Le Monde - 07.04.2020

(Nora) #1

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CORONAVIRUS


MARDI 7 AVRIL 2020

0123


A Wuhan en deuil, 

un hommage aux 

morts sous contrôle

En passe d’être déconfiné le 8 avril,


Wuhan, épicentre initial de la pandémie,


revient à la vie, dans une atmosphère


d’étroite surveillance. Officiellement,


2 570 personnes sont décédées dans cette


capitale provinciale de 11 millions d’habitants


REPORTAGE
wuhan (chine) ­ envoyé spécial

C


omme un long sanglot sonore,
les sirènes et les klaxons de la
ville de Wuhan, dans le centre
de la Chine, retentissent trois
minutes en hommage aux
3 338 morts officiellement du
Covid­19 dans le pays, dont 2 570 dans cette
capitale provinciale de 11 millions d’habi­
tants. La Chine a choisi le 4 avril, jour de
Qingming, la fête des morts, pour saluer les
victimes de la pandémie, en passe d’être
maîtrisée dans le pays. A Pékin, et dans tou­
tes les villes chinoises, les dirigeants se te­
naient face aux drapeaux en berne. A
Wuhan, les rues étaient fermées autour du
lieu de la cérémonie, en bordure du Yangzi,
là où se dresse une stèle gravée d’un poème
de Mao Zedong, en mémoire aux victimes
d’une grande inondation en 1954. Face à
deux policiers, casquette à la main et tête
baissée, quelques dizaines de passants se te­
naient, certains en silence, d’autres en
pleurs, d’autres encore, filmant la scène,
smartphone à la main. Un trentenaire
tombe dans les bras de sa compagne, sanglo­
tant. Il est sorti de l’hôpital sain et sauf, mais
ses parents, contaminés, y sont toujours.
La ville de Wuhan reste largement confi­
née. Dans certains districts, les habitants
peuvent sortir deux heures par jour au plus
mais, dans d’autres, le confinement est en­
core strict. Les autorités de la ville, qui
avaient annoncé la fin du confinement
pour le 8 avril, ont précisé que l’ouverture
serait progressive, face au risque d’une
deuxième vague d’infection. Plus de 1 300
patients du Covid­19 sont encore hospitali­
sés, tandis qu’un millier de patients asymp­
tomatiques ont été détectés ces derniers
jours, risquant, eux aussi, de transmettre le
virus. A Wuhan, toutes les résidences et
lieux publics sont encore gardés par du per­
sonnel en combinaison blanche, visage ca­
ché par un masque et des lunettes, qui véri­
fie la température, les autorisations de cir­
culer, et le code QR des passants : une appli­
cation sur smartphone traque les
mouvements de chacun et permet de savoir
s’ils se sont trouvés dans une zone à risque,
ou à proximité d’une personne infectée.
Dans ces conditions, les hommages sont
discrets. L’hôpital central de Wuhan est en­
touré de palissades en plastique jaune :
fermé au public pour désinfection jusqu’au
6 avril, indique une affiche. C’est l’un des
principaux hôpitaux de la ville, et celui qui a
vu le plus de décès liés au Covid­19. Certains
ont déposé des gerbes d’orchidées blanches
et jaunes au pied des barrières, en hommage
aux victimes. « Saluons les héros, pleurons les
héros » , peut­on lire sur une carte attachée à
un bouquet. « Docteur Li, le monde devrait
être aussi sincère et honnête que le tien. Feifei,
Shanghaï » , lit­on sur une autre carte. Le doc­
teur Li Wenliang, 34 ans, avait été l’un des
premiers à donner l’alerte au sujet d’un mys­
térieux virus ressemblant au SRAS, fin dé­
cembre. Il avait été réprimandé, comme sept
autres médecins, tous accusés de « diffuser
des rumeurs ». Les autorités chinoises
n’avaient finalement réagi que trois semai­

nes plus tard, quand l’épidémie était déjà
hors de contrôle. Le 23 janvier, Wuhan, et
bientôt toute la province du Hubei, était
placé en quarantaine.
A cette date, le Dr Li Wenliang, ophtalmolo­
giste à l’hôpital central, souffrait déjà de gra­
ves symptômes du Covid­19. Sa mort, le 7 fé­
vrier, avait suscité une explosion de colère :
une unanimité sur les réseaux sociaux rare­
ment vue en Chine. Depuis, les autorités
l’ont réhabilité et élevé au rang de martyr de
la nation, aux côtés de treize autres méde­
cins morts en combattant l’épidémie. Le
soir, leurs visages sont projetés sur l’un des
gigantesques ponts qui traversent le Yangzi.
Mais cette tentative de récupération passe
mal. « Le gouvernement a fait une erreur. Le re­
connaître, c’est bien, mais si le système ne
change pas, cela ne sert à rien. J’ai entendu par­
ler de ce virus dès fin décembre. Pourquoi ont­
ils attendu si longtemps pour avertir la popula­
tion? » , accuse un jeune homme, qui préfère
garder l’anonymat. Il est venu avec un ami dé­
poser un bouquet devant l’hôpital. Une jeune
femme a traversé toute la ville pour aller voir
l’hôpital central. « Aujourd’hui, beaucoup
d’habitants de Wuhan ne peuvent toujours pas
sortir de chez eux. Je ne voulais pas que les mé­
decins partent sans personne pour leur rendre
hommage » , explique­t­elle.

