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MARDI 7 AVRIL 2020 horizons| 19
En « réa », la
course à la vie
PAROLES DE SOIGNANTS 4 | 5 Dans une série en cinq épisodes,
des professionnels de santé évoquent leur quotidien
au temps de la pandémie. Juliette Chommeloux,
31 ans, réanimatrice à Paris, raconte au « Monde »
les coulisses de ce combat incessant
E
n sortant de ma demigarde à
l’hôpital, le samedi 14 mars, sur
le coup de 1 heure du matin,
j’avais mauvaise conscience.
Mes vacances commençaient ce
matinlà, les premières depuis
mon arrivée au service de réanimation de
l’Institut de cardiologie à la PitiéSalpêtrière
en novembre dernier, et j’avais prévu de par
tir à la montagne avec mon copain, réanima
teuranesthésiste dans un autre hôpital. Mais
comment dire? J’avais le sentiment de quit
ter le navire à la veille d’une déferlante.
« Pars! , a insisté un collègue. Et reviensnous
en forme. On en aura besoin! »
Je suis donc partie, le ventre noué. Le soir
même, le premier ministre annonçait la
fermeture de tous les lieux publics. Et le
lendemain, je me réveillais dans une station
de ski fermée, les trains pour Paris déjà pris
d’assaut. L’idée d’être coincés loin de l’hôpi
tal était insupportable. Vite, on a loué une
voiture à Chambéry pour rejoindre Paris.
J’ai textoté à mon service : « J’arrive! » C’était
le 17 mars. J’ai l’impression que c’était il y a
trois mois.
Lundi 23 mars Quelle journée! Tout est réor
ganisé en fonction du Covid19. Lits, gardes,
réunions, précautions sanitaires, traite
ments, débriefings. Et à une vitesse prodi
gieuse. On a d’abord converti une unité de
six lits, en évacuant ailleurs nos patients non
infectés. Puis on nous en a demandé six
autres. Puis six autres. Cela fait dixhuit lits,
soit l’intégralité de notre service de réanima
tion consacré à l’épidémie. Et voilà qu’on
nous en demande six autres, que nous
n’avons pas, mais que nous allons trouver en
convertissant l’unité de soins continus en
unité de « réa ». Un cassetête. A l’impossible
nous sommes tenus.
La « transmission médicale », qui permet
chaque matin à 8 h 30 de s’informer de ce qui
s’est passé la nuit, ne peut plus se faire « au lit
du malade », comme d’habitude. Nous som
mes donc réunis dans une salle dont on
ouvre grand les fenêtres, en gardant chacun
nos distances et en se limitant à cinq person
nes. Des webcams nous relient à deux autres
pièces. C’est perturbant. La discussion en
équipe est un truc vital pour notre fonction
nement. Mais il faut éviter que les soignants
tombent malades. Notre chef de service est
obsédé par ce point et traque un masque de
travers ou la moindre faille sanitaire. En ren
trant le soir, je tremble à l’idée de ramener du
virus sur mes baskets. On ne peut pas, on ne
doit pas, se laisser contaminer.
Question équipement, ça va. En réa, nous
sommes toujours plutôt privilégiés. Mais
on a conscience que les masques sont
comptés ; on s’interroge sur la nécessité de
changer de blouse au moment de passer
d’une unité à l’autre ; je note que les flacons
de solution hydroalcoolique sont désormais
siglés « LVMH ».
Nous accueillons les cas graves. Je devrais
dire les cas gravissimes. La réa, c’est quand
même l’ultime étape. Nos patients sont intu
bés, plongés dans le coma, entièrement dé
pendants d’une machine. C’est notre quoti
dien. Mais là... Nous découvrons un virus
bien plus féroce, destructeur, invasif, que
nous le pensions en lisant les rapports prove
nant de Chine. La jeunesse des patients me
surprend. Le plus jeune a 25 ans et n’était pas
spécialement fragile. Le plus âgé 67. La
moyenne tourne autour de 50.
Bien sûr, il faut tenir compte du biais lié aux
critères pour accéder à notre service. Nous
sommes un centre de référence ECMO, c’est
un sigle qui signifie « membrane d’oxygéna
tion extracorporelle » et désigne une techni
que d’assistance circulatoire utilisée pour
sauver des malades pour lesquels la ventila
tion artificielle n’est pas suffisante. En gros,
on les fait respirer par un poumon artificiel.
C’est une technique utilisée dans nos cham
bres de réa, mais qu’il est possible d’apporter
en urgence aux patients en détresse dans
d’autres hôpitaux grâce à une unité mobile. Il
faut bien sûr un personnel très bien formé...
et des patients capables de tenir le choc. Donc
pas trop âgés, pas affectés par une maladie
chronique, alertes, et capables, une fois
passée la déflagration causée par la maladie,
de remonter la pente.
