Le Monde - 07.04.2020

(Nora) #1
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MARDI 7 AVRIL 2020 coronavirus| 13

A Romans, un effroyable « parcours terroriste »


L’assaillant, réfugié soudanais, s’était plaint dans des écrits religieux de vivre dans « un pays de mécréants »


lyon ­ correspondant

E

ndeuillée, Romans­sur­
Isère (Drôme) est encore
sous le choc. Samedi
4 avril, vers 10 h 45, un
homme de 33 ans, originaire du
Soudan et inconnu des services
de police, a tué deux personnes et
blessé cinq autres, dont trois griè­
vement, à l’arme blanche.
Arrivé en France en 2016 et
domicilié depuis fin 2019 dans
cette commune de 33 000 habi­
tants, où il vivait dans un petit
studio de 12 m^2 et travaillait dans
une entreprise de maroquinerie,
Abdallah Ahmed­Osman s’est
d’abord rendu dans un bureau de
tabac où il avait l’habitude d’aller
pour acheter des cigarettes et
s’en est pris au patron et à sa
femme, qu’il est parvenu à bles­
ser. Après avoir cassé son Opinel
au cours de l’affrontement, il
s’est rendu dans une boucherie
où il s’est saisi d’un autre couteau
en passant au­dessus du comp­
toir, et a tué un client. « Il a pris un
couteau (...) a planté un client,
puis est reparti en courant , a re­
laté Ludovic Breyton, le dirigeant
de l’établissement, à l’Agence
France­Presse (AFP). Ma femme a
essayé de porter assistance à la
victime, en vain. »
Le trentenaire a ensuite repris
sa déambulation macabre dans la
rue. A un passant qu’il croise, il
demande s’il est maghrébin.
L’homme répond qu’il est fran­
çais et continue sa route. Après
l’avoir dépassé, Abdallah Ahmed­
Osman se retourne et le poi­
gnarde dans le dos avant de pour­
suivre son errance dans les rues
de Romans­sur­Isère. Il aperçoit
un homme sorti ouvrir ses volets
et fond sur lui en lui assénant
plusieurs coups de couteau.
L’homme meurt sous les yeux de
son fils de 12 ans.
Dans le même temps, le 17 re­
çoit plusieurs appels pour signa­
ler une attaque au couteau place
Ernest­Gailly, à Romans­sur­
Isère. Ahmed­Osman a encore le
temps de s’en prendre de nou­
veau à deux passants, mais l’arri­
vée, à 11 heures, d’une patrouille
de six policiers met fin à la tue­
rie. L’assaillant jette son cou­

teau, s’agenouille, se met à prier
en arabe et se laisse interpeller
sans résistance.
En une quinzaine de minutes, il
a tué deux personnes et blessé
cinq autres, dont trois sont
aujourd’hui dans un état stable à
l’hôpital après avoir vu leur pro­
nostic vital engagé. « Ceux qui
avaient la malchance de se trou­
ver sur son passage ont été agres­
sés », a déploré Marie­Hélène
Thoraval, la maire de la com­
mune, auprès de l’AFP.
Après quelques heures d’échan­
ges samedi avec le parquet de
Valence et dans l’attente des ré­
sultats de la perquisition menée à
son domicile, le Parquet national
antiterroriste (PNAT) a finale­
ment décidé, autour de 19 h 30, de
se saisir de l’affaire et a ouvert une
enquête pour assassinats et
tentatives d’assassinat en rela­
tion avec une entreprise terro­
riste et association de malfaiteurs
à but terroriste.
Dans son communiqué, le PNAT
précise que « les premières investi­
gations ont mis en évidence un
parcours meurtrier déterminé de
nature à troubler gravement l’or­
dre public par l’intimidation ou la
terreur ». Il précise que « des docu­
ments manuscrits à connotation
religieuse, dans lesquels l’auteur
des lignes se plaint notamment de
vivre dans un pays de mécréants »,
ont été retrouvés. Selon les infor­
mations du Monde, il s’y décrirait
en combattant.
Dans l’après­midi, le ministre de
l’intérieur, Christophe Castaner,
qui s’est rendu sur les lieux, avait
évoqué déjà « le parcours terro­
riste » de l’assaillant présumé.
« Mes pensées accompagnent les
victimes de l’attaque de Romans­
sur­Isère, les blessés, leurs familles.

