Le Monde - 09.04.2020

(Brent) #1

8 |coronavirus JEUDI 9 AVRIL 2020


0123


REPORTAGE
wuhan (chine) ­ envoyé spécial

C


e fut un concert de
klaxons : après minuit,
dans la nuit du mardi 7
au mercredi 8 avril, les
barrières qui fermaient les routes
reliant Wuhan au reste de la Chine
ont été levées. Plus de contrôles.
La liberté pour les 11 millions de
Wuhanais et de visiteurs coincés
dans l’épicentre de l’épidémie due
au coronavirus depuis soixante­
seize jours. Le lendemain matin,
vers huit heures, le flot de véhicu­
les est continu. Face à des dizaines
de journalistes invités par la ville
à constater l’ouverture, un poli­
cier ordonne aux employés de le­
ver des barrières, qui bloquaient
parfois ceux qui n’avaient pas re­
nouvelé leur passe électronique.
Pas question de gâcher le mo­
ment. Deux heures plus tôt, à
6 h 25 à la gare de Hankou, dans le
centre de Wuhan, le premier train
ouvert au grand public quittait la
ville, emportant quelques dizai­
nes de passagers vers Jinzhou,
dans le nord­est du pays.
Un jeune homme, cheveux col­
lés sur le front, vient de passer
deux mois et demi cloîtré dans un
dortoir avec quinze autres cuistots
du restaurant qui l’emploie. Privé
de Nouvel An lunaire en famille
par le virus, il va enfin pouvoir
rentrer dans sa ville d’origine, plus
loin dans le Hubei, la province de
Wuhan. « Je me suis senti seul, loin
de ma famille. Je me suis beaucoup
ennuyé aussi », témoigne le jeune
homme, qui ne donne que son
nom de famille, Liu.
Devant la gare, quelques centai­
nes de passagers s’affairent. Em­
mitouflée dans une combinaison
de protection blanche, une grand­
mère aide son petit­fils à fermer sa
propre combinaison avant d’ajus­
ter son masque et ses lunettes de
ski. « C’est mon fils qui nous a
acheté ces combinaisons, parce
que, le petit et moi, nous sommes
plus fragiles. Nous sommes telle­
ment contents de pouvoir ren­

trer! », témoigne la grand­mère,
Bai Cuixiang, qui s’apprête à partir
pour Shanghaï, où travaillent son
fils et sa belle­fille. Le petit garçon,
7 ans, a fait l’école à distance de­
puis deux mois « mais, à son âge,
c’est difficile de le garder concen­
tré », raconte la grand­mère.

Sur le qui-vive
Pour entrer dans la gare, ils doi­
vent tendre le poignet à des em­
ployés qui prennent leur tempéra­
ture, et faire scanner un code QR
sur leur smartphone : s’ils n’ont
pas été en contact avec des person­
nes contaminées, le programme
produit un code vert. S’il est rouge,
les personnes doivent rester à
l’isolement quatorze jours, par
précaution. Le système du code
QR est utilisé partout dans la ville.
Pour entrer et sortir des résiden­
ces, mais aussi dans le métro, le
bus, et tous les lieux publics, les
parcs. Jusque dans de simples épi­
ceries, le sésame est exigé.
Ce système, déjà utilisé dans
plusieurs villes de Chine depuis
mi­février, permet de retracer fa­
cilement les contacts des person­
nes, si un nouveau cas est détecté.
Car les autorités de Wuhan res­
tent sur le qui­vive. Après avoir
fixé, le 23 mars, la fin du confine­
ment à la date du 8 avril, elles ont

tenté de refroidir les ardeurs des
Wuhanais à quelques jours de
l’échéance tant attendue : elles
leur recommandent toujours de
ne sortir de chez eux que pour
l’essentiel. Entre­temps, plus d’un
millier de personnes asympto­
matiques, mais positives au Co­
vid­19, ont été découvertes, à me­
sure que la ville testait de plus en
plus ses habitants pour préparer
la réouverture. Ces patients peu­
vent être en parfaite santé, mais
ils risquent de diffuser le virus.
Dans les faits, la ville s’ouvre pro­
gressivement depuis le 23 mars.
Une partie des barricades jaunes
ou bleues qui ferment les quar­
tiers et les résidences ont été reti­
rées. Mais nombre d’autres res­
taient en place mercredi 8 avril,
obligeant les habitants à conti­
nuer à donner leur température et
à montrer leur code QR pour aller
et venir. De même, les restaurants
ne proposent toujours que de la
vente à emporter, pour éviter les
rassemblements. Un chauffeur de
taxi explique que lui et ses collè­
gues s’attendent à reprendre le
travail d’ici à quelques jours.
Pour entrer dans les hôtels de la
ville, il faut se soumettre à une dé­
sinfection complète : un employé
pulvérise une solution désinfec­
tante sur les vêtements et les