On fait un pari sur l’avenir, sans pouvoir se
permettre d’entreprendre un traitement
aussi lourd sur des personnes à l’espérance
de vie minime. C’est terrible, je sais. Cela
nous hante. Mais c’est le quotidien d’un ser
vice de réa. L’afflux actuel de malades ne fait
qu’accentuer la pression et exacerber notre
angoisse. Qui choisir? Qui élire pour ce trai
tement de la dernière chance? Nos lits de
viennent rares. Des amis ont été horrifiés
en entendant à la télé que les hôpitaux ita
liens opéraient une « sélection » des malades.
Le mot est affreux. Il recoupe pourtant une
réalité hyperstressante.
Un des collègues avait la tâche redoutable,
aujourd’hui, de gérer tous les appels arrivant
dans le service. Nous sommes tellement af
fublés de gants, de blouses, de surblouses, de
charlottes, de masques pour entrer dans les
chambres qu’on ne peut répondre nousmê
mes. Et c’était fou. Les demandes arrivaient
de partout. La vague tant annoncée est là.
Mardi 24 mars L’hôpital m’épate. Il m’arrive
de râler, de regretter qu’on ne soit pas tou
jours assez prévenants ou efficaces. Mais
franchement, là, alors que la situation est
tendue à l’extrême, tout le personnel est soli
daire et se plie en quatre, quitte à pousser les
murs, à tout réorganiser, à s’adapter. La
charge de travail est massive. Médecins, infir
mières, aidessoignantes, brancardiers, ma
nipulateurs radio, cadres, secrétaires... Nous
sommes tous débordés, mais l’ambiance est
super. D’autant qu’on se sent soutenus.
Amis, parents ( « Courage! On pense à toi »,
m’écriventils sans attendre de réponse), pu
blic (vingt pizzas sont arrivées par magie à
midi). Je n’ai jamais vu un tel élan. Ça booste!
Un sujet me turlupine : les familles des ma
lades. Normalement, elles sont accueillies
dans le service, 24 heures sur 24. Cela fait par
tie de notre métier. Parler avec elles, expliquer,
trouver les mots pour annoncer les mauvaises
nouvelles. Mais les visites, désormais, sont ex
clues. Et j’imagine leur désarroi. L’envie de vi
sualiser au moins le visage chéri, même in
tubé, même abîmé. Comment faire? Il faut y
réfléchir. Peutêtre organiser un temps de
Skype, par famille, avec des plannings qu’un
étudiant pourrait gérer. Mais comment, dans
une telle effervescence, garantir horaires et
disponibilité? Il le faudrait pourtant. Les fa
milles sont demandeuses. Elles téléphonent
une à deux fois par jour. On répond. Trop suc
cinctement. Elles sont compréhensives, s’ex
cusent de déranger. J’en suis malade.
Nos cerveaux bouillonnent d’idées. Nous
sommes sur le quivive, gorgés d’adrénaline.
Dès que j’ai un instant, je parcours la multi
tude de mails et de messages WhatsApp
consacrés au Covid19. Hypothèses, recher
ches, traitements, protocoles, tests. Nos chefs
partagent les articles et informations qu’ils
reçoivent. Cela nous implique. On aimerait
tant trouver le médicament parfait, basé sur
des données scientifiques avérées! C’est
compliqué. Avant, le temps d’un petit café, on
parlait d’autre chose. Aujourd’hui, c’est « Co
vid, Covid, Covid ». Et nous passons un temps
fou à documenter nos patients. Cœur, reins,
sang... Tout est noté, presque minute par mi
nute. Il faut nourrir une banque de données.
Tout aidera à comprendre comment agit ce
virus. On avance à l’aveugle.
Il y aura sans doute un décès, cette nuit,
dans mon service. Oui, il va y avoir de la
casse. Je me blinde. Mais j’appréhende.
Quand des jeunes disparaissent, je pense que
cela aurait pu être un ami proche ou moi
même. Quand ce sont des gens plus âgés, je
pense à mes parents. Garder sa sensibilité
n’est pas une tare dans notre métier. Cela
pousse à être toujours à fond.
Mercredi 25 mars C’est de pire en pire. On va
manquer de tout : lits, ventilateurs, person
nel. Et ce n’est pas encore le pic de l’épidémie,
plutôt prévu pour miavril. Ce soir, il ne res
tait à la Pitié qu’un seul lit de réanimation
pour deux cents patients atteints par le
Covid19 dont l’état pouvait se dégrader. Le
téléphone du service reçoit un double appel
en permanence. C’est crispant d’entendre le
« bip » alors qu’on se concentre sur la de
mande. Un autre hôpital, le Samu... Tout le
monde réclame un lit. Et notre fameuse
ECMO. On réfléchit : ce patient estil éligible?