Toute la lumière sera faite sur cet
acte odieux qui vient endeuiller no­
tre pays déjà durement éprouvé ces
dernières semaines », a, pour sa
part, réagi, samedi sur Twitter, le
président de la République, Em­
manuel Macron. Qualifiant l’atta­
que d’ « attentat islamiste », Marine
Le Pen a, quant à elle, également
dans un Tweet, demandé au gou­
vernement de « cesser absolument
de vider les prisons et les centres
d’accueil de demandeurs d’asile ».

Aucune explication à ce geste
Placé en garde à vue, l’assaillant,
blessé aux deux mains, n’a jus­
qu’ici apporté aucune explication
à son geste. Il a affirmé ne pas se
souvenir de ce qui s’était passé. Il
devait être conduit, dimanche
dans la soirée, dans les locaux de la
direction générale de la sécurité in­
térieure à Levallois­Perret (Hauts­
de­Seine), cosaisie sur ce dossier
avec la sous­direction antiterro­
riste (SDAT) et la direction interré­

gionale de la police judiciaire de
Lyon. Sa garde à vue peut durer jus­
qu’à mardi en milieu de journée.
Interrogé par les enquêteurs,
l’un de ses amis a indiqué qu’Ah­
med­Osman ne se sentait pas
bien depuis quelques jours. Il
vivait mal le confinement et
aurait même consulté un méde­
cin quelques jours auparavant, se
pensant contaminé par le Co­
vid­19. Une information que la
police n’est pas parvenue à confir­
mer à ce stade.
Arrivé en France en 2016, passé
par la Seine­Saint­Denis, puis par
Grenoble et enfin Romans­sur­
Isère, Abdallah Ahmed­Osman
avait obtenu le statut de réfugié
en juin 2017 et un titre de séjour
de dix ans le mois suivant. Il
travaillait jusqu’ici comme
« piqueur » dans le cuir et était
considéré comme un employé
sérieux et ponctuel, mais ne se
rendait plus sur son lieu de travail
depuis la mise en place des mesu­

res restrictives de déplacement
liée à la lutte contre la propaga­
tion du Covid­19.
Les premiers éléments de l’en­
quête n’ont pas permis de mettre
à jour de quelconques
antécédents psychiatriques, ni de
signes particuliers relatifs à une
pratique radicale de l’islam. Ab­
dallah Ahmed­Osman a simple­
ment été décrit par son voisinage
comme quelqu’un de discret, peu
disert, mais présentant depuis
quelque temps des signes de ner­
vosité.
Samedi, deux autres Soudanais
ont été placés en garde à vue. L’un
a 28 ans, inconnu de tous les ser­
vices, il est également réfugié et a
été rapidement interpellé au
domicile d’Abdallah Ahmed­Os­
man. Lors de la perquisition au
domicile de ce second homme,
les policiers ont arrêté le troi­
sième homme, demandeur
d’asile depuis le 2 mars.
Les enquêteurs n’ont pour l’ins­

tant retrouvé aucune trace de
liens éventuels entre Abdallah
Ahmed­Osman et l’organisation
Etat islamique, ni de marque d’al­
légeance au groupe terroriste. Le
contenu de plusieurs téléphones
saisis à son domicile et un ordina­
teur étaient toutefois toujours en
cours d’analyse.
Plusieurs observateurs notaient
cependant que, il y a à peine plus
d’une semaine, l’organisation
Etat islamique avait appelé sa
communauté à agir, en profitant
de la crise sanitaire et alors que
« la sécurité et les institutions mé­
dicales ont atteint les limites de
leurs capacités dans certains do­
maines ». Dans un éditorial daté
du 19 mars, Al­Naba , la lettre nu­
mérique hebdomadaire de l’orga­
nisation, encourageait ainsi ses fi­
dèles à s’en prendre aux « apos­
tats » dans les moments de crise
afin de les affaiblir.
simon piel (à paris)
et richard schittly