chaussures du visiteur. Autre
outil dans l’arsenal de la ville, les
tests : environ 14 000 personnes
sont testées chaque jour à Wuhan
depuis plusieurs semaines,
d’après les chiffres de la munici­
palité. La plupart le sont parce
qu’elles doivent reprendre le tra­
vail, mais d’autres le font de leur
propre chef, pour se rassurer – à
leurs frais dans ce cas, pour 205
yuans (27 euros) pour les deux
tests par patient, effectués à
vingt­quatre heures d’intervalle.
Quelques jours plus tôt, dans un
parc bordant le fleuve Yangzi qui
divise la ville, on ne croisait que
peu de gens. Certains pêchaient,
d’autres faisaient de l’exercice,
quelques enfants jouaient. Les
berges du « long fleuve » étaient
bien vides, pour une métropole
de cette ampleur. Les habitants
étaient encore limités à deux heu­
res de sortie par jour, avec plus ou
moins de souplesse selon les
quartiers et les résidences. Tout à
coup, on entendait un cri puissant
retentir : un septuagénaire, mar­
chant à grandes enjambées en agi­
tant les bras pour se détendre,
puis hurlant à nouveau. « Je suis
tellement content de pouvoir enfin
sortir! C’est la première fois qu’on
sort depuis deux mois et demi, jus­
tifiait ce monsieur, cheveux poi­

vre et sel et œil vif. Nous, les per­
sonnes âgées, nous ne sommes pas
faites pour rester à la maison, nous
aimons bien sortir au parc, faire de
l’exercice, voir des amis. »
Sur une artère commerçante, au
bord d’un bras de rivière reliant
deux des nombreux lacs de la ville,
on aurait pu croire que la vie était
déjà revenue à la normale deux
jours avant la fin du confinement.
Si les enseignes de mode étaient à
moitié vides, des centaines de jeu­
nes et de familles se prélassaient
dans la grande rue piétonne, ravis
de pouvoir reprendre une vie pres­
que normale. Les boutiques de thé
au lait et de snacks se révélaient les
plus populaires. Devant un maga­
sin de brochettes du Sichuan, qui
trempent dans un bouillon épicé,
une file s’était formée, sans la

distanciation recommandée. Les
clients, peu inquiets, font désor­
mais confiance au port du masque
et au code QR pour les protéger.
« Maintenant, ici, tout le monde fait
très attention. Wuhan est l’endroit
le plus sûr du monde! », voulait
croire un costaud en sweat­shirt
noir et masque chirurgical bleu.

« Tellement excitant »
Un jeune couple promenait ses
trois caniches. Wang Shayu, 27 ans,
a repris le travail une semaine plus
tôt dans son entreprise qui pro­
duit des stations de charge pour
véhicules électriques. « C’est telle­
ment excitant de pouvoir sortir de
nouveau, lançait­elle, le visage
animé d’un sourire visible malgré
son masque. Notre résidence est
moins stricte parce qu’elle a été peu
touchée par l’épidémie. Ils nous
laissent déjà sortir sans vérifier. »
Son compagnon, qui a lancé une
entreprise d’événements éduca­
tifs destinés aux scolaires, n’est
pas près de reprendre le travail, en
revanche, car aucune date n’a été
donnée pour la réouverture des
écoles. Mais lui aussi profitait du
soleil à peine voilé par l’habituel
brouillard qui enserre la ville.
Signe que les autorités considè­
rent que le combat est gagné dans
cette région, alors que le virus
frappe ailleurs dans le monde, les
médecins et le personnel médical
venus en renfort de toutes les pro­
vinces de Chine ont quitté Wuhan
ces dernières semaines. Le reste
du pays avait envoyé 42 000 mé­
decins, infirmiers et aides­soi­
gnants au Hubei, dont les deux
tiers dans la capitale provinciale.
A l’aéroport Tianhe, à une tren­
taine de kilomètres du centre­
ville, un groupe de 134 soignants
de l’hôpital numéro un de l’uni­
versité du Jilin, dans le nord­est de
la Chine, s’apprêtait à rentrer mer­
credi matin. Mais pas avant une
cérémonie digne de ce nom. Ins­
tallés sur des gradins pour écouter
les discours des responsables lo­
caux, ils se sont vu remettre cha­
cun un bouquet de fleurs et un pe­
tit drapeau chinois. Un drapeau
rouge miniature était aussi collé
sur leurs masques. Pas question ici
de la dissimulation des premières
semaines, qui a coûté cher aux soi­
gnants de Wuhan, mal protégés et
réprimandés quand ils ont tenté
de donner l’alerte. Les discours
terminés, on entonnait des chants
patriotiques avec les collègues,
une quinzaine de médecins wuha­
nais venus les remercier de leur
soutien : « Sans le Parti commu­
niste, pas de nouvelle Chine! » Des
adieux minutieusement mis en
scène, mais les larmes des méde­
cins, elles, étaient authentiques.
simon leplâtre