J’essaie d’avoir le maximum de renseigne
ments : âge, antécédents médicaux, mode de
vie. Parmi les six actuellement dans mon
unité figurent un couturier, un policier, un
ingénieur, un chauffeur de VTC, un ancien
militaire, un caissier polyvalent, lequel a
remplacé une bibliothécaire à qui on vient
de retirer l’ECMO. Une petite preuve qu’on
avance, si ce n’est qu’elle a fait une complica
tion et que son état reste très grave. Un
homme de 62 ans est mort avant que sa
femme, hospitalisée ailleurs, n’ait eu le
temps d’arriver en ambulance. On lui a ex
pliqué les choses comme on a pu, puis on l’a
équipée de pied en cap pour entrer dans la
chambre. C’était terrible. Elle voulait bien
sûr lui prendre la main. Un autre patient
d’une cinquantaine d’années décédera
sans doute cette nuit. Le professeur Combes,
notre chef, nous galvanise mais nous rap
pelle sans cesse à l’ordre : « Préservezvous.
Ne donnez pas tout. C’est un marathon que
nous devons courir. » Le soir, je continue de
parler de la maladie avec mon copain. Cela
nous obsède. Je ne peux pas bouquiner. De
vant un film, je m’endors.
Samedi 28 mars Quelle garde! Quelle folie!
Je l’ai commencée vendredi à 8 h 30 et termi
née aujourd’hui vers 15 h 30. Je n’ai pas dormi.
Je n’avais jamais eu autant de lits sous ma
responsabilité. Et les demandes d’ECMO
n’ont cessé de pleuvoir. Le chirurgien de
garde est parti en poser dix dans d’autres hô
pitaux. Du jamaisvu. Les cas se multiplient.
Ça tombe, ça tombe. Jusqu’où? Il nous fau
drait trouver encore de la place. Mais où la
prendre? Des amis, ce soir, voulaient faire un
visioapéro. J’ai décliné. Je rebosse demain.
Lundi 30 mars Ce matin, on a poussé la mé
taphore de la guerre en rebaptisant nos uni
tés du nom d’une plage du Débarquement :
Omaha, Utah, Juno, Sword. La mienne, c’est
Juno Beach, et nous sommes en phase de
stagnation. Ni avancée ni recul. Les patients
sont dans le même état grave et il est encore
trop tôt pour enlever les machines. On traque
l’infection, on multiplie les analyses, on re
tourne régulièrement les malades sur le ven
tre pour alléger la pression du cœur et facili
ter l’oxygénation. Je garde espoir. Je veux les
tirer d’affaire. Je pense avec tristesse à ceux
auxquels j’ai refusé le secours d’ECMO.
Certains sont peutêtre morts...
Une copine psychiatre m’a dit tout à l’heure :
« N’hésite pas à m’appeler si tu as besoin de vi
der ton sac. » Un jour, peutêtre. Mais pas
maintenant. On avance. On résiste. On s’en
durcit. On s’améliore. On fait au mieux avec
les moyens du bord et je trouve que c’est fou
comme nous sommes mieux organisés qu’il y
a une semaine. Pas question de craquer. La dé
ferlante est là, mais nous ne sommes pas sous
l’eau. Notre système de santé est solide.
Les soirs où je sors assez tôt, il m’arrive de
pédaler le long du canal SaintMartin sous
une haie d’honneur. Les applaudissements
crépitent à 20 heures précises. Et je souris. J’ai
31 ans. J’ai fait douze ans d’études, et je me
sens parfaitement à ma place. Je ne sais pas ce
qui nous tombera dessus demain matin. Je
sais juste qu’on fera face. Ce moment est fou.
Mais ce qui se passe chaque jour à l’hôpital a
quelque chose de grandiose.
annick cojean
Prochain article Une psychiatre
à l’écoute des soignants
Juliette Chommeloux, devant la PitiéSalpêtrière, à Paris, le 30 mars. JULIEN DANIEL/MYOP POUR « LE MONDE »
« IL Y AURA SANS
DOUTE UN DÉCÈS,
CETTE NUIT, DANS
MON SERVICE. OUI,
IL VA Y AVOIR DE LA
CASSE. JE ME
BLINDE. MAIS
J’APPRÉHENDE »
JULIETTE CHOMMELOUX
réanimatrice à
la Pitié-Salpêtrière