Une affaire hors norme de fraude sociale bientôt devant la justice


Entreprise de travail temporaire espagnole, Terra Fecundis doit être jugée en mai dans un dossier de fraude au travail détaché en France


I


l s’agit probablement de la
plus grosse affaire de dum­
ping social jugée en France.
Elle concerne une entreprise de
travail temporaire espagnole :
Terra Fecundis, dont le siège se
trouve en Murcie, dans le sud­est
du pays. Selon nos informations,
cette société ainsi que ses diri­
geants vont devoir rendre des
comptes devant la sixième cham­
bre correctionnelle du tribunal de
Marseille, à l’occasion d’un procès
programmé du 11 au 14 mai, qui
risque, toutefois, d’être décalé à
cause de la crise sanitaire.
Les prévenus se voient reprocher
d’avoir mis à disposition, pendant
plusieurs années, des milliers
d’ouvriers – principalement origi­
naires d’Amérique latine –, sans les
avoir déclarés dans les règles et en
méconnaissant diverses obliga­
tions relatives au salaire mini­
mum, aux heures supplémentai­
res, aux congés payés, etc.
Le préjudice serait lourd pour
les femmes et les hommes ainsi
employés, mais aussi pour la Sé­
curité sociale française, privée des
cotisations qui, selon l’accusa­
tion, auraient dû lui être versées :
un peu plus de 112 millions
d’euros entre début 2012 et fin
2015 – la période retenue par la

procédure pénale, sachant que
l’entreprise espagnole poursuit
toujours son activité dans l’Hexa­
gone, aujourd’hui.
Depuis au moins une dizaine
d’années, la société Terra Fecun­
dis fournit à des exploitants agri­
coles tricolores de la main­
d’œuvre pour la cueillette des
fruits et des légumes. Ses services
sont manifestement très appré­
ciés : en 2019, elle avait un peu de
plus de 500 clients, disséminés
sur 35 départements, d’après un
document mis en ligne sur le site
Internet de la direction régionale
des entreprises, de la concur­
rence, de la consommation, du
travail et de l’emploi (Direccte)
d’Occitanie. « Estimé » à 57 mil­
lions d’euros, son chiffre d’affai­
res en France provient, en grande
partie, de contrats signés avec
des maraîchers des Bouches­du­
Rhône et du Gard.
Terra Fecundis a commencé à
capter l’attention de la justice il y
a presque neuf ans, à la suite d’un
épisode tragique. En juillet 2011,
un de ses salariés, de nationalité
équatorienne, avait trouvé la
mort à l’hôpital d’Avignon, peu de
temps après avoir fait un malaise
à l’issue d’une journée de travail
éreintante. Agé de 33 ans,

l’homme avait été victime d’une
déshydratation sévère dans des
circonstances troublantes, qui
avaient conduit à l’ouverture
d’une enquête.
Parallèlement, plusieurs Di­
reccte se sont penchées sur les
méthodes et le modèle économi­
que de la société espagnole, dont
les tarifs sont moins élevés que
bon nombre de ses concurrents :
de « 13 à 15 euros de l’heure contre
20 à 21 euros pour une entreprise
d’intérim française » , comme l’in­
diquait, en 2014, un rapport du
député socialiste Gilles Savary sur
le « dumping social ».