PHOTOS INTERDITES
Depuis le 23 mars, la ville de Wuhan a relâ­
ché un peu le confinement et les habitants
peuvent récupérer les cendres de leurs pro­
ches morts pendant la quarantaine. La plu­
part s’y sont pressés les premiers jours,
créant de longues files d’attente qui ont jeté
le doute sur le bilan officiel de 2 570 morts à
Wuhan. Deux semaines plus tard, quelques
rares familles se rendent encore dans les
crématoriums, accompagnées de volontai­
res des comités de résidents qui les aident à
gérer les démarches administratives, et s’as­
surent qu’ils ne fassent pas d’esclandres... Le
processus est strictement encadré. Interdic­
tions formelles de prendre des photos pour
les familles. Même à l’extérieur d’un des
sept crématoriums de la ville, l’apparition
d’un appareil photo fait jaillir plusieurs
agents de police.
Même scène à Biandanshan, le plus grand
cimetière de la ville. Des dizaines d’agents
en uniforme bleu marine et masque blanc
contrôlent l’entrée. Pandémie oblige, seuls
les proches de personnes mortes depuis le
début de la quarantaine sont autorisés à ac­
céder au cimetière pour l’enterrement. Ils
sont déposés par des chauffeurs volontai­
res, deux personnes par famille, plus un vo­
lontaire des comités de résidents, ou un
membre du « danwei », l’unité de travail du
défunt, explique un panneau à côté du haut
portail de pierres gardant l’entrée des lieux.
Quand certaines familles font mine de ré­
pondre à nos questions, les chaperons des
organisations officielles les poussent vers
le couloir fait de palissades de plastique
jaune, aménagé pour mieux contrôler les
flux de visiteurs.
Les plus âgés portent souvent un brassard
de tissu noir marqué de l’idéogramme
« xiao », signifiant la piété filiale et le deuil.
Une dizaine de familles défilent en trente

minutes. Beaucoup portent les portraits des
défunts en noir et blanc : surtout des hom­
mes âgés, crâne dégarni et sourcils brous­
sailleux. Les urnes funéraires sont placées
dans de petits coffres en bois, entourés de
soie rouge et jaune. Des urnes de jade ont été
offertes par le gouvernement et les places
dans les cimetières ont vu leur prix abaissé
de 30 %. Les crémations ont aussi été ren­
dues gratuites pendant toute la période,
pour faciliter la gestion de l’afflux de corps.
La famille de Wan Du a préféré attendre.
Pas pressée de se mêler à la foule pour récu­
pérer les cendres de cet oncle de 70 ans em­
porté par le virus, fin janvier. « Nous avons
organisé une cérémonie à la maison. Nous
avons accroché sa photo, allumé des bougies,
et lui avons rendu hommage avec toute la fa­
mille » , raconte Xie Hanlin, la belle­sœur du
défunt, jointe par téléphone. « Il doit y avoir
une file très longue pour récupérer les cen­
dres... Wan Du était un cas suspect de
Covid­19, mais il n’avait pas pu être testé
avant sa mort. Il n’est donc pas compté dans
les statistiques. Le nombre réel de morts doit
être bien plus élevé que les chiffres officiels » ,
souffle Mme Xie. La nuit tombée, dans une
rue du centre, non loin du fleuve, des habi­
tants, plutôt âgés, font brûler de faux billets
dans des cercles tracés à la craie pour sym­

boliser l’argent et les offrandes faites aux
ancêtres. « Comme on ne peut retourner
dans notre village d’origine pour aller ba­
layer les tombes des ancêtres comme le veut
la tradition de Qingming, on fait ça ici » , ex­
plique le patron d’un petit kiosque vendant
cigarettes et boissons.

MORTS SANS LEURS PROCHES
Un jeune couple ralentit le pas, pour obser­
ver. Lui, 27 ans, épaisse tignasse noire et lu­
nettes, un bouquet d’orchidées à la main.
Elle, cheveux longs, décolorés, lentilles
bleues sur les yeux. Tous les deux portent le
masque chirurgical de rigueur. Ils ont l’air
un peu ému par ces rituels de la génération
de leurs parents. La jeune femme, qui ne
donne que son prénom anglais − Cathy −,
26 ans, vit seule chez elle. Sa mère est encore
à l’hôpital, elle récupère des suites du Co­
vid­19. Et son père est mort il y a plus d’un
mois, emporté par le virus.
Une chance dans son malheur : l’hôpital,
débordé en début d’épidémie, l’a laissée s’oc­
cuper de son père jusqu’à son décès, fin fé­
vrier. Sa mère, également hospitalisée, se
trouvait aussi à leurs côtés. Légère consola­
tion quand la plupart des malades sont
morts sans leurs proches, n’ayant pour com­
pagnie que du personnel médical débordé,

DANS CERTAINS 


DISTRICTS, LES 


HABITANTS PEUVENT 


SORTIR DEUX HEURES 


PAR JOUR 


AU PLUS MAIS, 


DANS  D’AUTRES, 


LE  CONFINEMENT 


EST  ENCORE STRICT


A Wuhan, dans
le Hubei, le 5 avril,
M. et Mme Feng,
âgés de 70 ans et
68 ans, discutent
par vidéo, au bord
du Yangzi Jiang,
avec leur fille, qui
habite de l’autre
côté du fleuve.
C’est leur première
sortie après plus
de deux mois. GILLES
SABRIÉ POUR « LE MONDE »

A Wuhan, le 4 avril,
des habitants
honorent leurs
morts en brûlant
du faux papier­
monnaie.
Les contrôles
continuent dans
la ville encore
largement
confinée, comme
ici (à droite), à
l’entrée d’un parc.
GILLES SABRIÉ POUR
« LE MONDE »
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