TROP TÔT


SORTIR 


DE NOTRE 


ADDICTION


AU PÉTROLE


GÉOPOLITIQUE|CHRONIQUE
pa r s y lv i e k au f f m a n n

Coronavirus :


le moment chinois


ON LE SAIT, 


LES CHINOIS 


TABLENT SUR 


LE TEMPS LONG : 


INÉVITABLEMENT, 


LA ROUE TOURNE


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