Organisation quasi militaire
Très vite, les services du ministère
du travail ont compris que Terra
Fecundis se prévalait de la procé­
dure dite du détachement. Celle­ci
permet à un patron implanté dans
un Etat donné d’envoyer du per­
sonnel à l’étranger, à condition
que la mission à effectuer soit li­
mitée dans le temps ; dans cette
configuration, le travailleur déta­
ché et son employeur continuent
de cotiser au système de protec­
tion sociale du pays d’envoi.
Dans le cas de Terra Fecundis,
un tel procédé revient à contour­
ner la législation, aux yeux des

Direccte impliquées dans le dos­
sier, car, selon elles, le prestataire
espagnol exerce une activité
« permanente, stable et continue »
sur notre territoire. Autrement
dit, ces intérimaires auraient dû
être déclarés en France, avec – à la
clé – le versement de contribu­
tions dues aux Urssaf.
Finalement, une enquête préli­
minaire a été ouverte en 2014, no­
tamment pour « travail dissimulé
en bande organisée ». Coordon­
nées par la juridiction interrégio­
nale spécialisée (JIRS) de Marseille,
les investigations ont mobilisé
plusieurs services : l’inspection du
travail, la police aux frontières,
l’Office central de lutte contre le
travail illégal (OCLTI)... La presse
s’y est intéressée à maintes repri­

ses, décrivant une organisation
très stricte, quasi militaire, ap­
puyée sur une équipe de responsa­
bles locaux et sur les véhicules de
« Terra Bus », qui achemine la
main­d’œuvre d’une exploitation
à une autre. Plusieurs ouvriers se
sont plaints des horaires à ral­
longe, des rémunérations infé­
rieures au temps consacré à leurs
tâches et de conditions d’exis­
tence parfois indignes.
En 2017, le préfet du Gard a
même ordonné la fermeture de
logements à Saint­Gilles, qui
étaient sous­loués par Terra Fe­
cundis pour pouvoir héberger
plusieurs dizaines de ses salariés.
Le rapport de l’inspectrice du tra­
vail avait relevé « l’état répugnant
des chambres, toilettes, sanitaires
et cuisines ». L’agence régionale
de santé, de son côté, avait cons­
taté l’existence d’un « risque sani­
taire et de non­conformités en ma­
tière de fourniture d’eau ».
« Avec mon équipe, nous avons
eu l’occasion d’intervenir dans la
plupart des principaux dossiers de
fraude sociale de ces dix dernières
années , confie Me Jean­Victor Bo­
rel, l’avocat qui défend l’Urssaf en
Provence­Alpes­Côte d’Azur dans
la procédure. Or, à notre connais­
sance, cette affaire hors norme est

celle qui présente les enjeux finan­
ciers les plus importants de l’his­
toire judiciaire en matière de
fraude sociale. Elle est donc parti­
culièrement attendue, et suivie. »
D’autres protagonistes se sont
constitués partie civile, notam­
ment la CFDT et Prism’emploi,
l’organisation patronale du
monde de l’intérim – en raison du
« préjudice d’image » causé au sec­
teur par cette affaire.
Contactés par Le Monde , la di­
rection de Terra Fecundis et son
avocat en France, Me Guy André,
n’ont pas donné suite. En 2015,
son PDG avait assuré dans nos co­
lonnes être dans les règles et
n’avoir jamais été inquiété, après
des « centaines d’inspection ».
L’enquête ouverte à la suite de la
mort d’un ouvrier équatorien,
en 2011, a mis hors de cause le
prestataire espagnol. En revan­
che, la société française, qui avait
fait travailler cet homme, a été
renvoyée, en tant que personne
morale, devant le tribunal correc­
tionnel de Tarascon (Bouches­du­
Rhône). Rendu en janvier, le juge­
ment s’est soldé par une relaxe,
selon Me Yann Prevost, l’avocat de
la famille. Il a interjeté appel.
bertrand bissuel
(avec sandrine morel, à madrid)

Le préjudice
serait lourd
pour la Sécurité
sociale, privée
des cotisations qui,
selon l’accusation,
auraient dû
lui être versées

La police
judiciaire,
à Romans­
sur­Isère
(Drôme),
le 4 avril. AP

Des observateurs
notent que
l’Etat islamique
a appelé sa
communauté
à profiter de la
crise sanitaire
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