Singapour se confine pour lutter contre la deuxième vague


La cité­Etat, plutôt épargnée dans un premier temps, prend des mesures plus fortes alors que le nombre de cas d’infection a grimpé


bangkok ­ correspondant
en Asie du Sud­Est

L


es spécificités d’un « mo­
dèle » singapourien vanté
pour son efficacité dans la
lutte contre la prolifération du Co­
vid­19 sont peut­être en train de
montrer leurs limites.
Avant même d’avoir enregistré
une forte hausse des infections
ces derniers jours – soixante­six
cas de contamination lundi
6 avril et cent six mardi –, la cité­
Etat avait déjà décidé la semaine
précédente de durcir sa stratégie :
tous les commerces, galeries
marchandes, restaurants sont
désormais fermés. Pour la pre­
mière fois, écoles et collèges se­
ront en vacances forcées à partir
de mercredi.

Les autorités préviennent que
l’onde de choc de l’épidémie pour­
rait continuer à se faire sentir jus­
qu’en 2021. Le bilan des contami­
nations et des morts se montait,
lundi, à 1 381 personnes infectées
le 7 avril et 6 autres décédées de­
puis le début de la crise.
« Au vu de l’évolution en train de
se dessiner, avait reconnu, dès
vendredi, le premier ministre de
Singapour, Lee Hsien Loong, j’ai
peur que, à moins de prendre de
nouvelles mesures, la situation se
détériore graduellement et que de
nouveaux foyers d’infection nous
mettent au pied du mur. »
Cette « deuxième vague » de
contamination, qui déferle par
ailleurs sur l’ensemble de l’Asie du
Sud­Est, s’avère certes moins vi­
rulente qu’en Europe et aux Etats­

Unis. Elle est cependant en train
de tester les limites de ce fameux
« modèle » de gestion de crise mis
en place par les responsables du
régime semi­autoritaire de Singa­
pour. Jusqu’à présent, la vie avait
continué presque comme avant
dans l’île, où bars et restaurants
restaient ouverts, la population
étant simplement conviée à res­
pecter les gestes barrières.

Foyers d’infection
Le dépistage systématique ac­
compagné d’un suivi précis du
parcours des patients dans les
jours et les heures précédant leurs
infections ainsi qu’une sur­
veillance policière des injonc­
tions au confinement n’auront
donc pas été suffisants pour em­
pêcher une nouvelle hausse des

contaminations. Ces dernières
ont été à la fois provoquées par le
retour d’un certain nombre de ré­
sidents de l’étranger, mais aussi
par les transmissions au sein de
foyers d’infection sur le territoire.
Les derniers clusters en cause
sont notamment des dortoirs de

travailleurs migrants : 20 000
d’entre eux viennent d’être placés
en quarantaine, rapporte le quoti­
dien The Straits Times.
« Au niveau d’infection actuel, a
mis en garde le ministre du déve­
loppement national, Lawrence
Wong, nos hôpitaux sont encore
en mesure de faire face à l’arrivée
de nouveaux patients, mais nous
ne voulons pas attendre d’arriver à
une situation qui verrait une
hausse brutale des infections et où
nous nous retrouvions débordés. »
Après l’irruption de l’épidémie
en Chine, Singapour avait été,
avec la Thaïlande, l’un des pre­
miers pays à déclarer des cas d’in­
fection au Covid­19. Comme dans
le reste de l’Asie du Sud­Est, le
nombre de cas était resté long­
temps stable, avant d’augmenter

Le dépistage
systématique
accompagné
d’un suivi précis
du parcours des
patients n’auront
donc pas été
suffisants

A la gare de Hankou, à Wuhan, mercredi 8 avril, jour officiel de la réouverture de la ville chinoise. GILLES SABRIE POUR « LEMONDE »

« Maintenant, ici,
tout le monde fait
très attention.
Wuhan est
l’endroit le plus
sûr du monde! »,
veut croire
un habitant

de manière significative ces der­
nières semaines.
Mais, si la stratégie est en train
d’évoluer, remarque une rési­
dente britannique de la cité­Etat,
le terme de confinement a été soi­
gneusement évité au profit de ce­
lui, moins radical, de circuit brea­
ker, littéralement : casser le cycle
de la transmission du virus. De­
puis mardi 7 avril, et jusqu’au
4 mai, les 5,6 millions de Singa­
pouriens ne sont pas vraiment
confinés « à la française » mais ne
peuvent plus se réunir entre amis
et sont fortement incités à ne sor­
tir de chez eux que pour des rai­
sons « essentielles », comme l’a
encore dit M. Wong. Qui a ajouté,
avec fermeté : « Il n’y a pas à transi­
ger là­dessus. »
bruno philip

A l’origine de la crise, Wuhan sort du confinement


L’activité reprend lentement dans la ville bouclée pendant deux mois et demi, mais les contrôles restent stricts


500 km

CHINE

MONGOLIE

RUSSIE

JAPON

WuhanWuhan

Pékin

Shanghaï

Province
du Hubei

Hongkong
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